À Dirac

Jean-Pierre Depetris, octobre 2025.

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La parfaite imperfection

Le 5 décembre, comment ça commence

L’air est doux pour la saison, à peine dix degrés, et il pleut sur les tables métalliques du bar. Nous sommes restés dehors, à l’abri de la bâche, Idris et moi, pour bavarder de choses et d’autres.

« Tu crois que Nietzsche avait lu les Gathas et l’Avesta ? » me demande-t-il.

« Le contraire serait étonnant. Leur traduction en allemand avait précédé toutes les autres en langues européennes. D’ailleurs Nietzsche était philologue, et il a dû s’intéresser à a syntaxe de l’ancien persan. »

« Tu m’avais dit que tu les avais lus toi aussi. As-tu remarqué ce qu’il en avait tiré pour son Zarathoustra ? »

« Non, et je dois reconnaître en avoir été déçu ; mais j’étais jeune alors. Je ne savais pas lire dans le sens où je l’entends aujourd’hui. Je cherchais des idées ; je ne cherchais pas à voir ni à sentir. Je dois dire aussi que mes souvenirs se sont mêlés à ceux d’hymnes védiques lus à la même époque. J’en ai gardé comme des saveurs de taureaux sacrifiés ; une certaine idée de combien les chameaux semblaient précieux aux gens d’alors. Je n’ai rien trouvé de tel dans l’ouvrage de Nietzsche. Pourquoi ? »

La pluie tombe du ciel ! L’on imagine combien il serait difficile de l’expliquer. Heureusement, il n’en est nul besoin, il suffit de le constater.

Bien sûr, l’on en a quand même cherché des raisons, c’est notre nature. Je le déclare tout net : elles ne me satisfont pas. La science navigue toujours avec peine dans ces zones mal définies entre la description et l’explication.

Je n’ai jamais rien compris, et je sais bien ne pas être le seul, mais je suis conscient que partager des explications ne conduit pas loin.

Parfois les explications changent : les vents ne sont plus contenus et portés par les nuages. Quelqu’un en trouve d’autres, et elles dénotent toujours chez lui un sens remarquable de l’observation.

Newton avait observé que parfois les pommes tombent des arbres. C’est comme ça que ça commence.

Le 7 décembre, l’essentiel

Le boson de X ? Voilà que je ne sais plus de quoi il s’agit. J’entends d’abord la lettre X, celle qui désigne l’inconnu. Elle désignera l’oubli en l’occurrence. Je me souviens d’une intéressante conversation avec Youssef cette année même ; il m’expliquait qu’il préférait dire « champ de Higgs », plutôt que boson, corrigeant ainsi ce que Whitehead appelait « la concrétude mal placée ».

Voilà, tout me revient en tirant le fil. Avec l’âge, l’on entasse tellement dans sa mémoire, que l’on ne sait comment la ranger. Derrière la baie vitrée, le ciel est plombé, et il maintient un temps doux malgré la saison. Un étudiant, au cours de l’atelier de traduction, vient de comparer ce que je disais des glissements d’une langue à l’autre dans le milieu de la pensée, avec le boson, ou le champ de Higgs. J’avoue ne pas le suivre ; je n’ai pas encore retrouvé dans le désordre de ma mémoire, tout ce dont j’aurais besoin pour le comprendre.

L’intelligence de ces jeunes gens me désoriente. Je me laisse parfois aller à pontifier un peu avec eux, mais je ferais bien de perdre cette sotte habitude. J’en comprends mieux le trac du professeur que j’ai vu ces derniers temps enseigner l’apprentissage profond.

L’esprit est vif quand la mémoire n’est pas déjà saturée, et qu’il ne court pas encore le risque de s’y perdre. Je me suis pourtant évertué au cours de ma vie à ne rien apprendre que superficiellement : seulement l’essentiel. La surface est plus profonde qu’on ne le croit.

Le 10 décembre, une odeur de truite

« Je crois que tu dois faire un choix : ou bien tu penses que les maîtres de l’Ouest sont très bêtes pour avoir crû qu’ils vaincraient la Fédération de Russie militairement et l’écraseraient sous des sanctions financières ; ou bien tu considères qu’ils ont agi exactement selon leurs projets, faire détruire l’Ukraine par les Russes eux-mêmes. Dans ce cas, ils ont brillamment réussi, et sont donc plus intelligents qu’on le croyait. » Youssef a élaboré cette curieuse théorie. « Mais pourquoi ? »

J’admets que c’est exactement ce à quoi les États-Unis et leurs alliés sont parvenus. Cependant, quel avantage retirent-ils de ce plan diabolique ? Dans tous les domaines, il se retourne contre eux. Bon, ils ont détruit ce qui fut peut-être la plus puissante des républiques soviétiques, et ils ont causé la mort de bon nombre de ceux qu’ils tiennent, quel que soit leur camp, pour des ennemis héréditaires. Et après ?

Pendant plusieurs siècles, la Russie fut un barrage qui protégea l’Europe des peuples venus de l’Est ; maintenant, la Fédération a inversé ce rôle pour protéger l’Orient des envahisseurs de l’Ouest. Ce n’est pas une réussite pour ces derniers.

Nous n’avions pas prévu de déjeuner au restaurant du lac. Une irrésistible odeur de truite nous en a décidé. L’on ne les appelle pas ainsi, l’on dit ombles ici, qui sont les mêmes poissons à ce que j’en sais.

Le temps est toujours doux pour la saison, la glace fond pendant les si brèves journées. Un brin de soleil nous a fait la grâce de traverser l’épais manteau de nuages pendant un court moment.

Le 11 décembre, L’Ouest Sauvage

M’est tombé sous les yeux un document du gouvernement des États-Unis, un rapport d’orientation stratégique : National Security Strategy. Il est facile de le résumer. Les États-Unis renoncent à leur ambition de dominer le monde qu’ils ne croient plus à leur portée, pour se concentrer sur l’ensemble du double continent.

Ils avaient déjà pris l’habitude de se désigner eux-mêmes par le nom de tout le continent : l’Amérique. Le reste de la planète leur avait sans hésiter emboîté le pas. L’abus de langage leur sera monté à la tête : les États-Unis se prennent pour l’Amérique.

Un autre aspect de ce rapport est son ton trop polémique, notamment avec ses alliés, alors qu’on l’aurait attendu plus analytique, plus distancié, ce qui semble trahir comme une fébrilité, peut-être un manque d’assurance.

Dominer l’Amérique du Sud est sans doute une tâche plus rude que le reste du monde. L’Amérique que l’on dit latine m’a toujours laissé une impression désagréable. Je me sens mal à l’aise avec un monde sans civilisation antique, surtout si cette situation est l’issue d’un génocide (mais c’est le cas aussi de l’Amérique du Nord). L’homme et la terre y entretiennent une relation trop chaotique. Les civilisations amérindiennes avaient commencé à humaniser le continent, puis tout fut emporté.

Le continent résiste, et il continuera : sa terre, sa faune, sa flore, et même des composantes éparses de ses civilisations. Les descendants des pèlerins de la Mayflower n’ont pas le profil pour en venir à bout, surtout dans l’état où se trouvent les États-Unis aujourd’hui.

Le document évoque la doctrine Monroe, mais elle avait un autre sens à la fin du dix-neuvième siècle où elle se proposait d’accompagner les nations qui s’émancipaient de leurs anciens colonisateurs européens. Contrer maintenant les influences chinoises, russes, iranienne ? Déjà les États-Unis se la jouent sur le mode « pirates des Caraïbes ». Leur porte-avion vient d’y arraisonner un pétrolier en provenance du Vénézuéla.

Le 13 décembre, le n’autre paire

Nous avons tous remarqué que les traductions du Coran sont décevantes, qu’elles soient les plus littérales où ramenées de derrière les fagots ; qu’elles cherchent l’exactitude ou la concision. Aussi près que nous y parvenions, le compte n’y est pas. Qu’est-ce qui donne à l’écriture coranique une telle incandescence ? Serait-ce le génie de la langue arabe ? Ou serait-ce la révélation coranique qui l’aurait donné à la langue ? Je ne sais pas. Les réponses seraient à chercher dans la poésie précoranique. Sans en être totalement ignorant, je ne suis pas assez savant pour répondre. Je sais seulement que des peuples entiers ont préféré comme moi apprendre l’arabe que se contenter des traductions du Coran.

« Est-ce pour lire le Coran que tu t’es mis à apprendre l’arabe ? » me demande un étudiant venu à cet atelier libre de traduction coranique.

« Ce n’est pas si simple. J’ai cherché d’abord à comprendre les citations coraniques des mystiques, qui écrivaient pourtant le plus souvent en persan. »

« Traduire le Coran en français est agaçant. Je m’y suis souvent livré pour mon propre usage en recomposant quelques versets pour y retrouver au plus près ce que j’en percevais en arabe. L’on n’en finirait plus, comme cela ne m’arrive presque jamais dans une autre langue. »

« Celle qui fracasse, ah si tu connaissais celle qui fracasse, si tu la connaissais avec les yeux de la certitude », prononcé-je en français. « Cela s’entend. Mais comment traduire “Huwa Allâh” ? Littéralement, cela signifie “Il est Dieu”. Mais ça ne veut rien dire, ou si peu. Quand vous l’entendez psalmodié en arabe, vous voyez que le compte n’y est pas. » J’avais pris la peine de me munir aussi d’une calligraphie : « Vous voyez bien ce que je veux dire ».

Littéralement, « Lui Dieu », c’est la meilleure traduction, la copule « est » n’existant pas en arabe. Cette relation entre « Dieu » et « lui » est fondamentale dans le Coran qui invoque toujours Allah à la troisième personne. Les Chrétiens préfèrent la deuxième.

« “Dieu c’est lui”, dit le verset. Il n’est nul autre que Lui et moi. Nulle autre paire. Le bon docteur Lacan aurait écrit : “n’autre paire” », dis-je en notant au tableau. « Voilà ce que dit “Huwa Allâh”. Comment le traduirez-vous ? C’est ce que le muezzin et le calligraphe s’efforcent de rendre. »

Le 14 décembre, la religion des catastrophes

« Comment croire en une religion des prophètes, qui n’ont jamais cessé, au fil de tant de générations, d’annoncer la fin des temps ? Les premières fois, peut-être était-il possible d’y croire, mais depuis ? J’en ai toujours été troublé. »

« Réfléchis donc un peu », me répond Sinta.

« Oui, la fin des temps, il n’en a jamais manqué : la fin des grandes citées de l’âge du bronze, la captivité à Babylone… »

« Tu devrais plutôt trouver naïf d’en attendre toujours des lendemains qui chantent. J’ai moi-même jugé cette attente naïve, même chez les athées envers toute révolution. »

« Non, j’ai assez vécu pour savoir qu’au long de ma vie j’ai presque toujours entendu les lendemains chanter. »

« Les prophètes n’ont donc pas menti. Pourquoi ne les crois-tu pas ? »

« Que je les croie ou non n’a aucune importance. Aucun prophète n’a demandé de les croire pour le bien d’Allah, ni pour celui des hommes. Pour mon compte, je cherche plutôt à comprendre. En somme, la religion des prophètes enseigne une conception catastrophique du monde. Une religion des catastrophes et des révélations qu’elles provoquent, un peu comme nous avons maintenant une théorie topographique des catastrophes depuis René Thom. La religion catastrophique des prophètes contraste, par exemple, avec celle tragique des Grecs. »

Le soleil joue à cache-cache sur le boulevard qui monte vers les remparts, où nous aimons nous arrêter si souvent.

Le 15 décembre, celle qui fracasse

Ce qui fait autorité chez les islamologues, se concentre toujours sur le monde arabe. La grande majorité des musulmans vivent plutôt en Asie du Sud Est, et elle n’est pas le fruit d’une migration tardive. Dès le début, l’Islam s’est fixé sur la Perse et le farsi. Nous en parlions avec Sariana qui est passée prendre le thé avec nous en se rendant chez Shaïn.

« La langue la plus parlée autour du croissant fertile aux temps de l’Hégire n’était ni l’arabe, ni le farsi, ni le grec, ni l’hébreu, ni le latin, c’était l’araméen et ses différents dialectes : le syriaque, la langue d’Isha ; le nabatéen, du Jourdain à Sana ; le copte en Égypte… Il demeure encore beaucoup de chrétiens au Kérala qui prient en araméen et sont Nestoriens. Qu’importe, je ne suis pas une spécialiste », dit Sinta.

« L’Islam s’est vite répandu dans les terres de l’Hindouisme et du Bouddhisme, voire du Confucianisme, dans l’extrême levant. La culture de l’Inde y survit cependant, comme celle des gréco-romains en Europe dans les lettres classiques, le théâtre, la danse…, dans un monde aussi vide des anciens dieux. Les seuls hindouistes y sont les descendants des travailleurs migrants qu’avaient fait venir les Britanniques à Bali. »

« L’on tient parfois à tort ces régions pour des marges de l’Islam alors qu’il en produisit les derniers renouvellements décisifs. L’époque s’en fait donc une image faussée. Elle l’est d’autant plus par son utilisation pour combattre le communisme à l’époque du génocide des classes laborieuses et ingénieuses dans l’Archipel indonésien, qui commence à peine à s’en remettre, avec sa remarquable croissance de productivité. »

Drôle de temps ; il me semble qu’il est encore doux, mais l’humidité rend le froid pénétrant. « C’est vraiment l’hiver », m’a dit le serveur de la station service ce matin. Je ne sais pas. Le froid ne m’empêche pas d’écrire avec mon stylo métallique, et pourtant il s’insinue à travers ma veste fourrée.

L’on trouve à Dirac une crème épatante, une sorte de pommade qui protège la peau du froid. Je m’en passe tous les jours sur les mains. Elle s’utilise aussi sur le corps.

« J’ai été fortement intéressé par les pages de René Thom que tu m’as montrées hier après notre conversation », me dit Sinta. « Tout particulièrement pas les modèles géométriques des passages catastrophiques de l’agressivité à la peur. Il vaudrait la peine de relire les prophètes à leur lumière. »

« Ah bon ? »

« Mieux vaut t’abandonner à “celle qui fracasse” », reprend-elle en citant la sourate, « y flotter en t’en détachant. »

« Ah oui, et comment fais-tu ? Toi Sariana », dis-je en me tournant vers la colonelle, « qui a dû être entraînée à ne pas te laisser submerger par la peur ni la colère qui brouillent l’esprit, peut-être sais-tu mieux répondre ? »

« Cela s’apprend aussi », nous répond-elle. « J’aimerais bien quand même voir les modèles géométriques de Thom. »

le 16 décembre, en cuisinant

Pour mon compte, il n’est qu’une religion des prophètes et une seule, et pour cause : elle ne confesse qu’un seul Dieu. Elle donne cependant cours à des lectures diverses. Tous ne s’accordent pas sur les prophètes. L’on ne saurait les faire s’entendre.

Cela m’est bien égal. Je ne crois pas que le monde fût créé. Je le vois se créer lui-même à chaque instant, et toutes les prétendues créatures ne cessent de se créer et de se recréer.

Je pourrais proposer une preuve pour l’incrédule, bien que je ne croie pas qu’elle soit plus nécessaire que le sont toutes les preuves pour l’évidence intuitive. Si le monde avait été créé, il l’aurait été par un démiurge amateur qui ne savait pas compter.

Rien n’y tombe droit, rien n’est à l’équerre. Aucune mesure ne tombe juste. Tout y est vacillant. Aucune loi n’est sans paradoxe.

Le monde aurait été créé en une seule fois ; son créateur n’avait donc pas l’habitude. Un amateur disais-je.

Je vois pourtant les être se créer en tâtonnant. Ils se reprennent et s’améliorent avec obstination.

Ils persistent obstinément jusqu’au prochain patatrac. Seule cette vitalité obstinée de se reprendre et de poursuivre sans cesse donne une idée de l’infini.

Mais infini ne signifie rien d’autre que pas fini, imparfait donc. Ni fait ni à faire. Seule cette imperfection donnerait une idée de la perfection.

– Pirouettes de sophiste, me reprend Sinta en allumant l’eau pour les pâtes.

– Je l’assume, lui renvoie-je en surveillant la cuisson dans la poêle. Et je suis même prêt à admettre que s’y arrêter trop longtemps ne saurait qu’embrouiller les cœurs purs.







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© Jean-Pierre Depétris, octobre 2025

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Dirac/




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