À Dirac

Jean-Pierre Depetris, octobre 2025.

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Du 30 octobre 2025

Le 30 octobre, les buts de la guerre

« Vous n’avez toujours pas bien compris la situation de la Fédération de Russie en Ukraine. Vous voudriez qu’elle avance. Jusqu’où ? Les buts de guerre consistent à imposer d’un traité de sécurité pour l’Europe avec l’Otan. Quand tout le Donbass sera libéré, et Kherson, et Kharkov, et la Zhaporozhie, et même Odessa, en quoi le but se serait rapproché ? L’Ouest parviendrait à tenir indéfiniment ainsi, même en s’effondrant peu à peu, même si cette voie la conduit à sa chute. »

« Oui, je sais bien Farzal, mais je peine à le concevoir. Quand l’Ouest prétendait “la Russie ne peut pas gagner”, je haussais les épaules. Je n’imaginais pas que l’Ouest compulsif avait toujours la capacité de refuser tout traité, fût-ce au prix de son suicide. »

Farzal, commandant de cavalerie, c’est-à-dire d’un détachement d’hélicoptères, les seuls que possèdent Dirac, c’est-à-dire peu, je ne sais combien, est notre meilleur informateur sur la situation militaire, avec sa jeune épouse, la colonelle Sariana, dont la guerre électronique avait favorisé la rapide promotion ?

Je crois comprendre que le désir de la Fédération serait de contraindre les pays de l’Otan à accepter un gouvernement fédéral en Ukraine, revenir, en somme, au point de départ, au temps des accords de Minsk. C’est probablement ce que souhaiteraient aussi les Ukrainiens, il n’est qu’à leur demander, et sur quoi ils avaient élu le candidat Zelensky, mais l’Ouest se fiche de leur avis. D’ailleurs, pour ce qui reste de l’Ukraine…

Les plus entreprenants et les mieux qualifiés ont abandonné le pays aux oligarques et à leurs milices armées. Ils se sont réfugiés en Russie ou en Europe. La Fédération a récupéré des millions d’ouvriers qualifiés, des ingénieurs et des agriculteurs qui ont été aidés à s’installer, et aussi les militaires qui étaient cantonnés dans les régions.

Plus la Fédération libère et annexe des territoires, plus son projet deviendra difficile à accomplir. Même si elle terrasse militairement l’Ouest ; si elle contribue à l’écraser diplomatiquement, à le ruiner économiquement, à le distancer technologiquement…, elle dépend de son accord, et il ne semble pas près d’advenir.

« La fédération ne voudrait pour rien au monde poser ses bottes dans l’Ukraine continentale. L’Europe, elle a tiré un trait. Elle veut la paix : un bon traité de sécurité », dit Farzal en goûtant ma liqueur d’anis avant le repas.

Je suis toujours embarrassé quand je vais déjeuner chez des Musulmans. Je ne sais quelle boisson apporter. J’ai choisi du pastis. « Il est tenu pour hallal par plusieurs communautés chiites de Méditerranée », leur ai-je expliqué, « car l’eau le fait changer de couleur. » Ils ont souri, mais en ont goûté.

Les régimes de l’Europe vacillent, et nul ne sait de quel côté ils vont tomber. Je redoute que ce ne soit du meilleur. Je suis content d’être ici.

Les hélicoptères de Farzal me font penser aux moustiques. Ils sont maniables comme eux. Ils font beaucoup de bruit, levant des volées de choucas qui nichent dans les falaises. C’est très beau.

Je sui venu déjeuner chez eux. Ils ont pris un nouvel appartement dans les quartiers neufs qui viennent d’être construits en aval du pont où se rejoignent les deux rivières. Sariana attend un enfant, et ils ont souhaité plus de confort. Je crains que la haute falaise qui leur fait face, ne donne beaucoup d’ombre en hiver. Ils avaient tant de soleil près de la forteresse, mais beaucoup de vent aussi.

Le 31 octobre, le platonisme à Dirac

« Tu ne peux pas dire que le travail n’a rien à voir avec le temps », me dit Sharif. « La définition du travail que donne la mécanique comprends le temps. » Je partage avec lui ce souci de l’exactitude des dénotations, « mais l’usage que nous en faisons les fait se contaminer les unes les autres, produisant ce que nous appelons des connotations. Je te renvoie à La Métaphysique du Shiâ‘ d’Avicenne. »,

Je voulais seulement dire que si un travailleur fait en trois heures le travail qu’un autre accomplit en trois jours, ce dernier n’aura pas travaillé davantage. Conclus si ça te chante que le temps a son importance, mais le contraire aussi bien. D’autre part », Sharif, « le temps n’entre pas dans la définition du travail ; seulement de la puissance. » Comme à son habitude, Sharif rit bruyamment. « Tu es un sophiste. L’on se croirait dans un dialogue mineur de Platon ».

Sharif n’enseigne pas seulement le français, mais le grec ancien aussi. Il est un fin lecteur de Platon. Il s’est particulièrement intéressé à ce que l’on appelle ses “dialogues mineurs”. Ils ne le sont pas à ses yeux, ni aux miens.

Dans ces dialogues, Platon apparaît plus comme un sophiste. On le croit souvent leur adversaire. Il leur reprochait seulement de faire commerce d’enseigner la sagesse, qui est pourtant déjà présente en chacun. Les modernes auraient dit la raison, ce qui n’est pas exactement la même chose, je le reconnais. Il était à sa manière un précurseur du copyleft.

Platon avait un important rayonnement dans l’antiquité à Dirac, au temps des royaumes bouddhistes grecs. Y était déjà présente, avec le Zoroastrisme et le Manichéisme, la religion des prophètes. Le Platonisme se renforça encore avec l’introduction de l’Islam. Des philosophes d’Asie de l’Ouest ont même professé que Platon était un prophète.

La bibliothèque de Dirac possédait de nombreux écrits des sophistes, dont beaucoup sont perdus. Protagoras d’Abdère (485 - 411) ; Gorgias de Leontium (487 - 380) ; Prodicos ; Thrasymaque  ; Antiphon d’Athènes ; Hippias d’Elis… Elle en conserve des copies supposées disparues, mais que peu de spécialistes tiennent pour authentiques. Comment savoir ?

Le 2 novembre, l’art d’être grand-père

Sous le règne de Koubilaï Khan, les Chinois ont inventé le papier hygiénique. Ils ont aussi inventé le papier monnaie. Ce n’était pas des billets comme aujourd’hui, mais de grandes feuilles au format lettre d’un papier épais et somptueusement gravées. Ces billets étaient réputés infalsifiables, d’ailleurs peu de pays connaissaient la fabrication du papier.

– Comment était leur papier hygiénique ?

– Je n’en sais rien, mais probablement semblable au nôtre. Les Chinois ont rapidement perfectionné la fabrication du papier, qui s’est introduit jusqu’à Samarcande. Aujourd’hui encore, la Chine et le Turkestan représentent la moitié de la production mondiale. Ils sont devenus des champions de l’emballage, de l’empaquetage, du sac en papier, de la boîte en carton. Papier et carton, ils les ont utilisés dans l’architecture. Ils en ont fabriqué de toute texture, souple ou rigide, inaltérable ou délibérément biodégradable.

– Ils s’en servaient aussi pour écrire.

– Bien sûr, ils écrivaient plus qu’aucune autre civilisation. Bien que leur langue se prêtait peu à l’usage de caractères mobiles, ils ont inventé l’imprimerie. Les Coréens durent modifier entièrement leur système d’écriture pour utiliser la première presse à caractères de plomb mobiles. Les Chinois employaient de l’argile.

Sinta a reçu pour quelques jours l’une de ses petites filles, et je joue au grand-père. Quelle grande chose qu’éveiller la curiosité d’un enfant.

La curiosité d’un adulte n’est pas non plus à négliger. Je me suis invité à un cours de l’université sur ce que l’on appelle l’apprentissage profond : comment on écrit des programmes en Python pour apprendre à des ordinateurs à apprendre seuls.

Le professeur a écrit au tableau des équations complexes, les expliquant à l’aide d’un vocabulaire que je maîtrise mal. Je n’ai pas compris tous les détails, mais le principe. C’est à la fois très simple et complexe. Je voulais surtout comprendre la simplicité, ce qui n’est pas si facile contrairement aux équations compliquées et aux matrices enchâssées les unes dans les autres, qui ne résisteraient pas longtemps à la patience et au décryptage obstiné.

J’ai laissé le professeur répondre d’abord à ses élèves après le cours, puis j’ai un peu bavardé avec lui. J’étais surpris de l’avoir vu si paniqué par le trac au début. Il lui inspirait des remarques saugrenues qu’il prononçait d’une voix chevrotante, cherchant peut-être à détendre l’atmosphère, mais surtout à se rassurer.

Il est devenu brillant peu à peu pendant qu’il noircissait son tableau. Je l’en ai félicité. « Comment en maîtrisant si bien ton sujet », lui ai-je quand même demandé, « et en connaissant un peu tes élèves qui ne faisaient pas un auditoire bien écrasant, ressentais-tu autant le trac ? J’espère que ma présence inattendue ne t’a pas dérangée, au moins ? »

À peine avais-je formulé ma question que je me suis souvenu d’une phrase de Sacha Guitry en réponse à une actrice qui se vantait de n’avoir jamais le trac : « vous verriez si vous aviez du talent ». Il l’a notée.

Le 3 novembre, la peur change de camp

Un nouveau coup a frappé durement l’impérialisme, à peine un an après la rencontre des Brics à Kazan. Celui-ci est militaire : le nouveau missile de croisière intercontinental alimenté par un moteur nucléaire miniature qui lui permettrait de voler à basse altitude, indétectable pendant des jours, d’un continent à l’autre. Il est capable d’esquiver et de redéfinir lui-même sa route. Encore une application de ce que l’on appelle l’apprentissage profond. Nous savions par Sariana qu’il était en développement ; maintenant le voilà.

Personne ne sait construire de réacteur nucléaire si petit, même pas les Chinois, même pas les Iraniens ; capables d’équiper des missiles, ou de minuscules sous-marins non habités. Voilà qui sonne encore le glas de l’arme atomique, qui n’est plus réellement utilisable, dangereuse pour ceux-là-mêmes qui l’emploieraient ; trop lente, trop facile à détecter, et surtout soumise au principe du tout ou rien.

Le nouveau missile permettrait de l’équiper d’une charge nucléaire, mais à quoi bon ? Imagine-t-on l’impact d’une telle arme frappant à Mach dix ou davantage ? Sa puissance serait supérieure à plusieurs fois la bombe d’Hiroshima sans avoir rien à lui ajouter. Les États-Unis ne sont plus à l’abri de leurs larges océans. L’on ne le verrait pas venir. Il est peut-être déjà là, indétectable.

Le pittoresque président des États-Unis a immédiatement réagi, rassurant pour ses compatriotes, menaçant pour les Russes, étalant son ignorance, feinte ou sincère, de la guerre moderne, à moins qu’elle ne soit celle de ses conseillers.

Les coups s’accumulent sur la grande république. Ce mois-ci marque un tournant. Elle perd pied, et cela se voit. Il devient difficile pour la presse des oligarques de dire le contraire ; et les autres nations commencent à le lui faire davantage sentir.

Nous savons que le régime ne doute de rien. Aussi je suis à peine surpris qu’il ait envisagé de se lancer dans une nouvelle guerre. Pourquoi pas en Amérique du Sud ? Au Vénézuéla, dont le jury du Prix Nobel vient opportunément de couronner une opposante depuis longtemps à son service. Même en Europe la presse était mal à l’aise pour en parler. Je parais m’en amuser, mais je suis terrorisé pour les Vénézuéliens.

« Tu évoquais l’autre jour, Idris », intervient Sinta, « les critiques de l’opposition envers le gouvernement de la Fédération de Russie, qui serait jugé trop conciliant envers les États-Unis. Qui le croirait ? L’Ouest, il s’agit plutôt de le réduire. Songes-tu que ces gens ont créé en Ukraine des laboratoires de guerre bactériologiques visant à contaminer par des migrateurs les peuples de l’Est qui leur seraient particulièrement sensibles ? Que pour se distraire, ils tirent en Palestine sur des enfants qui jouent, des enfants qui jouent tu entends ?… Qui s’entendrait encore avec eux ? Qui leur ferait encore confiance ? »

Le réquisitoire de Sint surprend un peu Idris qui est venu prendre le café chez nous, elle qui est toujours si réservée dans ses jugements.


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© Jean-Pierre Depétris, octobre 2025

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Dirac/




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