Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Jours de sable

Le 23 avril, devant la cheminée

« À la mort de mon père, je fus si affecté que pendant quelques temps, je n’ai pu lire que des classiques latins : Sénèque, Horace… Me consolaient-ils ? Pas vraiment. »

« Je crois qu’ils me permettaient de remonter aux fondements, au socle sur lequel je m’étais construit. Telle que je te connais, Sint, tu serais sans doute revenue aux anciens auteurs d’Anatolie, je pense… plutôt que de Samarcande. Je me trompe ? »

« Je connais ce dont tu parles. »

« Voilà, tu vois ? C’est ce que j’évoquais l’autre soir : ce point nodal où culture et religion se confondent, désignant à l’homme une même attitude : une pierre d’angle que l’on ne chercherait pas pour se sentir moins seul, comme si l’on souhaitait se réchauffer à plusieurs, au contraire, l’on y chercherait plutôt, et l’on y trouverait une solitude apaisante. »

« Sache bien », insisté-je, « que je ne vois pas dans l’antique Rome un parangon de la civilisation. J’en connais bien les vices et les imperfections. Je n’ai jamais vu non plus dans les lettres latines, des éclats qui feraient pâlir celles de Perse ou de Chine. »

Il s’est remis à faire froid depuis la semaine dernière. Un vent fort et glacial souffle des cimes, un vent qui est passé sur une neige qui s’étend encore bien bas dans les vallées.

Nous avons fait en rentrant une belle flambée devant laquelle nous nous réchauffons en cuisinant. Il est impossible de s’asseoir dehors avec ce vent, ce qui m’ôte toute envie de sortir, et je n’ai presque pas marché aujourd’hui.

Sinta a remonté un bocal de tomates en conserve du rez-de-chaussée, et nous nous apprêtons à y brouiller des œufs.

Le 24 avril, la logique sans peine

Le vent est enfin tombé. Le fond de l’air reste encore frais, mais il fait bon. Il fera froid ce soir, mais nous y sommes habitués.

Quel plaisir de prendre enfin un café au soleil pour finir de sécher mes cheveux. C’est la peine lune, et je suis passé chez le barbier. « Non merci, pas de séchoir », lui ai-je dit. « Je vais profiter de la légère brise et de ce soleil d’avril. »

Mon barbier m’a raconté une curieuse histoire : un F35 israélien aurait été abattu par un chasseur russe au-dessus de la Jordanie quand il volait vers l’Iran pour y lâcher une bombe nucléaire. Pour répondre à ma perplexité, il m’a dit que l’information était en mode conditionnel. Personne ne l’affirmait, mais personne n’était certain non plus qu’elle fût fausse.

« Ce que l’on doit croire », m’a-t-il dit, « est que si Israël avait eu cette idée folle, les États-Unis auraient certainement prévenu les Russes, et leur auraient demande d’abattre le F35. »

Ça ferait quand même une bombe atomique au sol, qu’il ne s’agirait pas d’y laisser ; mais si les radars étasuniens suivaient l’avion, il suffisait de quelques hélicoptères pour faire le ménage ni vu ni connu, comme me l’a expliqué le barbier.

Vrai ou faux n’a pas d’importance ; si tout le monde veut se taire, c’est comme si rien n’avait jamais eu lieu. La question n’est pas vrai ou faux, mais si alors. Oui, je comprends.

Le 27 avril, vents d’est

J’ai les cheveux rebelles. À peine séchés au soleil avant-hier, ils étaient bien coiffés. Ils sont fous aujourd’hui. Je me souviens qu’enfant, quand le coiffeur les coupait courts, il se lamentait de mes épis indomptables.

Il est vrai que je ne me coiffe, pour ainsi dire, jamais. Leur désordre baroque naturel convient. L’on pourrait croire que mon barbier les ait savamment sculptés pour me faire la tête d’un musicien romantique, d’un savant fou, je ne sais.

Ne pourrais-je cesser enfin de ne m’intéresser qu’à moi-même ? Et pourquoi pas ? C’est mon journal, enfin.

Il recommence à faire bon, et le vent est à nouveau chargé de sable du Taklamakan. Il donne à la lumière des tons légèrement ocres.

L’Ouest Sauvage paraît toujours ne pas croire à sa chute prochaine, bien que les faits et la raison en convainquent. Même les plus critiques restent sceptiques. Non, ce n’est pas possible, pas si vite. Il y a si longtemps que les États-Unis dominent le monde. Mais non il n’y a pas longtemps. Il n’y a même pas longtemps que les États-Unis existent.

Bien sûr, l’on n’oubliera pas leur apport à l’Histoire universelle : Berkeley, Thoreau, Emerson, Peirce, Debs, Dietzgen… et Haymarket reste inoubliable.

« La Russie ne peut pas gagner » dit en cœur l’Ouest Sauvage. Pourquoi ? s’étonne-t-on, car ils ont, semble-t-il, déjà perdu. « Parce que l’Ouest ne peut pas perdre ». Soit.

L’Ouest collectif se demande ce qui va se passer après, sans paraître comprendre qu’après, ils ne seront plus là, les mêmes qu’ils étaient. Ils ne le sont déjà plus. Après, nous serons toujours là, identiques à nous-mêmes. Ah oui ?

Nous devons redevenir ce que nous étions pensent les plus rebelles. Quand ? À Haymarket ?

Je me souviens, autour de 1980 d’avoir lu un essai en français rédigé par un mollah Libanais donnant une approche critique sur la Raison dans l’Histoire de Hegel. Il était intéressant et m’avait donné à réfléchir. Quels lecteurs visait-il ? Il devait en avoir puisqu-il fut publié, et distribué à Marseille par des étudiants iraniens avant qu’ils ne fussent expulsés.

Rien ne me contraint de prendre des décisions. Je ne le suis pas davantage de proposer des analyses. Je ne suis qu’un témoin distant, certes toujours susceptible de recevoir les mauvais coups de l’histoire, mais je sais n’y pouvoir rien. J’y gagne de ne pas devoir me triturer les méninges, et de n’avoir qu’à attendre ce qui ne manquera pas de se passer. Je m’attarde alors davantage pour comprendre ce qui est déjà accompli.

La Révolution iranienne fut pour moi l’occasion d’une distanciation grandissante avec les mouvances de gauches en Europe, Elles ne comprenaient rien, ce qui est excusable si l’inconnaissance ne s’accompagne pas de puissants préjugés. Je n’y comprenais pas beaucoup moi non plus. Je suspendais donc mon jugement sur les factions qui s’affrontaient en Iran, voyant plutôt favorablement ce qui me semblait un tournant de l’histoire.

L’anti-stalinisme me devenais suspect aussi. Anti-stalinien, je le fus, je ne le nierai pas, d’un anti-stalinisme tempéré n’oubliant jamais de quel côté j’étais. L’on doit toujours garder un sens de la mesure.

Les crimes anti-communistes en Indonésie m’avaient laissé méfiant envers l’Islam. J’étais bien le seul à m’en inquiéter de l’Indonésie. L’on se souciait plus des crimes de Staline, ou de Mao, qui étaient pourtant bien moins univoques.

Je ne me sentais plus chez moi dans une « nouvelle gauche » qui prenait corps à la fin du vingtième siècle, mais sans incliner davantage vers la droite, qui ne s’en distinguait pas.

Je n’ai jamais été adepte des jugements sans nuances. Un ami se moquait : ce n’est pas une ligne politique, c’est une garde-robe. Eh bien soit. Néanmoins elle n’était plus à la mode à la fin du dernier siècle.

Je suis plus attaché aux États-Unis que beaucoup de ceux qui me connaissent ne le croient. La plupart de mes idées politiques en viennent : Debs, De Leon, Dietzgen…

Je n’ai pas été indifférent à l’épopée des Pères fondateurs. Le mouvement du copyleft et des hackers m’a touché de près, mais l’Ouest Sauvage est méconnaissable.

Ces derniers jours, j’ai reçu des vidéos de France et de Grèce, et il semble que là-bas aussi les vents soufflent du sable du désert, celui du Sahara, et depuis un long moment déjà.

Il est fréquent en cette saison que du vent souffle des sables du Sahara sur Marseille, mais seulement pendant quelques jours. Il y aurait donc de violents bouleversements climatiques ces temps-ci sur le globe. Ce temps diffuse en nous comme une sourde inquiétude.

Le 28 avril, les idées

Les idées le plus sottes sont souvent soufflées à l’oreille. L’on est plus critique envers celles que l’on se forge soi-même ; l’on vérifie leur origine. J’ai toujours été naïf envers ce que je me laisse conter. Nous le sommes tous, et je le suis devenu moins quand même l’âge venant.

La naïveté m’a souvent protégée d’elle-même. Me laissant convaincre sans peine, le moment vient plus vite où je me ressaisis : balivernes ! L’on aime toujours reprendre la nouvelle, faire courir la rumeur, montrer que l’on est informé. C’est plus fort que soi.

L’on est plus circonspect avec les pensées que l’on se forme soi-même. Ne cèdent-elles pas au besoin de se rassurer, de se complaire, de se justifier… ? Est-on assez lucide ? Le bruit qui court nous rassure que l’on ne sera pas le seul au moins à se tromper.

Je n’ai jamais beaucoup résisté aux idées qui me viennent, à l’oreille ou dans ma cervelle. À quoi bon ? C’est un parti-pris. Mieux on les accepte, mieux on les prolonge, plus vite elles se démontent seules. C’est toujours le principe du « si, alors ». Rien ne lui résiste. C’est ce que disait Idris à Licos auquel je l’ai fait connaître.

Le 2 mai, modernité et cravate

Alexandre Douguine m’inquiète de conter ses élucubrations sur tous les continents. Il est polyglotte et on l’entend partout. Je l’ai écouté hier sur une chaîne chinoise dans un excellent anglais.

Je ne suis pas hostile envers Douguine, je lui reproche seulement d’être un disciple de René Guénon. Je ne suis pas non plus hostile envers Guénon. La Crise du monde moderne et le Règne de la quantité sont des ouvrages qui méritaient d’être lus. Ils ont marqué le mouvement surréaliste à ses débuts, mais, comme je l’ai déjà écrit, je n’adhère pas à la partition entre modernité et tradition, comme on l’imagine dès que que l’on m’a un peu lu.

À la suite de Guénon, Douguine accrédite ce qu’il prétend combattre : une séparation nette entre une modernité occidentale qui n’est que l’impérialisme atlantique et son idéologie, et « la tradition », qui serait tout le reste, considéré comme un tout. C’est précisément au nom de quoi l’impérialisme suprématiste prétend être venu couronner l’histoire des civilisations.

Douguine dit, et jusque là nous pouvons le suivre, que nous avons eu l’individu dans la société politique avec le libéralisme, l’individu sans la race avec le nazisme, et l’individu dans la classe avec le communisme, et que nous sommes à l’aube d’un individu générique. J’en reste bouche bée : lui, formé comme un jeune intellectuel soviétique, n’aurait-il jamais entendu parler de Karl Marx ? Ne saurait-il rien des Manuscrits de quarante-quatre ? Après nous avoir introduit par tant de détours, nous revenons à Marx, dont je saurais prouver, texte à l’appui si je les retrouvais, qu’il s’est nourri dans ses Manuscrits aux sermons de Maître Eckhart.

Quant à la matière et à la quantité, moins que personne, Alexandre Douguine ne devrait nier l’importance des ordinateurs aux énormes puissances de calcul, ni celle des missiles se déplaçant largement au-delà de la vitesse du son. Cela ne s’est pas fait avec des doctrines traditionnelles, ou peut-être si, selon comment on y regarde.

La chimie, l’alchimie, al kimia, n’est que matière et mesure. Le nom vient de l’arabe kam (combien), et elle est la science des unités et des mesures, je cite Ibn Arabi, si cher à Douguine comme à moi-même. L’on a pesé et mesuré la matière, et ces opérations n’étaient en rien réductibles à l’obsession marchande qui ignore la matérialité de toute chose pour n’en retenir que des abstractions quantitatives de leurs valeurs relatives.

Ce qu’on a appelé la modernité occidentale, parce qu’elle est apparue en Europe occidentale au dix-septième siècle, ce fut avant tout la science moderne, c’est-à-dire le recours systématique à l’expérience réitérable et à la modélisation mathématique. Son rapport n’est qu’anecdotique avec ce que l’on dit couramment « modernisation », et avec l’occident géopolitique.

Le 3 mai, les nuages de sable sont passés

L’on dirait que les nuages de sable sont passés, la pluie aussi. Les vent est modéré. Le vent est taquin quant il tourne les pages sur lesquelles j’écris. J’utilise des cahiers de grandes feuilles A4 que je plie en deux.

J’aimais utiliser du papier plus fin de soixante grammes, mais on n’en trouve plus que de quatre-vingts. C’est à cause des imprimantes qui bourreraient autrement.

Dans ma jeunesse, l’on trouvait dans toute bonne papeterie du papier lettre « par avion ». J’aime écrire sur du papier fin, mais il bourre les imprimantes. Ah le bon vieux temps ! Parfois je me sens l’âme d’un René Guénon.

Nadina rit, qui a écouté ma critique de Douguine. « Tu ironises parce que tu es un homme sans racine. »

« Hélas, qu’y puis-je ? » dis-je en riant. « Je suis pourtant très attaché à cette vie qui grouille sur cette planète, et même à ce côté-ci de notre galaxie. »

« Excuse-moi, je ne voulais pas te juger. D’ailleurs tu as l’air de t’être bien enraciner depuis que tu es arrivé ici à Dirac. »

« Si je te disais, Nadina, combien je retrouve ici de souvenirs de jeunesse ! Je ne les aurais certainement pas revécus si je n’étais pas allé les retrouver ailleurs. »

« Tu vois Sint par exemple, eh bien j’ai l’impression que nous nous sommes toujours connus. De toute façon toujours, sans l’effacer au contraire, ce qui est ici maintenant a une terrible prééminence sur ce qui a été. »

Le 4 mai, confessions

Les fleurs sont partout. J’ai vu un papillon ce matin sur le balcon, il était de toute beauté.

Une plage a été aménagée sur une rive de la Garous en face les quartiers neufs. L’on peut y prendre des bains de soleil, ou jouer au volley, mais l’eau est encore glacée. À Dirac, l’on est pas trop du genre à prendre des bains de soleil, et ce ne serait pas très avisé au printemps où l’air reste frais trop longtemps et ne permet pas à la sueur d’humidifier la peau quand le soleil déjà la brûle. Les gens de Dirac qui ont souvent la peau naturellement cuivrée ne le craignent pas trop.

Nous avons sans doute tous soupçonné une autre culture, une culture absolument autre, une altérité absolue de la culture. C’est ainsi que nous en avons eu l’intuition.

Je ne parle pas de ma seule génération. Ce dont je parle est vieux comme le monde : une culture ésotérique, par opposition à celle, exotérique, que tu as apprise assidûment à l’école. Elle fait appel à des textes plus caché et des expériences plus intérieures.

Ce ne sont en réalité que des vues de l’esprit : de toute doctrine, jusqu’aux plus ésotériques, tu peux faire des présentations PowerPoint. Quant aux plus obscures, et aux explications cachées, ce sera seulement d’en avoir perdu les clés qui les rendraient limpides. Ou bien encore, tu n’étais pas assez éveillé, trop étourdi pour y penser sérieusement.

J’ai fait aussi l’expérience d’une telle intuition quand je regardais fasciné les figures de l’antique alchimie. Elle fut finalement salubre en m’incitant à y regarder de plus près. J’en fus conduit, par exemple, à lire le vrai Jâbir Ibn Hayyâm en arabe, le Géber des latins ; à lire Aristote, sa physique que nous savons maintenant être fausse, laissée donc à l’abandon, livrant pourtant des observations et des inférences qui deviendraient stimulantes si l’on y creusait.

J’ai découvert que les ouvrages d’alchimie qui abondaient au dix-septième siècle, pourtant en pleine ascension de la modernité, étaient souvent des impostures éditoriales, et n’avaient rien à voir avec les textes des anciens qu’elles prétendaient traduire.

« Tu as raison », a répondu Licos à mes confessions. « Nous avons tous rencontré cette sorte d’expérience à un moment ou à un autre. Je me souviens que René Descartes écrivait l’avoir faite. Tu sais qu’il avait été rosicrucien avant de conclure à des foutaises ? »







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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