Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Choses et mots

Le 12 novembre, sans savoir où l’on va

Je peine à écrire mon journal. On ne le dirait pas, puisque je le poursuis.

La meilleure façon d’écrire, je le sais bien, est de ne pas savoir où l’on va.

Je ne sais me tenir à ce que j’avais envisagé d’écrire. Je ne m’y tiens jamais.

Toujours je rumine à l’avance ce que je m’apprête à écrire, mais je ne m’y tiens pas, dès même la première ligne. Toujours ma plume m’emporte vers d’autres directions. J’écris sur autre chose qui ne m’avait pas traversé l’esprit avant que je ne commence.

Ne pas savoir où l’on va, donc.

« C’est aussi bien », me dit Sint.

« C’est beaucoup mieux, sinon je perdrais vite l’intérêt d’écrire. Si l’on sait déjà, à quoi bon ? »

Depuis des jours, je rumine sur le Moyen-Orient ; mais qu’ai-je a dire que tout le monde ne sache déjà ?

Que la question se situe moins au Moyen-Orient qu’on ne le pense ? Tout le monde peut le savoir.

Oui, j’aurais quelques remarques originales à développer sur les rapports avec le Traité de Westphalie, mais une fois dit, tout le monde saurait en tirer les conclusions.

Oui, ce fut une bénédiction quand la paix de Westphalie mit fin aux horreurs de la Guerre de Trente Ans, mais ce ne serait que voir la coupe à moitié pleine. Elle ne mit fin à rien du tout. Il en reste encore une autre moitié.

Mon avis n’intéresse personne. Ce que j’en pense n’a aucun intérêt. Ce n’est pas de mon avis que je tiens à parler. Alors autant se taire.

« Tu vois bien que tu parviens à dire quand même ce que tu avais ruminé », dit Sint en se penchant sur mon journal, le menton contre mon épaule.

« Non, pas vraiment », fais-je. « Pas exactement. Je n’en ai rien dit : seulement pourquoi je n’en disais rien. Je n’aurais pas su comment le dire si je ne l’avais pas écrit. »

Je l’amuse me semble-t-il.

Le 14 novembre, où que l’on soit

Les jours déclinent, mais ils déclinent moins vite. Le changement ne sera plus perceptible d’ici le dix décembre. Puis le coucher du soleil se fera très lentement plus tardif ; et son lever va continuer à le devenir lui aussi jusqu’à l’équinoxe.

J’aime contempler ces paisibles changements. Le croissant de lune, qui est maître du ciel nocturne, grossit lentement de jour en jour.

Il est vain de laisser les volets ouverts quand le soir tombe, car dès que l’on allume, les vitres deviennent un miroir opaque. J’ai cherché un stratagème pour continuer à voir le ciel quand je m’attarde à écrire, en écoutant une musique douce portée par le son du kamancheh.

Le plus merveilleux dans tout cela est que les mêmes remarques pourraient être faites à peu près où que l’on se trouve à la surface de la terre.

Le 15 novembre, propos de table

Le premier usage de l’informatique fut de guider des fusées, des missiles, tout ce qui effectue des déplacements trop rapides pour être calculé par un cerveau humain. Pour moi, je ne nierai pas que mon premier usage fut l’emploi de machines à écrire extrêmement sophistiquées, permettant de corriger autant de fois le texte qui demeurait parfaitement propre et sans rature, et l’imprimer autant de fois que nécessaire, avant que je ne puisse bientôt le partager par les airs sans frais de papeterie ni de poste, ce qui allégea considérablement mon budget.

J’en fus ébahi. Je n’en suis toujours pas revenu. Je n’ai pas pour autant pensé que l’informatique fut conçue pour mon usage. Ce dernier ne serait cependant pas à sous-estimer. Il ne fut jamais aussi facile d’écrire et de communiquer. Des voies nouvelles ont été ouvertes, et l’on mesure encore mal ce qui en a été changé.

Cet usage n’en demeure pas moins marginal au regard du premier, qui reste le principal et le plus déterminant. Rien ne pèze bien lourd devant un missile hypersonique.

Pourtant, cet usage inattendu, secondaire et malgré tout fascinant de l’informatique, n’a cessé de dériver depuis vers du n’importe quoi. Ceux qui ont le plus besoin de diffuser et de communiquer, ce sont évidemment les publicistes quels qu’ils soient, et ceux-là ont le plus besoin d’accumuler et de traiter les données de leurs consommateurs, et ils les accumulent et les traitent bien sûr grâce à des technologies informatiques. Cela, on en conviendra, ne produit rien d’utile. C’est pourtant ce qui brasse le plus d’argent et ce que les nouvelles technologies affichent le plus ostensiblement à leur tableau de chasse.

« Tu passes un peu vite sur le formidable système de surveillance et de censure qui en est résulté. »

« Non. C’est en réalité sans importance. Cela paraît en avoir car l’époque hallucinée s’accorde à lui en donner. Ce qu’il serait important de regarder, est ce que l’écriture assistée par ordinateur, je dis bien l’écriture, a donné aux lettres et à la pensée. A-t-elle renouvelé leurs ressources ? Sans doute, mais comment l’observer ? Sinon, le plus important est la rapidité de calcul et son application aux commandes de missiles »

« La rapidité de calcul est une chose », dit Licos, « Les capacités de calcul sont autrement importantes. Les machines calculent ce qu’on les programme à calculer. La question que tu soulèves, donc, celle de l’apport de l’informatique à l’usage du langage et de la pensée, devrait intégrer l’emploi du langage et de la pensée mathématiques. »

« Ta remarque est géniale », dis-je. « Je trouve évidemment que les relations complexes entre mathématiques et langages ne sont jamais à ignorer. »

Voilà comment notre séminaire travaille quand nous décidons de dîner ensemble.

L’on coupe en rondelles des carottes préalablement épluchées, que l’on fait bouillir dans un fait-tout. Quand elles sont assez tendres (disons quinze à vingt minutes après ébullition), on les égoutte et les fait revenir dans une grosse poêle d’huile d’olive (grosse si nous sommes huit). C’est bon, c’est très fin.

C’est une recette de mon pays. On appelle cela des « carottes braisées », c’est moi qui m’en suis occupé.

Le 16 novembre

Mohammed Ben Salmane parvient habilement à se faire le porte-parole du monde arabe. Il y parvient d’autant mieux qu’il se fait moins celui du Sunnisme. Aussi les relations avec l’Iran se sont-elles apaisées ; elles sont même devenues cordiales, amicales. La si fameuse division entre Chiisme et Sunnisme, si chère à l’Ouest Sauvage, perd de sa substance, si elle en eût.

Les Chiites paraissaient très minoritaires au vingtième siècle. On en voit maintenant partout, nombreux et souvent majoritaires. Ce doit être une lointaine conséquence du principe westphalien que le peuple a la religion du monarque.

On les voit même où ils ne sont pas : les Houthis seraient des sortes de Chiites. Non, les Houthis sont des Houthis. Tout n’entre pas dans la stricte partition entre Sunnites et Chiites.

Tous les Musulmans ont reconnu la succession des Imams jusqu’au sixième. À partir du septième, ça se complique.

C’est à l’autorité du khalife que ce sixième imam faisait de l’ombre. Maintenant il n’y en a plus, ni d’imamat ni de khalifa.

Le 17 novembre

« Tu as dû remarquer qu’aucune acception du substantif “religion” n’a le même sens selon à laquelle il s’applique. »

« C’est comme le substantif “jeu”, me répond Nadina. « Aucune acception assez générale ne saurait les recouvrir tous. Toujours l’on trouverait des jeux qui échappent à la définition commune. C’est évidemment une différence, qui rend autrement complexe l’élaboration d’une théorie de la religion, que d’une théorie des jeux. Georges Bataille dût avoir plus de mal que Roger Caillois », dit-elle, mettant à profit les recherches pour son doctorat.

« De nombreux substantifs n’ont aucune acception bien définie », ajoute-t-elle.

« Moi je les aime bien ceux-là. »

« Ce serait certainement une mauvaise idée, tu as raison, que de demander aux législateurs de leur en donner une. »

« Ces mots là permettent de les employer avec plus d’acuité que les autres. »

« Explique-toi. »

« N’ayant aucune définition assez précise pour y prendre des appuis solides, l’on doit en chercher surtout sur les choses qu’ils nous servent à désigner. Tu dois mieux savoir ce que tu dis, si tu préfères. »

« Je comprends. »

Le 18 novembre, fin d’automne

C’est beau un soir qui tombe avant que les vitres ne deviennent des miroirs opaques.

Les fins du jour sont certainement ce que l’automne qui s’achève a de plus beau à nous offrir.

Le 19 novembre, écrire au soleil

Il fait un temps épouvantable. Le vent hurle et emporte tout. Pourtant l’air n’est pas bien froid, sauf au petit matin ; je n’ai pas encore sorti mes gants. Le soleil, lui, parvient toujours à faire une petite apparition l’après-midi. Le temps n’est donc pas aussi épouvantable qu’il le paraît. Il suffit de connaître quelques petites places abritées et bien ensoleillées. J’aime écrire dehors.

Il manque un mot dans la langue française, une locution pour se placer au parfait équilibre entre le verbe aimer, et sa négation : ne pas aimer. Cette locution manque, et c’est curieux, car la plupart du temps, nous en ferions davantage usage que des deux autres.

Hier, Sinta m’a proposé de nous asseoir à l’ombre. Je lui ai répondu : « je n’aime pas m’asseoir à l’ombre quand il fait un si beau soleil. » Par honnêteté intellectuelle, je me suis senti obligé de préciser que mon affirmation était en réalité fausse. « Il est abusif », ai-je cru bon de préciser, « de prétendre que je n’aime pas m’asseoir à l’ombre. C’est littéralement faux, ou pour le moins très abusif. Mais, comment dire ? Je ne peux que m’abstenir de dire “j’aime”. En réalité, ni j’aime ni je n’aime pas. »

« Voilà une fort intéressante précision », fait-elle, amusée.

« Pour être exact, il serait aussi erroné de dire “je n’aime pas” plutôt que “j’aime”, et c’est pourtant ce que la langue force à choisir quotidiennement, comme je viens de le prouver. »

« Je te rappelle qu’en français les verbes ont des adverbes, comme dans toutes les autres langues. Tu pourrais moduler, par exemple, le verbe aimer par un “j’aime bien”. »

« “J’aime bien”, ce n’est pas l’exact point médian entre aimer et ne pas aimer. »

« Tu as des quantités d’autres adverbes à ta disposition. »

« Le fait est que tu dis presque toujours, d’une façon erronée : je n’aime pas, comme je viens de le démontrer. Je crois qu’il est difficile d’infirmer que de tel énoncés n’auront aucun impact sur ta pensée. À force de dire “je n’aime pas”, tu seras induit à ne pas aimer. »

« Où veux-tu en venir ? »

« Je ne fais qu’un constat, et j’en conclus que si l’on ne se décide pas, nous autres francophones, à trouver une locution correcte, l’on devrait pour le moins n’employer la négation du verbe aimer qu’avec une extrême prudence. La plupart du temps, tu n’as aucune idée de ce que tu penses sans l’articuler sur du langage. Imagines-tu ce que finira par provoquer l’abus des mots “je n’aime pas” ? »

Sinta a paru alors ce rendre-compte de ce que je lui disais. Son regard est devenu lointain comme si elle en voyait toutes les conséquences.

« Enfin, ce que j’avance s’inscrit quand même dans une nuance limitée de sérieux. »

Le 21 novembre, sidérurgie à Dirac

L’usine sidérurgique de Dirac n’est pas bien grande, mais elle fabrique un excellent acier. Elle a de particulièrement hautes cheminées qui tentent de rejeter leurs fumées le plus loin possible des habitations. Elles finissent nécessairement par retomber, même quand un vent fort les chasse vers les forêts ; c’est inévitable. Tout le monde a pourtant besoin de bons aciers.

Les épais panaches qui s’échappent sur le fond de la vertigineuse falaise de l’Actar, produisent un effet puissant que je n’avais encore jamais remarqué. Je ne m’en approche jamais à ce point. Je n’ai aucune raison de marcher jusqu’à ce quartier où l’on ne trouve que des bar-restaurants de sidérurgistes. Les grandes vitres de leurs façades reflètent roches, panaches sombres et ciel immense.

La face nord de l’Actar avec ses à-pics vertigineux, est de granite rose, légèrement rose. La fumée finira-t-elle par le ternir ? Je ne manque pas de m’en inquiéter, imaginant mal comment des armées de sableurs accrochés aux parois sauraient restaurer leurs couleurs d’origine ; un rose très pâle, virant parfois à l’ocre- rose.

Mais l’acier, superbe, qui sait parfois s’habiller de lumières mieux que le plus bel argent, ne vaut-il pas quelques sacrifices ?

« De la fumée incolore », me dit Ismaïl, qui m’a proposé de me faire visiter la fonderie. Mais j’insiste : « elle est noire. »

« Non, elle est opaque. Le soleil la fait paraître noire à contre-jour. Ce n’est que de l’ombre. La fumée est raffinée à la base des cheminées. »

Je peine à le croire. Je me dis qu’un poète ne me mentirait pas, je n’ose pas le contredire.

Le 22 novembre, les lames de Dirac

Les fonderies ne s’arrêtent jamais. Quand un haut-fourneau a été lancé une première fois, on ne peut plus l’éteindre. Tu le savais, bien sûr.

La chaleur est incroyable pour les ouvriers qui font couler le précieux alliage. Ils sont cuirassés d’amiante et casqués d’un cube du même matériau à la face vitrée. Je ne sais comment ils parviennent à rester là des heures.

Pour les équipes de nuit qui arrivent et qui partent en plein gel, le cœur est mis à rude épreuve de ces chevaliers modernes. « Ils sont jeunes », m’a appris Ismaïl, «  et par décret, ils n’y restent pas de longues années. »

Les nouvelles fonderies sont récentes mais on fabrique de l’acier depuis longtemps à Dirac. Ses lames étaient célèbres.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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