Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Dévoilements

Le 25 février, je me suis rasé la barbe

Je me suis rasé la barbe. Je devais trouver quelque-chose pour marquer le temps, distinguer un après d’un avant. Je ne tenais plus mon journal.

J’ai été agréablement surpris : cela me rajeunit. Je craignais le contraire, la barbe vieillit les jeunes gens mais masque les rides des vieux. Je parais plus jeune et plus vigoureux.

Je parais plus solide, mais élancé, et mes traits sont plus durs selon Sinta. J’ai un peu froid aux joues et au menton.

Le communisme, dis-je à mes amis, est le nom qui fut donné par la modernité occidentale au mouvement ouvrier, à la lutte des classes. Nous en avons fait l’histoire et l’avons fait remonter à la Guerre des Paysans Allemands. Cette histoire est complexe et fut traversée par des nombreux effondrements. Le dernier en date, celui de l’Union Soviétique, est un événement trompeur. Il marque plutôt l’effondrement de la modernité occidentale. La lutte des classes, c’est une autre histoire.

– Mais nous ne savons rien de cette histoire hors de l’Occident, relève le jeune Youssef.

– « Nous sommes pour l’oubli », disaient les Situationnistes, lui répond Sharif.

Le 26 février, l’effet papillon

Nous avons encore eu de la neige en abondance. Elle fond vite sous le soleil.

Les États-Unis font peser une réelle menace nucléaire. L’on a beau penser que personne ne sera assez fou pour lancer une guerre atomique devant la supériorité russe, ni pour exécuter de tels ordres, l’éventualité cependant existe, et surtout celle d’un déclenchement accidentel.

La question du déterminisme et de l’indéterminisme est faussée par la façon dont on la pose ; plus exactement, dont on les oppose. L’indétermination n’est pas le contraire de la détermination ; elle est plutôt son excès.

Les causes déterminent les effets, et plus elles sont nombreuses, plus ils deviennent imprévisibles. La question devient alors celle-ci : sont-elles imprévisibles seulement parce que l’on serait incapable d’en calculer les trop nombreuses chaînes causales, et que même le démon de Laplace y perdrait les pédales, ou le sont-elles parce qu’elles deviennent alors indéterminées ; indéterminées parce qu’en réalité surdéterminées.

Je crois que l’on doit considérer cela du point de vue le plus empirique : qui serait supposé prévoir, et l’on ferait mieux d’oublier des sujets hypothétiques tels que Dieu ou des démon.

Les lanceurs d’une sonde sauraient-il calculer la position de tous les satellites de Jupiter à un instant ‘t’ quelles que soit la puissance de calcul dont ils disposent. Je crois savoir que non, et ce n’est pas faute que le déplacement des satellites soit déterminé.

De tels mouvements sont pourtant relativement simples, et la gravité qu’ils exercent les uns sur les autres, relativement facile à modéliser. Pour simplifier, plus nous ajoutons de règles, plus leurs effets tendent à devenir stochastiques.

Nous sommes pourtant capables de faire des prédictions, et même avec beaucoup d’assurances, dans des situations donnant lieu à des calculs plus complexes, au point que nous ne cherchons pas à les faire, que nous nous tenons à des observations qui ne retiennent que des aspects circonscrits. Par exemple, ma certitude que la Fédération allait gagner la guerre reposait presque seulement sur sa puissance industrielle comparée à celles des pays de l’Otan.

Dans la pratique, empiriquement, nous ne retenons qu’un jeu très limité d’enchaînements de cause à effet qui suffit à lui seul à nous convaincre. C’est comme si l’enjeu consistait seulement à se montrer capable d’éliminer toutes les interactions qui ne changeront pas significativement le cours des choses.

Cependant rien ne nous certifie quels seront les enchaînement déterminants ou non. L’effet papillon est toujours en embuscade.

Le 27 février, le chat de Schrödinger

« Ce point de vue est intéressant », m’a dit Licos. « Je me demande comment tu considères l’approche statistique à partir de là. J’imagine que ne t’a pas échappé que l’indétermination dans la mécanique quantique a ouvert une voie royale à la statistique. »

« Ce n’est pas à toi que je saurais cacher à quel point je suis cancre sur de telles questions, mais j’ai quand même entendu parler du chat de Schrödinger. On chat ne saurait être que mort ou vivant. C’est ce qui me met mal à l’aise avec les statistiques. Si quelqu’un joue à la roulette russe, il a une chance sur six de mourir, mais il n’en sortira que mort ou vivant, à l’exclusion l’un de l’autre. Dans ce cas, il n’y a jamais qu’une chance sur deux. »

« Nous revenons donc à la façon dont je me suis posé la question : comment nous y prenons-nous pour faire des prédictions ? Nous en faisons sans cesse, ne serait-ce qu’en décidant de prendre ou non un parapluie. »

« Bien sûr les statistiques fonctionnent avec des nombres suffisamment importants, et leurs résultats confinent alors à la certitude. »

Le 28 février, démilitarisation de l’Europe

Nous allons maintenant à la laverie, enfin c’est moi souvent qui m’y colle, car il devient difficile de sécher le linge avec le froid et l’humidité.

La pluie, ou la neige, elles tombent la nuit. Le jour le soleil brille, ou le ciel demeure malgré tout un peu voilé. Nul ne s’en plaindrait ; les nappes phréatiques se remplissent aussi bien la nuit sans déranger personne. L’hiver touche à sa fin et l’on commence à l’attendre avec impatience.

Tout le monde m’interroge ici sur les dernières élucubrations du président Macron. Qu’en saurais-je ? Envoyer des troupes en Ukraine ?! Maintenant ?! On évoque la panique, ou dieu sait quel machiavélisme. Macron a un sens bien particulier de l’humour. Il ne peut gouverner, il n’a pas de majorité, pas de parti organisé, il est seul et sa liberté de manœuvre est celle d’une balle de ping-pong. Ne pouvant rien dire ni faire, il a trouvé l’astuce de faire réagir les autres à sa place.

Il a donc fait dire par les parlementaires et pas les autres dirigeants de l’Union Européenne ce qu’il ne pouvait ni taire ni formuler : la guerre est bien là et nous devons en répondre.

Nous étions donc en guerre, mais sans le dire ni le savoir. Non, non, nous ne voulons pas de guerre avec la Russie, lui renvoie-t-on. Trop tard ! Tous les pays de l’Otan sont partis comme en quatorze la fleur au fusil, mais pas au leur. Ils ont délocalisé leur guerre après leur industrie. Ils ne veulent pas d’ennuis. N’est-il pas un peu tard ?

Bien qu’ils n’aient pas d’uniformes sur le terrain, les Européens doivent bien finir par savoir qu’ils sont en guerre ; et qu’en démilitarisant l’Ukraine, l’Opération Spéciale de la Fédération de Russie les a démilitarisés aussi.

Le 29 février, la barbe ne fait pas le professeur

« Tu n’aurais pas dû couper ta barbe », me dit Sharif ; « pas complètement, garder au moins une moustache. »

« Il paraît pourtant que ça me rajeunit. »

« Les hommes n’en ont pas besoin. Elle te rendait plus impressionnant, plus docte ; tu avais plus l’air d’être un professeur. »

« Ce n’est pas la barbe qui fait le professeur. Le comprendras-tu Shatif ? Sinta dit que, rasé, j’ai l’air d’un musicien fou avec les cheveux en bataille. »

Sharif me dévisage : « Tu ressembles un peu à Beethoven », rit-il lentement.

Je ne sais pas si je me préfère rasé ou barbu, mais je ne suis pas mécontent si je me distancie un peu de mon rôle de professeur. Je ne sais pas. Se raser prend pas mal de temps. Ça pousse vite, du jour au lendemain mes joues piquent.

« Tu ne te coupes plus les cheveux ? », m’a demandé Sanpan. Distrait, lui n’a pas remarqué que j’ai coupé ma barbe. En effet, mes cheveux semblent plus longs sans elle.

– Tu fais plus jeune et moins impressionnant, m’a confié Leïla.

– Ça me convient.

Comme un galet jeté sur un plan d’eau, les paroles du Président Macron continuent à faire des vagues, et même des ricochets. Le chancelier allemand a dit que la France et la Grande Bretagne avaient déjà des troupes sur le terrain, notamment pour guider leurs fusées. C’est pourquoi l’Allemagne se refusait à livrer ses missiles de croisière, pour ne pas devoir en fournir le service-après-vente.

Le Ministre britannique a qualifié ces propos d’irresponsables, qui revenaient à justifier les accusations du gouvernement de la Fédération. L’allemand lui a opposé que tout le monde le savait déjà.

Le président Macron a lancé le mouvement de dire ce que chacun sait mais que l’on doit taire. Jusqu’où ira-t-on ?

Le 3 mars, l’enfant ne sait pas

J’ai caché mon visage sous une barbe depuis un quart de siècle. C’est étonnant cette faculté qu’ont les hommes de faire ressurgir un visage auquel on n’est pas habitué, non plus inchangé certes, mais pour une grande part identique. Mon visage est devenu plus trapu, comme mon corps, mais je n’ai pas plus de double-menton que de ventre. Je suis surpris des adjectifs « intimidant », « impressionnant », à mon propos. Je me perçois plutôt souriant et débonnaire.

« L’enfant ne sait pas que la vipère est dangereuse », c’est le proverbe africain que j’ai entendu à propos des paroles du Président Macron sur une chaîne francophone. Elle vaut pour toute l’Union Européenne : ils ne savent pas, ne savaient pas, ne savent pas encore.

« La Turquie est le seul pays de l’Otan a disposer de troupes en grand nombre, et prêtes au combat. La seule a s’être récemment dotée d’armes modernes, blindés, avions, drones, missiles, qu’elle produit et améliore assidûment. Suis-je bien renseigné, Sariana ? »

« L’armée turque est redoutable et le deviendra chaque jour davantage, mais elle ne se battra jamais du côté de l’Otan. Sais-tu pourquoi ? » Me renvoie-t-elle.

Je sais que les perspectives de la Turquie sont diamétralement opposées à celles de l’Otan, et ne s’opposent en rien à celles de la Fédération de Russie, de la Chine, de l’Iran…

Elle est aux antipodes du Traité de Westphalie qui demeure l’horizon du droit international. Je sais : la Fédération, et la Chine, et les Brics dans leur ensemble, accordent grande importance au droit international, mais l’Occident l’a trop corrompu, l’on devra le reconstruire, et l’on ne le fera pas sur les mêmes bases. Cela commence à se dire.

Le 10 mars, jour de printemps

Hier, c’était mon anniversaire. Il pleuvait et il ventait ; nous étions bien Sint et moi derrière les vitres embuées. Quand il fait ce temps, où que l’on se trouve à l’abri et au chaud, l’on ressent le confort et la paix. Aujourd’hui est un jour de printemps, et nous sommes allés déjeuner chez Farzal et Sariana.

J’ai commencé mon journal à l’époque où la coalition autour des États-Unis quittait l’Afghanistan dans la panique dont on se souvient. Le secrétaire d’État qui était alors chargé de cette déroute vient de remplacer Victoria Nuland en Ukraine, celle qui menait avec vigueur les opérations depuis le coup d’État, et qui s’est retirée. L’on serait tenté d’en tirer des conclusions pour le proche avenir.

Le Président Macron qui avait si bien piétiné la fourmilière il y a quelques jours, continue à proférer les menaces insensées d’envoyer des troupes au sol. Je ne sais s’il ne ferait pas mieux de se taire. Il en avait dit assez.

Tu ne devrais pas suivre de si près toutes ces gesticulations, me dit Farzal. Tu devrais t’en tenir pragmatiquement aux faits et aux rapports de forces. L’Europe, combien de divisions ?

Le 11 mars, Idris

Idris, lui, est un homme impressionnant. Je ne sais pas ce qu’il fait de sa vie ni ce qu’il est : médecin, ingénieur, ministre, promeneur professionnel, lanceur de haches… Quoi qu’il fasse, l’on peut être certain que ce soit de façon impressionnante.

Licos me l’a présenté : « Je te présente Idris », m’a-t-il dit, mais sans m’informer davantage de ses titres ni de ses fonctions.

Il se dégage de lui l’impression d’une personne importante, mais il n’est ni prétentieux ni hautain. Il semble plutôt tenir chacun dans la plus grande estime. Certes, il ne prétend pas cacher qu’il a aussi de lui une haute considération, mais, s’il ne connaît pas quelqu’un (et connaît-on jamais quelqu’un?) dans le doute, il ne le mésestime pas.

Pour Idris, il semble que tous les êtres soient exceptionnels comme vous et moi. Je suis porté à le penser aussi, mais j’y perçois une contradiction. Appliqué à tout le monde, cette notion ne perd-elle pas sa signification ?

Nous en avons d’ailleurs parlé. « La plupart des contradictions qui nous dérangent, tiennent à des problèmes de vocabulaire », m’a-t-il répondu péremptoire. « Il suffit de déplacer les dénotations. »

« Et pendant ce temps », lui ai-je demandé, « tu te tiens à quoi ? » En guise de réponse, il s’est contenté de rire.

Idris est un puits de science. Il a des connaissances sur tout, mais lorsqu’on aborde un sujet qu’il ignore, il n’hésite pas à dire « je ne sais pas ». Quand il ne sait pas, il ne cherche pas à dire quand même quelque-chose, comme je ne peux m’empêcher de le faire. « Quelle est la formule chimique de l’air ? – Je ne sais pas, mais je connais celle de l’eau. » C’est agaçant, et c’est plus fort que moi. Je devrais me corriger.

Idris a des rides profondes qui lui donnent des airs d’intense attention. Il porte une fine barbe et des cheveux en bataille. On lui donnerait la cinquantaine, bien qu’il n’ait aucun poil blanc.

Idris a des doigts fins et des ongles bien entretenus. Il ne doit pas être habitué à des activités de force, mais il paraît débordant d’énergie.

Idris est peut-être un musicien : il a des mains de musicien. Je ne lui ai toujours pas demandé.

Nous nous sommes revus plusieurs fois, il habite près de chez nous. Nous l’avons reçu avec sa femme.

J’imagine que ce qui lui tient lieu de titre et de fonction ne doit pas avoir une si grande importance pour lui. Il doit y vaquer avec sérieux, mais sans lui laisser prendre une place envahissante pour ce qui compte vraiment pour lui, c’est-à-dire tout le reste.

Les rides d’Idris donnent à son visage une impressions d’être bouleversé. Je le soupçonne de la cultiver. Idris est chiite, et comme ses coreligionnaires, il doit faire sien le drame d’avoir abandonné Hussein.

Les Chiites n’ont pas de ressentiments envers les meurtriers de l’Imam Hussein. Ils acceptent seulement de porter le fardeau de ceux qui ne lui ont pas porté secours après l’avoir appelé. J’y vois un génie de la civilisation islamique à résorber la haine.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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