L’histoire de l’Arabie pré-islamique est surprenante. C’est comme si, avant l’Hégire, il n’y avait rien : tribus nomades errant entre dunes et puits, sans architecture, sans religion définie…, rien. Ce sont les Musulmans eux-mêmes qui ont entretenu ce mythe, les Musulmans perses pour l’essentiel. Les premiers historiographes étaient tous Perses. Personne par la suite n’avait intérêt à mettre en doute cette version, et les historiens contemporains se sont calés dessus.
Bien des traces demeurent qui nous convainquent du contraire. À l’époque du Prophète, en pleine guerre contre les Abyssins, la péninsule arabe était ravagée, et son réseau de canaux, détruit. L’on trouve une abondante documentation dans l’Encyclopédie Américaine sous les plumes de Marx et d’Engels qui y ont souvent collaboré, signant également des articles sur la Chine. Ils furent republiés dans les années soixante-dix par les éditions 10/18.
Il n’y aurait donc rien eu du royaume Sabéen entre le Jordan et et le Yémen, malgré l’architecture qui en demeure et les temples à de nombreuses divinités. Ce n’est pas ce qu’enseigne la littérature hébraïque, grecque et latine.
Ces royaumes étaient donc polythéistes, mais le monothéisme occupait une place importante, peut-être majoritaire. Qu’était ce monothéisme s’il n’était pas juif, s’il n’était pas chrétien, puisque les arabes résistaient au Abyssins qui tentaient de les convertir, et s’il n’était pas encore musulman bien qu’il se réclamât des héritages de Moïse et d’Abraham ? Je ne suis pas un érudit, mais la seule différence que je perçoive avec le dogme hébreux tel qu’il fut fixé, concerne le fils qu’Abraham devait sacrifier : Ismaël ou Israël. Les Musulmans ne sont donc pas illégitimes quand ils disent que le peuple qui a suivi Moïse dans la Sinaï était déjà musulman.
« Je n’avais jamais considéré les choses de cette façon », m’avoue Sinta pendant que nous prenons un café sur la terrasse, profitant d’un fugace soleil des derniers jours de décembre. « Si l’on ne dit pas que ceux qui ont traversé la Mer Rouge avec Moïse étaient déjà musulmans, l’on doit dire que les arabes étaient juifs. Tu n’es pas un érudit, mais tu est quand même bien savant sur ces questions. »
« Je le suis surtout pour ce qui concerne Marx et Engels, et Reclus, et Kropotkine. »
« J’ai lu l’Histoire de Tabari, qui est bien dans l’esprit des historiographes persans dont tu viens de parler. Ils étaient de curieux historiens qui semblaient décidés à laisser ensevelie l’Histoire. Je crois qu’ils avaient très peur d’enseigner des inexactitudes. »
« Nous avons toujours à faire avec ces curieux historiens. J’ai lu Tabari moi aussi, mais je suis moins sévère que toi. Pour moi, il a contribué à lever le voile », dis-je en posant ma tasse. « Regarde, le soleil a déjà mis huit minutes de plus pour passer. »
Eh bien le soleil ressort malgré les quelques gouttes qui sont tombées juste après midi. Dirac jouit d’un exceptionnel ensoleillement toute l’année, et ne manque jamais d’eau grâce à l’apport des glaciers.
Je me suis mis à me nourrir en abondance de figues sèches, de dattes, et aussi de fruits secs ; de noix de cajou, les seuls fruits secs auxquels je ne sois pas allergique. Quoique rien ne nous permette de les distinguer des autres, les noix de cajou sont d’une famille totalement différente des noix, des arachides, des amandes…, et je suis capable d’en manger sans dommage autant que j’en désire.
Ce nouveau régime m’est bénéfique, il m’a été suggéré par mon barbier. Il constitue un régime sain qui renforce le corps sans l’alourdir, et je me sens en pleine forme depuis que je ne bois plus de lait. J’ai encore perdu du poids et je songe à percer un nouveau trou à ma ceinture.
Pour le réveillon, ce soir Sinta va nous préparer un gratin de saumon à la ciboulette. C’est l’une de ses recettes et je m’en régale d’avance. J’ai trouvé au bazar un rosé de Bandol qui l’accompagnera bien.
Nous savons qu’une nouvelle civilisation est en train de naître, mais nous somme à son égard complètement aveugles. C’est déjà beaucoup de le savoir. Tout ce qui se trouve autour de ce point aveugle est d’une moindre importance, et sera dans tous les cas difficile à interpréter.
Les bars, les tavernes, les bistros eurent une importance considérable dans la civilisation occidentale moderne, et avec eux le tabac, le café, le thé. En auront-ils encore ; et sinon ?
Les rues aussi, et les places, les parcs… Les rues ont-elles encore un avenir ? Où les rencontres auront-elles lieu ?
Whu est venue à Dirac après le nouvel an. Elle rentrait de Singapour et nous a ramené quantité de photos et de vidéos. À Singapour se mêlent l’habitat le plus traditionnel, traditionnel de l’occident moderne, et un autre tout nouveau. Des tours, des jardins, des jardins verticaux…, mais les tours ne constituent pas un caractère de la modernité orientale. Elles répondent seulement à Singapour au manque d’espace. Un besoin de jardins et de végétation serait plutôt le caractère de la civilisation qui naît.
Les jardiniers y sont des ingénieurs, des chercheurs en biologie végétale, et animale aussi à Singapour, car l’on y trouve toute sorte de vie animale. Les ingénieurs du bâtiment travaillent avec des biologistes.
Whu n’a pas changé, toujours ses bottes qui claquent, ses pantalon cintrés, et ses chemises à fleur au col boutonné à la mode chinoise.
Une nouvelle civilisation est en train de naître. Même ceux qui sont le plus proche de le deviner s’en soucient peu et s’interrogent plutôt sur l’avenir de l’occident. Oui, il y aura un avenir pour cet occident. L’occident ne va pas disparaître, du moins la civilisation de l’Europe occidentale.
Ce que sera cet avenir dépendra largement de la nouvelle civilisation qui s’épanouit. L’on devrait d’abord la questionner si l’on veut des réponses.
Il demeurera longtemps des départements de français dans toutes les universités du monde, et d’allemand, et d’anglais, même quand l’anglais ne sera peut-être plus la principale langue véhiculaire, et même d’italien, ne fût-il parlé qu’en Italie et en Suisse, et comportât-il de nombreux dialectes, et d’espagnol, et de portugais, ces langues ne fussent-elles plus proprement européennes, ni même occidentales… Bien sûr, la qualité de vie est menacée en Europe, et pour longtemps.
Il n’en résulte pas que le monde entier soit menacé. Oui, les insectes sont décimés et plus encore ; la vie dans les océans est en danger, mais ce sont des catastrophes qui passent avec la suite des siècles… ou pas.
« La question n’est pas celle de l’hégémonie, tu comprends ? “Quelle sera la plus grande puissance ?” n’est pas la bonne ; ni “quel pays héritera de la domination du monde?” ; “deviendra le berceau de la civilisation”. »
« Le monde pourra devenir pluriel, les peuples égalitaires, je n’en sais rien. Nous savons seulement déjà que nous voyons poindre une nouvelle civilisation qui sera ce que nous en ferons. »
« Et le capitalisme ? » m’interroge Shimoun. « Tu crois que nous assistons à la naissance d’un autre capitalisme ? »
« Je ne crois pas beaucoup à son avenir, ni qu’il ait à être remplacé. »
« Nous savons tous que le Mouvement Surréaliste fut la dernière grande aventure d’esprit de la civilisation occidentale. Elle en est l’achèvement, c’est-à-dire son apogée et son dépassement. » Je me suis livré pour ce début d’année à une conférence sur le Surréalisme.
« Je me souviens qu’à la fin du siècle dernier il n’était pas facile de faire comprendre à la jeunesse de France ce que fut la Révolution Surréaliste. Il m’avait alors paru habile de faire appel à Paul Valéry qui suivait un chemin parallèle avec plus de recul, et un sens à la fois de la longue durée et de la longue portée. Il donnait l’impression fallacieuse d’une modération, comme les Surréalistes offraient parfois celle tout aussi fallacieuse d’une révolte facile. Mais Paul Valéry était un auteur, à l’instar de Descartes dont il était fin lecteur, qui avançait masqué. Il n’existait donc pas de voie bien dégagée pour introduire au souffle révolutionnaire qui s’était répandu sur l’Europe après la Grande Guerre et la Révolution Bolchevique.
« Cette voie dégagée n’existe toujours pas, alors que le Surréalisme demeure la meilleure approche du tournant de civilisation de l’époque en cours. Il n’en existe plus rien en Europe aujourd’hui. »
Je m’étais encore engagé dans un projet compliqué. Heureusement, je me savais bien secondé par ceux que j’avais impérativement invités : Ismaël et Nadina. « Ne me laissez pas seul », leur ai-je déclaré. « J’ai besoin d’interventions éclairées dans la salle, qui sauront recadrer les chemins où je ne manquerai peut-être pas de m’embourber. »
Il n’y a pas de bon orateur. Tout est dans la relation avec ceux qui l’écoutent. Ceux qui m’écoutaient avaient bien saisi mon propos de chercher les clés ouvrant sur l’histoire en train de s’effectuer. Loin de me poser des questions que je craignais difficiles, sans réponses précises et donnant à brasser de la confusion, ils furent les premiers à frayer le chemin.
Bien sûr, pour corser j’ai dû faire mon intervention en anglais. « Tu as bien fait de ne pas employer un programme de présentation », m’a dit Sharif.
Je ne me sers jamais de ces terribles outils à immobiliser la pensée. Même écrite, car j’avais écrit mon intervention (disponible en format portable), la langue demeure une musique.
Il devient difficile de s’installer en plein air. Le froid a pris ses quartiers. Il arrive tardivement cette année. C’est un froid rigoureux qui sent la neige. Il est revivifiant.
Le soleil lui-même semble glacé, qui traverse à peine des nuages blancs et filandreux que le vent effile. Il ne les disperse pas, mais les tasserait plutôt au contraire. Je ne sais pourquoi je sors par un temps pareil, me glaçant les doigts à noter des bulletins météorologiques. Il faut croire que j’aime ça. Le soleil réchauffe malgré tout.
Nombreux parmi mes amis n’ont pas vu et m’ont critiqué de considérer la situation déterminante des grands territoires de l’Asie Centrale. Ils les jugeaient négligeables par leur faible population et leur peu de richesse. Oui, mais ils occupent le centre, la croisée des chemins. Timour Lang l’avait bien compris.
Il est bon qu’un centre demeure un peu vide. Un centre trop plein s’étouffe.
La ville était merveilleuse de bon matin, noyée sous la brume au-dessus de laquelle flottaient quelques éminences ; et les odeurs, les merveilleuses odeurs de terre humide et de végétation.
Il avait fait très froid dans la nuit à cause du vent violent, puis il était tombé, et la couverture brumeuse nous avait réchauffés. Au lever du jour, l’heure généralement la plus froide, la température n’était plus guère au-dessous de zéro.
Je suis sorti prendre un café près du lac gelé. Le vent léger, comme ces derniers jours, entasse plutôt les nuages transparents qu’il ne les chasse. Le pâle soleil réchauffe cependant.
Le projet envisagé cet été de produire des missiles à Dirac, a été mis en œuvre et a déjà été réalisé. « Ce n’est pas très difficile à produire », m’a confié Sariana, qui en avait été l’une des premières chevilles-ouvrières. La République de Dirac est parvenue sans peine à en vendre quelques-uns à la Fédération de Russie. L’intérêt pour elle était de les tester en situation de conflit.
« La Fédération n’avait rien à y perdre », m’a expliqué Sariana, « car auraient-ils été interceptés avant d’atteindre la moindre cible, qu’ils auraient entraîné le destruction d’antimissiles beaucoup plus chers, et dont l’Otan est toujours plus cruellement dépourvue. Les Iraniens et les Coréens profitent également de cette opportunité. Les résultats sont encourageants. »
« Je suis fier », lui ai-je dit, « que mon filleul ait pu participer à ce projet. » Je parle de Yousef, le petit-fils de Sint, avec lequel je demeure en contact. (Voir tome un.)
Quand le vent a massé suffisamment de nuages pour qu’ils masquent le soleil, le froid est vite tombé. J’enfile mes gants et je rentre.
Les États-Unis n’ont pas les moyens de s’engager dans une nouvelle guerre de haute intensité. Ils ne les ont même plus d’entretenir ceux qui les mènent à leur place.
Leur Grande Armada est bloquée en Mer Rouge autour du détroit de Bab El Mandeb. Pourtant les néoconservateurs poussent à attaquer l’Iran. « Ils sont bien capables d’essayer », répond Shimoun quand je lui dis qu’ils ne se risqueraient même pas à attaquer le Yémen. « Les néocons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. »
Je n’ai pas douté qu’il faisait allusion à une célèbre réplique de Michel Audiard. Shimoun fait preuve d’une érudition en ce qui concerne la culture française, qui force l’admiration.
« L’Ouest Sauvage n’a plus de ressource productives. Il ne suffit pas d’imprimer des billets », dit encore Shimoun.
L’hiver n’est pas pressé. Le climat s’est radouci. La douceur ne fait pourtant pas sortir le soleil, j’ai hâte de le voir plus longtemps. Un vent glacé me parcourt soudain de la tête aux pieds. Le printemps est encore loin.
Nous sommes le dix et je me croyais déjà le onze tant je suis impatient, mais nous sommes toujours au début d’un hiver qui ne s’est pas encore installé. Le froid arrive vite l’après-midi. Je vais rentrer.
– J’aime le style de ton journal, m’a dit Whu. Tu as l’art de placer des mots banals qui résonnent loin. Tu m’évoques les poètes chinois.
– J’ai longtemps étudié leur méthode, cherchant à comprendre comment ils s’y prenaient. Je suis touché que tu me le dises. J’ai beaucoup appris de Li Thaï Po.
– Je n’en suis pas surprise : un poète d’origine Kazakh, de cette Asie centrale qui t’attire tant ; qui sut être un peu guerrier et chimiste à ses heures.
– J’ai lu de lui un poème sur les femmes kazakhs qui savaient atteindre un oiseau en plein ciel en tirant une flèche de leur cheval au galop. Ces femmes me font rêver. J’ai lu aussi Mao Tsé-toung, seulement en anglais, sachant bien ce que je perdais.
– Tu es le premier Français à me dire une telle chose. En général, ils rient quand on leur dit que Mao était poète.
– En France, il est toujours bon ton de ricaner.
– Tu n’as jamais été maoïste ?
– Je n’avais pas d’affinités. De toute façon, vu de chez moi, ce qui se passait en Chine était proprement indéchiffrable. Cependant, j’ai toujours apprécié chez Mao l’homme de lettres.
Nous avons parlé de la réception en Chine du président Macron l’an dernier. – Il fut accueilli en grande pompe seulement parce qu’il représentait la France. Ils auraient aussi bien pu promener un âne avec une étoffe tricolore. Lui ne savait quoi dire ni quelle attitude prendre après sa visite triomphale. Il aurait aussi bien pu braire. Sa seule personne ne valait pas plus que le titre de la reine Ursula de l’Union Européenne, à qui les douanes avaient demandé le passeport, disait Whu rieuse.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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