Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Le secret des lieux

Le 21 juillet, pleine lune

La pleine lune : je suis passé chez le barbier. L’orage m’y a surpris. Il tombe des trombes, et le ciel s’est tant obscurci qu’il a fallu éclairer. La température a considérablement baissé. « Ça ne va pas durer », m’a rassuré le barbier.

Il avait plu ce matin. Quand il pleut, on dort bien. Insouciant, je suis sorti avec une simple chemise légère, et je crains d’avoir froid pour rentrer.

Heureusement le barbier a devant sa boutique une petite terrasse abritée, avec une table et deux chaises où il attend quelquefois ses clients. Il m’a prêté une veste et fait un café le temps que la pluie cesse. Ce ne sera pas pour tout de suite : le ciel continue à tonner.

Je me sens bien à Dirac, c’est comme si j’y retrouvais des souvenirs d’enfance.

En 1870, après la prise de Sedan, les Parisiens avaient renversé le Second Empire et instauré la république. L’empereur était captif des Prussiens. Les Français leur avaient alors proposé la paix.

Ils arguaient que Napoléon III était seul responsable de cette guerre, que la République n’y était pour rien, et que les Prussiens pouvaient donc s’en retourner chez eux, bien contents de leur victoire.

Que la République n’ait pas voulu cette guerre, cela s’entend, mais pas au point d’en dégager toute sa responsabilité. En plus des dédommagements, la Prusse exigea l’Alsace et la Lorraine.

Je ne sais si ces territoires justifiaient de prolonger la guerre, qui fut coûteuses pour les deux camps, et surtout pour la France qui la perdit.

Ce n’est pas la dernière fois que la France tenta de se décharger de ses responsabilités sous prétexte d’un changement de régime. Je ne sais ce que sera la prochaine.

C’est de quoi nous avons parlé, le barbier et moi ; de ces événements qui ont précédé la Commune. Dans le monde entier, chacun connaît la Commune. Partout elle a ses places et ses boulevards.

Le 22 juillet, après l’orage

Après l’orage d’hier, la matinée était fraîche. Les rues étaient jonchées de traînées d’épines de pins, de pignes, de terre et de petits cailloux. Depuis, la température ne cesse de remonter.

L’orage n’a pas fait de dégâts dans le potager. Les melons ont bien mûri maintenant. Nous en avons trop. J’en ai pris trois pour Leïli, qui a tenu à m’offrir le repas. J’ai refusé comme il convient, mais pas au-delà.

Le 23 juillet, le secret des lieux

J’aime écouter les secrets des lieux. Ils ne concernent pas les hommes, les lieux étaient là avant eux. Ils leur ont inspiré les cheminements par lesquels ils ont tracé leurs rues et leurs habitations. Les roches leur ont inspiré leurs forteresses, leurs palais et leurs temples. Les hommes se ressembleraient plus, d’où qu’ils soient, si les lieux ne les avaient guidés. J’aime les entendre. J’aime percer leurs secrets d’avant que les hommes ne soient venus les souligner.

La meilleure architecture, le meilleur urbanisme est celui qui a su se faire le plus attentif aux secrets des lieux. Pour cela, la meilleure méthode : « rien de trop ». Il suffit de faire au plus simple, au plus pratique. Les lieux tiennent la main aux bâtisseurs. J’y suis attentif quand je promène.

Le 25 juillet, rien de trop

« Je préfère éditer les pages web en texte brut ». Zardoz est celui qui se charge de publier le site du département de français et le forum de notre séminaire. « Je préfère tout simplement renoncer aux alinéas, et séparer les paragraphes pas un interlignage supérieur. Le choix le plus simple est souvent le meilleur. »

« Le texte y perd quand même en lisibilité », relevé-je, « et des siècles d’évolution de la typographie sont perdus. »

« J’y ai pourtant moi-même déjà songé », admets-je. « Les sites édités ainsi ne manquent pas de cachet bien souvent, dont le tien. »

« C’est mon avis », répond-il, « mais à la condition qu’ils soient tout entiers conçus dans le même soucis de sobriété. Pas de textures, pas de boutons, rien de trop. »

Zardoz, ça ne ressemble pas à un nom du coin ; plutôt à un pseudo internautique. C’est celui sous le quel on le connaît. Je souhaitais le rencontrer car je trouve ses pages élégantes : Noir, blanc et niveaux de gris. Propres et lisibles sans fatiguer les yeux.

Toutes ses nuances de gris ont des valeurs hexadécimales à trois chiffres, qui peuvent donc se lire sans dégradation sur des écrans affichés en milliers de couleurs, plutôt qu’en millions. Ses pages ne pèsent presque rien. Elles s’affichent instantanément.

« L’on parvient à diviser de beaucoup les ressources avec de tels choix. Je ne dis pas deux fois, trois fois, dix fois, cent fois, mille fois, mais bien davantage. La puissance de calcul des ordinateurs n’a cessé de croître ; trop à mon sens. »

« Pourquoi s’en priver ? » demandé-je. « Par mesure d’économie d’énergie ? »

« Pour avoir du code propre », me répond-il. « De mon point de vue, ce serait surtout pour avoir du code propre. »

Le 27 juillet, deux sœurs

L’été s’était d’abord fait tardif. Il se rattrape. Seules les nuits restent un peu fraîches. Je ne tiendrais pas dans le parc du palais de justice sans un agréable petit vent qui descend la vallée.

La civilisation indienne est mal servie par son gouvernement hindouiste. En Asie du sud, elle est souvent regardée par les peuples qui l’ont abandonnée depuis longtemps, comme la civilisation grecque à l’Ouest. L’on y interprète encore le Râmâyana dans une Malaisie musulmane, comme en Europe Sophocle ou Euripide.

La civilisation indienne a pourtant une autre ampleur. L’on y trouve des Homère, des Ésope, des Aristote, des Socrate, des Eschyle, des Héraclite…, à profusion. La culture indienne donne le vertige. L’on y trouve des bibliothèques entières d’ouvrages plus merveilleux les uns que les autres.

– Vous avez beaucoup lu les lettres indiennes ?

– Je ne connais pas un mot de sanskrit. J’ai lu quelques livres. Je dirais que je l’ai effleurée. Quelques livres, mais tant d’entre eux contiendraient chez nous une bibliothèque.

La culture indienne pourrait être pour l’Asie ce que la Grèce demeure pour l’Occident : la mère des arts, et tout en demeurant une culture vivante et riche de millions d’hommes. Je crois qu’elle le deviendra.

La buvette du parc est tenue par deux jumelles. Pour la première fois, j’ai engagé la conversation avec l’une. Le lieu était si calme.

Nous avions échangé parfois quelque mots : pour les féliciter du confort des fauteuils de rotin, le charme du lieu ; elles sont toujours attentives à l’ombre du parasol et prêtes à le déplacer.

Je suis incapable de les distinguer et ne m’y essaie pas, comme si j’étais sûr que ce que je dis à l’une, serait, d’une façon ou d’une autre, connu par l’autre. Je ne saurai pas davantage à qui j’ai parlé aujourd’hui.

Le 28 juillet, sur les jeux

– Non, cette chaleur ne m’est pas difficile à supporter. Depuis mon enfance, mon corps s’est habitué à en connaître de pires.

– Bois bien, me dit Leïli en m’apportant une carafe bien fraîche. Elle vient de voir les images de la cérémonie olympique.

– Quand j’en ai regardé quelques vidéos, lui-dis-je, j’ai tout de suite pensé à une charmante comédie musicale américaine, Funny Face, qui se moquait joyeusement, non pas de la France, mais de Paris, et précisément des intellectuels parisiens. Tu connais ? Elle était drôle et si excessive dans sa caricature, qu’elle n’en était pas blessante. Pourquoi avoir produit cette sorte de caricature, ce Paris de carte-postale dont nous ont gavés tant de chansons ?

Quand je compare cette cérémonie avec celles que les Russes et les Chinois ont données quelques années plus tôt, je comprends peut-être. Tout le monde connaît déjà bien la France, au contraire de ces territoires lointains et exotiques. Pour autant, connaissant passablement la Chine et la Russie, je fut bien content de voir l’image qu’elles se faisaient d’elles-mêmes et qu’elles offraient au monde, d’autant qu’elles ne manquaient ni d’intelligence, ni de poésie. Pourquoi la France ne s’était-elle pas prêtée au jeu ?

Tout le monde connaît bien sûr les cathédrales, ce formidable mouvement de bâtisseurs, de corporations et de parlements bourgeois, et qui a joué un rôle majeur dans la création du pays. Tout le monde connaît la Commune de Paris, et la Résistance, les partisans…

Tout était déjà sur place : Notre-Dame de Paris, la Tour Eiffel… La Tour Eiffel : la révolution de l’architecture métallique, l’invention du rivet ; ce n’est pas la France seule qui les inventa, mais elle sut leur construire leur monument.

Et nous avons nos grand hommes : le grand Carnot, et l’autre, Sadi, qui n’est pas moins grand, et Lavoisier, et les grands mathématiciens : Fourrier, Galois… et les Surréalistes aussi… Ne voulait-on pas rappeler l’idée de la France ? C’est ce que je crois.

– Rien d’autre ne t’a choqué ?

– Si, l’absence de la Russie et la présence d’Israël évidemment.

Le 29 juillet, Rome et Jérusalem

La Chine a toujours eu peur d’Israël. Elle en est intimidée qu’elle fût le creuset des trois monothéismes. Il n’y a rien à gagner à s’en mêler. C’est ce qu’elle a cessé de se dire en réunissant ces jours derniers les diverses factions palestinienne. Les diplomates chinois sont experts en réconciliation.

Unifiés, les Palestiniens peuvent constituer un gouvernement, donc un état-nation reconnu par l’ONU, avoir leur capitale à Jérusalem, et tout ce qui va avec.

Israël peut s’agiter, et derrière lui, tout l’Ouest sioniste, rien n’en sera changé. Pendant ce temps, hélas, le génocide continue. Patience, doit-on dire aux enfants qui agonisent, la victoire est en chemin.

Nous déjeunons parfois en ville, Sariana et moi, le plus souvent dans le patio de ce restaurant élégant dont de petite fontaines rafraîchissent l’atmosphère avec leurs murmures cristallins.

« L’autre jour, j’avais commencé à prendre des notes sur Rome et Jérusalem, l’ouvrage de Moses Hess, puis je me suis interrompu jugeant que c’était trop emmerdant. Je ne les ai pas saisies. »

« C’est ainsi que tu écris ton journal ? »

« En me disant que c’est trop emmerdant ? Oui, souvent. »

« Je ne connais pas ce livre. »

« Mes souvenirs en sont lointains. Je ne l’ai plus relu depuis mes jeunes années, et je l’ai perdu. »

« Hess était l’un des docteurs en philosophie rédacteurs de la Gazette Rhénane, le journal de la Gauche Hégélienne ; le seul qui était Juif.  Non, Marx ne l’était pas, il était luthérien, sauf à croire que le Judaïsme se transmette génétiquement. Il connaissait donc bien Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon ; la Question juive de Bauer ; l’Unique et sa propriété de Stirner ; l’Essence du Christianisme de Feuerbach ; et c’est ce qui dût lui rappeler qu’il était Juif. »

« Tous voyaient en Rome, la Rome antique puis la Rome chrétienne, la source de tout. Hess en proposait une autre : Jérusalem. Voilà qui ouvrait d’autres perspectives, malgré la taille assez modeste de l’ambitieux ouvrage. »

« Rome, c’est le partage de la terre dont chaque citoyen possède sa part, avec ce qui est dessus et ce qui est dessous. À Jérusalem, c’est différent : tout appartient au Créateur. La terre, les sources, qui les a crées ? À partir de là, tu peux cultiver la terre, élever des bêtes ; le produit de ton travail t’appartient. Tout appartient au Créateur, et par extension, à tous les créateurs. L’on n’est pas loin alors des conceptions ouvrières et socialistes, et Hesse était socialiste. »

« C’est ce que disait Hesse, ou tu le réinterprètes ? » m’interroge Sariana.

« C’est ce dont je me souviens ; et ces idées m’intéressaient car je les découvrais précisément quand l’Islam semblait se réveiller. Je suppose que tu m’accorderas que Jérusalem n’est pas qu’une citée juive, mais musulmane aussi bien, et même chrétienne si l’on veut, mais pas romaine. »

« Oui, je comprends », me dit Sariana en restant longtemps silencieuse comme pour me permettre de voir qu’elle m’avait bien compris, et pour m’inciter peut-être à m’assurer moi-même que je m’étais bien compris.

Le 31 juillet, les fraises des bois

J’ai bravé la chaleur à marcher dans la forêt pour déguster des fraises des bois. C’est la saison. Je les adore et je sais qu’elles sont encore meilleures avec du sucre et un peu de vin. Nous les avons mangées ainsi l’autre jour avec Sariana, mais je les aime encore plus en marchant sous les arbres.

L’on sent toujours un peu de vent en forêt. Sans cesse les feuilles s’agitent. Les troncs sont si haut quand on aperçoit à travers les ramures des pitons rocheux, qu’on y ressent toute la puissance qu’eut la marine à voile.

J’ai trouvé un parterre de fraises près d’une minuscule source. J’y ai trempé mes pieds, car la chaleur et le vent ont vite fait de boire toute votre eau. J’ai rempli le fond de mon chapeau et me le suis vidé sur la tête.

La source avait tracé trois petits bassins en aval, et avait déposé sur leur parois une concrétion calcaire qui paraissait spongieuse au regard mais se révélait rugueuse au toucher, à laquelle s’accrochait de fines mousses.

Dans le dernier, j’ai aperçu qui nageait dans le clignotement des rais de lumière à travers les branches, une minuscule grenouille. Je l’ai attrapée sans réfléchir, regrettant immédiatement mon geste par crainte de la terroriser. Elle ne paraissait pas effrayée quand j’ai ouvert la main, malgré ses tempes qui battaient vite. Elle avait ce large visage des grenouilles qui paraît toujours sourire.

Le 2 août, comment planter un clou

Je ne crois pas beaucoup aux méthodes d’enseignement, je crois à la volonté. Bien sûr, sans la méthode, on se plante, mais à terme, rien ne lui résiste.

Comment enfoncer un clou ? En lui tapant sur la tête, mais ce n’est pas si simple. Ce n’est pas facile de lui taper méthodiquement sur la tête. Il tombe, il se plie. L’on doit y croire, et il s’enfonce alors en quelques coups. L’on ne prête pas assez d’attention à ces gestes simples : comment planter un clou.

Comment expliquer ? Ce n’est pas qu’un travail musculaire. L’on doit le concevoir, mais sans réellement le penser. Ce geste n’est que machinal.

J’obtiens de bons résultats à enseigner la grammaire du français. Il y a une logique de la grammaire : elle offre un jeu de règles dont on doit se servir pour énoncer tout ce qui serait énonçable dans n’importe quelle langue, mais différemment, parfois très différemment. Apprendre scrupuleusement ces règles n’est donc pas suffisant, quoique nécessaire. Lorsque c’est fait, l’on voit que la langue fonctionne comme seule, et nous surprend.

Licos et moi avons fait un atelier pour montrer comment les grammaires des langues naturelles et celles des mathématiques fonctionnent d’une manière similaire.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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