Je n’avais jamais pris la bonne mesure de l’impact que les méthodes d’écriture, de copie et de reproduction, avaient sur le développement ou le déclin des civilisations. La chute de l’Empire Romain s’expliquerait seule par la pénurie de papyrus après que le contrôle des routes maritimes avec l’Égypte se sont dégradées. Ce ne fut pas le cas de l’Empire d’Orient, où Byzance ne connut pas un tel souci.
– Tu n’imagines pas combien l’on écrit avec souplesse et rapidité sur un papyrus. Le calame glisse comme seul, et les stries des feuilles aident à tracer droit. Les peuples de Méditerranée n’avaient pas à attendre l’imprimerie, tant les copistes étaient rapides à écrire sur leurs rouleaux. L’on trouve des rouleaux de papyrus encore au bazar à Dirac, si tu veux essayer, m’informe Idris.
– Sais-tu que les Perses avaient inventé un calame muni d’un réservoir qui leur économisait de devoir perpétuellement tremper la plume ? Me demande Shaïn.
– Oui, j’en ai entendu parler. J’aimerais tant avoir un calame à cartouche plutôt qu’un porte-plume métallique.
– Je crois que l’outil avec lequel nous écrivons, plume, pinceau ou calame, doit être simple, facile à fabriquer avec un minimum de dextérité. Je crois que nous sommes tous portés à le souhaiter.
– Tu tailles toi-même souvent tes calames dans des bambous ?
– Non bien sûr ; et le problème majeur demeurerait de se promener avec une bouteille d’encre. C’est dommage. J’éprouve souvent l’impression d’une précarité à dépendre du commerce du stylo. Mais je crois savoir que tu aimes les stylos à bille en plastique.
– Ce n’est pas la mort d’emporter dans une poche de son sac un bâton d’encre et une pierre pour le fondre ; ni même de fabriquer un bâtonnet d’encre.
– Tu as raison, quand on accomplit un travail intellectuel, l’on aimerait avoir le contrôle sur ces choses simples ; l’on aimerait les fabriquer à sa main.
– La simplicité n’est qu’un point de vue. Selon comment on le regarde, un ordinateur est aussi une chose simple.
– À supposer que tu sois capable d’en monter un à partir de ses composants, tu ne le serais pas de fabriquer une puce ou un processeur.
– Et alors, tu sais fabriquer un roseau ?
Il commence à faire chaud dans l’après-midi à Dirac. Nous sommes descendus près de la rivière pour profiter de sa fraîcheur, et de son bruit aussi, qui sonne frais d’une manière plus convaincante.
Le monde arabe a su aussi vite que les autres imprimer des livres. Dès que les Coréens ont inventé la première presse à caractères de plomb mobiles, immédiatement suivi par Gutenberg, le procédé est devenu mondial. J’ai cru longtemps que les caractères du monde arabe s’y prêtaient mal, tant y sont rares les livres imprimés. J’en ai vus pourtant du dix-septième siècle, des images en lignes plutôt, et ils m’ont semblé corrects.
Pourquoi n’eurent-ils pas le même succès qu’ailleurs ? Vous ne me croirez pas : les lecteurs arabes trouvaient ces impressions ignobles. Les lettres liées ne l’étaient pas parfaitement ; l’on distinguait une toute petite espace entre, par exemple, le ‘k’ et le ‘t’ de kitab. Les usagers de l’arabe étaient maladivement perfectionnistes.
– Tous les peuples le sont en matière d’écriture. Ils ne se sont jamais contentés de textes lisibles et réitérables sans peine. Ils devaient être beaux ; le texte et son support, me répond Shaïn.
– Je crois que les Arabo-persans se souciaient peu de la qualité des impressions, nous reprend Shimoun. Que faisaient-ils des livres ? Vous croyez qu’ils les collectionnaient ou les rangeaient sur des étagères ? Non, ils les lisaient, et pour cela, ils disposaient de nombreuses bibliothèques publiques. Ils recopiaient des citations, et souvent des livres entiers. Les sources biographiques des intellectuels du Moyen Âge l’attestent. Ils n’avaient donc pas plus besoin de copistes que d’imprimeurs. Vous n’êtes pas sans savoir que les caractères arabes s’écrivent vite, comme de la sténo si l’on ne note pas les accents.
– Beau, l’on n’est pas sûr de ce que ça veut dire, dit Shaïn en revenant à son idée. L’on recherche plutôt la perfection. Est-il important d’avoir un demi quadratin devant un point-virgule ? Combien de lecteurs le remarqueraient s’ils ne sont pas des professionnels de l’édition ?
– Moi si, dis-je, mais il y a bien longtemps que je ne m’en soucie plus en saisissant mes textes. Mon correcteur grammatical n’y voit d’ailleurs rien à redire. Le demi quadratin a-t-il seulement un code dans le langage HTML ? Je ne crois pas. Il y a bien des années que l’impression des livres en France est le plus souvent médiocre.
– Ne pas distinguer les demis et les quarts de quadratin n’est sans doute pas bien grave ; mais quand on s’est engagé dans cette voie, l’on ne sait où l’on s’arrête. L’édition en ligne est carrément ignoble, symptôme d’une inadaptation au numérique. Cependant, tout texte est numérique ou appelé à l’être de nos jours s’il n’est pas déjà écrit au clavier ou saisi à l’écran. Il doit l’être avant d’être imprimé.
– Les techniques numériques ont mis entre toutes les mains les moyens de la perfection, reprend Shaïn. Cependant l’on voit bien depuis le siècle dernier, que l’on est encore loin de la coupe aux lèvres. Il est impossible d’y parvenir sans efforts considérables.
– Je crois que la perfection s’accorde avec le principe : rien de trop. Les premières éditions en ligne l’approchaient avec leur ignorance de la justification et de l’alinéa, et les sauts de paragraphes seulement marqués par l’interlignage. Je crois qu’on régresse depuis. C’est ce que nous explique Shaïn qui doit songer surtout aux éditions de langue anglaise, dont les règles typographiques sont moins exigeantes que celles du français, et les caractères spéciaux plus rares. Cependant, je suis d’accord avec lui, ces pages des premiers sites étaient belles. Je me souviens d’avoir lu quelques livres d’Eric Raymond avec un plaisir des yeux certain.
– Éditer un écrit est un travail rigoureux, dis-je. L’imprimerie fut au commencement du travail industriel, qui exigea une application nouvelle de l’ouvrier, bien différente de celle de l’artisan. L’on n’imagine pas tout ce que l’on doit contrôler en même temps.
Il m’arriva de participer à la fondation d’une petite imprimerie militante quand j’étais étudiant. Ce fut une épreuve pour moi et mes camarades. Rien ne paraissait d’abord un défi insurmontable pour la vivacité de nos jeunes esprits, ni l’habileté de nos doigts : mais seule une maîtrise complète évitait que le papier ne fût maculé d’encre, ni que l’ordre ou le sens des feuillets ne soient corrompus. La mécanique ne sait rien faire dont l’esprit ne tracerait préalablement la voie. L’apprendre est une épreuve. Nous n’imprimions pas seulement, nous éditions aussi.
– Nous pouvons croire notre ami, confirme Shaïn. Il s’est exercé à toutes les techniques, de la vieille presse à bras à la publication assistée par ordinateur. L’on ne saurait s’y endormir sur le geste machinal pas plus que sur la commande automatique.
Shaïn continue : – Voilà ce qu’est travailler et l’a toujours été, quel que soit ce travail. Stakhanov était un sportif, pas un ouvrier. Le sport se réduit à la recherche de la rapidité et de la force, comme un danseur ne rechercherait, lui, que la beauté. Le travailleur ne se soucie de rien de cela. Il a des outils, des machines, des procédés. Il ne cherche pas à s’améliorer ; il recherche la perfection qui ne permet aucune erreur.
Il existe une façon bien agréable de se déplacer à Dirac en cette saison : de petits triporteurs avec des sièges confortables. Vous y sentez l’air vous fouetter le visage. Je suis toujours trop enfermé dans les automobiles, surtout les plus récentes.
Des gens à l’esprit indépendant et entrepreneur en ont fait un moyen commode de gagner leur vie. Il ne me conviendrait pas, tant j’aime chasser en bande. Toutefois, j’ai un penchant trop solitaire pour m’encombrer de passagers avec lesquels je devrais bien échanger quelques mots. J’ai une facilité étonnante d’oublier ceux qui m’entourent, même lorsque nous partageons un travail commun.
Je n’ai pas accompli souvent des travaux qui me laissaient le loisir de parler, ils m’imposaient une d’attention trop soutenue. « Tu t’es pourtant consacré souvent à de la formation », soulève Sinta.
Cette apparente contradiction me laisse en suspens un instant. « Au fond, c’est la même chose. Au fond, l’objet qui absorbait toute notre attention, nous prenait trop chacun distinctement, pour ne pas nous laisser solitaires. J’ai une facilité à entraîner d’autres dans une telle posture, et quand j’y parvenais en donnant un cours ou en animant un atelier, personne ne se dissipait. »
Je contemple Sint se passer un léger tricot de laine avec une grâce infinie, fasciné par la délicatesse de ses doigts.
« Il est impossible de risquer une hypothèse sur ce qui est réellement en cours entre l’Inde et le Pakistan, mais tu peux te demander à qui profite le crime », m’explique Sinta. « J’imagine qui tu soupçonnes : l’entité sioniste, ou bien le MI6. Tires-en donc alors toutes les conclusions. Tu n’as jamais douté qu’Israël soit une base des États-Unis. Ces États-Unis sont aujourd’hui déchirés par une guerre civile froide, et le gouvernement n’appartient plus à l’État profond. Or, le plus profond de cet État profond est l’entité sioniste elle-même ; en guerre froide donc avec Washington. »
Je ne partage pas vraiment l’avis de Sint. Au Pakistan, le MI6 (l’équivalent britannique de la CIA aujourd’hui mal à l’aise) est comme un poisson dans l’eau, et il ne serait pas en peine pour fomenter une opération sous faux drapeau avec un groupe kashmiri que nul ne connaît. Sur le fond, l’intention reste la même, frapper un point sensible des Brics, viser l’Océan Indien où passe tout le commerce avec l’Europe entre le détroit de Bab Al Mandeb et le canal de Suez, gêner la diplomatie du gouvernement actuel des États-Unis. Que parti cherchera à en tirer le gouvernement de l’Inde pour affermir sa position intérieure ?
Il me reste encore un kilo à perdre de cet hiver. Pour cela, j’ai pris deux décisions. La première est de ne rien manger entre les repas, mais elle ne donne pas encore de résultats significatifs ; la seconde est d’allonger le pas. Je ne marche pas plus vite, ce qui ne favoriserait pas ma prestance ; je fais de plus larges enjambées. Je sens que mes jambes et mon bassin travaillent davantage. Je compte le temps pour descendre de l’université aux restaurants près du lac. Ce matin, j’ai gagné cinq minutes. J’en ressens la fatigue.
Depuis quelques jours, quand je ne sors pas trop tôt, je découvre avec surprise qu’il faisait plus frais à l’intérieur. Aujourd’hui, c’est la contraire. Il a plu toute la nuit.
En venant à Dirac, je ne me doutais pas que je me rapprochais du centre du monde. Dans ma jeunesse, je m’y croyais déjà, à Marseille, à une nuit à peine en train couchette de la capitale intellectuelle du monde : Paris. J’aime me sentir à une distance raisonnable du centre ; ne pas m’y sentir enfermé, mais qu’il me demeure cependant accessible sans peine.
Je sais bien que Samarcande n’est pas encore redevenu totalement le centre du monde. Elle n’en est pas moins au milieu de l’Asie, à égale distance des centres des grandes aires culturelles, dont elle a synthétisé les apports.
« Elle a participé de toutes les grandes civilisations : perse, hellénistique, chinoise, mongole, ottomane, russe…, et enfin soviétique », commente Sinta pendant que nous longeons la rivière. « Civilisation soviétique ? Intéressant. » Les bosquets qui longent la route abritent d’épais espaces ténébreux maintenant que les feuilles des arbres ont poussé.
L’empire soviétique est un exemple intéressant de civilisation ratée. Pour réussir, elle aurait dû faire de Samarcande sa capitale, mais les temps n’étaient pas mûrs quand Staline et Mao partageaient leur rêve d’Orient Rouge. L’Union Soviétique demeurait encore trop occidentale pour devenir ce qu’elle était. L’on s’évertuait alors de remplacer l’alphabet arabe par le cyrillique.
L’empire chinois ne s’est jamais beaucoup occupé de dominer le peuple. La fonction du Fils du Ciel concernait davantage les choses : les unités et les mesures, les intervalles musicaux qui donnèrent lieu à des calculs qui ont stimulé les mathématiques… L’institution impériale n’a jamais disposé de forces de répression significatives, pas plus que celle de la Chine moderne. Plutôt qu’une forte armée, elle s’est servi de peuples voisins pour protéger ses frontières, moyennant des accords plus avantageux que s’ils s’étaient avisés de s’en faire les ennemis.
À l’exception du règne du premier empereur Qin, unificateur de la Chine au troisième siècle avant notre ère, le pouvoir ne s’exerçait pas sur les hommes. La Chine connaissait évidemment des désordres, des révoltes même ; ils étaient tenus pour des soubresauts locaux, destinés à se résorber d’eux-mêmes selon ce qui s’apparenterait à une tectonique sociale aussi naturelle que celle des sols.
Le pays a été fortement marqué par le premier empereur, comme par un traumatisme initial, et personne ne souhaite s’engager à nouveau dans une telle voie ; le communisme n’y a pas dérogé.
Les lois n’ont jamais été réputées bonnes en Chine. Un empereur s’en félicita, jugeant que le peuple en était moins tenté de régler ses différents devant des tribunaux.
« Je te remercie pour ton cours », dis-je à Licos. Un petit soleil d’un gris lumineux comme une boule de mercure, ne réchauffe pas beaucoup ce matin. J’ai donc accepté avec plaisir son offre de me ramener en voiture. Le printemps est timide.
« Tu ne me renseignes pas cependant sur la question que je me pose », continué-je. « Pourquoi la Chine a-t-elle subitement tourné le dos à la mer et aux régions déjà fortement sinisées d’Asie du Sud-Est, pour s’enfermer dans les terres en les sillonnant de canaux ? »
« Tu n’en as vraiment aucune idée ? » s’est-il étonné. Licos m’a expliqué que la Chine craignait l’influence de l’Islam. L’Islam s’était pourtant installé depuis longtemps en Chine, et n’avait pendant des siècles en rien mis en péril la culture ni les modes de vie.
« L’époque, comme tu n’es pas sans le savoir, coïncidait avec une seconde expansion de l’Islam, passant cette fois par le Sud, par l’Océan Indien, et portée par le commerce autour des mers arabo-persiques. De plus, la nouvelle religion semblait une promesse de mieux faire front à des envahisseurs brutaux venus du lointain Ouest. Le retrait de la Chine a renforcé l’un comme l’autre, l’expansion de l’Islam et les exactions des Européens. Personne ne le dit jamais, c’est vrai, mais la logique la plus élémentaire nous en convainc. »
En effet, c’est de notoriété commune, Zheng He, le grand amiral et explorateur chinois, à la fois diplomate et percepteur, était lui-même musulman, et habile à négocier avec ses coreligionnaires.
Aujourd’hui le 9 mai, nous fêtons la victoire contre le nazisme. L’Ouest Impérialiste préfère la commémorer le huit, le jour des massacres de Sétif.
Je me souviens, c’était encore au siècle dernier, en donnant un cours. J’avais écrit au tableau une phrase en arabe complètement à l’envers, comme dans un miroir.
Je ne m’en suis rendu compte qu’en entendant les rires de la classe. Une petite habitude de la gravure m’avait entraîné à écrire à l’envers aussi bien qu’à l’endroit. Cela ne m’était cependant jamais arrivé à mon insu.
La prudence des Brics, si hésitants à fonder leur nouvelle monnaie, laisse penser qu’ils sont conscients de la responsabilité qu’ils prennent en créant un capital nouveau destiné à remplacer l’ancien multiséculaire, celui de la dette nébuleuse. Ils prennent certainement toute la mesure des conséquences, imprévisibles pourtant. Ils ne se pressent pas, décident avec prudence de ce qui, par la force des choses, demeure indécidable.
La constitution d’un capital autochtone a accompagné l’émergence de l’Occident Moderne : la méthode scientifique et métaphysique ; la révolution théologico-politique (pour penser au traité de Spinoza) et l’esprit constitutionnel… Qui oserait croire qu’il comprenne nettement comment ces divers composants se seraient combinés. Comment, hors de tout contrôle, ont-ils constitué la civilisation que nous connaissons en rasant toutes les autres ?
À la lumière de cette histoire, comment ne pas s’inquiéter de ce qui est en cours ? Il semble que dans les états-majors des Brics, l’on partage, peut-être le cœur battant, une certaine vigilance.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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