Carnet d’automne

Jean-Pierre Depetris, septembre 2019.

Le carnet d'automne - Le nouvel an lunaire

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Le carnet d'automne

Le carnet d’automne est fini. Il a fini avec l’automne. Une nouvelle année commence. L’enquête sur la non-existence des particules ne l’est pas.

La question de l’existence des particules devrait être élargie. Elle est celle de la mesure. La mesure donnerait-elle plus d’existence à ce qui est mesuré, un surcroît de réalité en somme ? Drôle d’acte de foi.

Il est vrai que bien des choses autour de nous, la plus grande part, et de loin, de ce qui forme notre environnement immédiat, ne saurait exister si, pour les produire, personne n’avait compté ni mesuré. Je serais presque tenté de dire que travailler consisterait principalement à mesurer et à compter. C’est du moins ce qui m’épuise le plus.

Pour autant, ne faire que compter et mesurer ne saurait rien produire, si ce n’est dans l’esprit halluciné d’un économiste, par exemple, qui croirait qu’en échangeant seulement de la monnaie, en la faisant circuler, en la comptant et la décomptant, on ajouterait quoi que ce soit à sa valeur.

On pense que la nature obéit à des règles et à des mesures minutieuses. On le croit. Je n’en suis pas si sûr. Ce sont généralement les objets fabriqués par des hommes qui obéissent à des règles et des mesures minutieuses, et ce sont des hommes qui les ont conçues et qui ont effectué ces étalonnages à grand-peine. La nature me paraît plus sauvage et broussailleuse.

Je sais ce qu’on m’oppose quand je tiens ce propos. La première réponse, je l’ai reçue d’un prêtre quand j’étais enfant. Il avait évoqué l’ordre céleste qu’il tenait pour miraculeux et ne pouvant qu’être produit par une intelligence sans limite. Moi qui aimais déjà regarder le ciel, je n’y avais jamais vu, et n’y vois encore, qu’un grouillement sans ordre s’épandant sans limite. Rien ne tombe juste ni n’est prévisible dans le monde réel, si ce n’est ce que nous nous sommes donné la peine d’ordonner nous-mêmes par des essais laborieux et successifs. Si je devais chercher un Dieu à ce monde, j’imaginerais Pan. Drôle de Grand Horloger ivrogne ! Mais le Grand Pan est mort.

Rien n’a d’ordre, si ce n’est ce que nous nous sommes donné la peine d’ordonner ; et la matière, je veux dire les propriétés mécaniques des matériaux, s’y prête merveilleusement. Les mathématiques possèdent des règles d’une extrême consistance, au point où l’on peut se demander si elles consistent en autre chose que l’ensemble de ces règles. Elles fonctionnent parfaitement avec les matériaux, à quelques conditions, au point où l’on peut se demander aussi si leurs comportements mécaniques n’obéissent pas aux lois des mathématiques. Je perçois parfaitement le génie d’une telle idée, mais tout autant l’absurdité. Je l’ai longtemps attribué à René Descartes, mais il la tenait probablement de Jabir Ibn Hayyan, ou peut-être d’Ibn al-Haytham.

Je ne le crois pas. Les lois des mathématiques, je crois que les hommes les tiennent d’eux-mêmes, et qu’ils les ont forgées en jouant avec les matériaux. Cette idée, je l’ai trouvée aussi, paradoxalement, chez René Descartes à travers sa critique de Galilée. Galileo Galilei ne l’avait jamais formulée aussi clairement, et bien lui en prit, car ses déboires avec l’Inquisition eussent été bien pires. Sans doute ne l’avait-il non plus jamais pensée précisément, et c’est justement cette absence de pensée que René Descartes a critiquée comme une faiblesse philosophique. Lui-même s’est bien gardé de la penser davantage, d’y voir autre chose qu’un manque, aussi l’ai-je découverte comme en creux.

Pendant longtemps, les philosophes se sont préoccupés de telles questions, et elles sont en effet les questions essentielles de la philosophie. Aussi, je ne tiens plus ceux d’aujourd’hui pour d’authentiques philosophes. En d’autres temps, on les aurait appelés de rhéteurs.

La rhétorique est un sport de combat qui consiste à terrasser son adversaire par l’argumentation. Le public s’en passionne, et ce sport est devenu commercial, et quelque peu truqué, comme le foot ou le catch. C’est à ce moment-là que l’informatique et ses réseaux viennent jeter plus de trouble encore chez les fournisseurs de vérités.

Comme je l’ai déjà dit, l’accès à la connaissance a toujours dépendu du lieu où l’on a la chance de se trouver ; éventuellement, où l’on s’est donné la peine de se trouver : la proximité de bibliothèques, de librairies, d’entourages savants. Descartes encore, qui ne fut jamais dépourvu d’idées géniales, quoique souvent absurdes, avait répondu à celui qui lui demandait où étaient ses livres, en lui montrant sa table de dissection : « mes livres, les voilà ». L’idée est géniale, et ne manque pas d’efficace, mais elle est aussi le meilleur chemin pour réinventer perpétuellement la roue.

J’ai moi-même très vite compris au cours de ma propre vie, qu’on trouve toujours autour de soi, matière à étudier et expérimenter, sans devoir prospecter bien loin. On a pourtant besoin aussi du travail des autres pour ne pas buter sur les mêmes tâtonnements, ne pas parcourir jusqu’au bout les impasses, ne pas chercher longtemps les routes déjà tracées.

Dans ma jeunesse, l’accès au savoir était déjà bien plus simple qu’en des temps plus anciens. L’accès aux livres était devenu plus facile et moins coûteux ; à la photocopie, aussi. Pour le reste, il fallait se débrouiller pour trouver comment accéder à des bibliothèques universitaires ou autres. Ce n’était pas si difficile, mais on devait bien quand même donner le change. On devait bien quand même fournir quelques travaux de recherche, pour que l’échange s’établisse, et cela n’est pas près de changer.

Tout est devenu plus facile. Les documents numérisés et la communication électronique mettent tout à la portée de chacun. Pour autant, tout est fourni sur le même plan, ce qui n’est pas sans inquiéter les industries de la vérité. Notons qu’il n’y a là rien de qualitativement nouveau ni de bien spécifique à l’électronique et à ses réseaux.

La question est : à qui doit-on accorder ou bien refuser une autorité ? La réponse qu’inspire l’intelligence est simple : à personne. Elle est simple, mais elle n’est pas toujours commode à appliquer. Comment faire dans un monde où la connaissance dépend surtout du lieu où l’on se trouve ? C’est précisément là où l’électronique et ses réseaux diminuent nettement l’importance du lieu.

Nous souhaiterions parfois disposer d’une sorte d’outil de décodage qui nous renseignerait sur l’autorité et le crédit que nous devrions accorder à nos diverses sources. L’absurdité d’une telle idée frappe immédiatement : qui aviserait alors de l’autorité devant être accordée à cet outil ? Une telle idée d’humoriste, d’authentiques médias, faisant autorité comme on dit, l’ont pourtant proposée récemment sans rire, au risque de ruiner cette autorité qu’on leur prêtait encore.

Les différentes presses, les maisons d’édition, les radios, les télévisions, les autorités universitaires…, faisaient déjà fonction de tels outils de décodage sans le dire, donc sans qu’on les questionne trop, quoiqu’on commençât bien parfois à le contester. Pourquoi le dirent-elles alors ? Probablement parce que cette fonction était devenue la seule raison d’être dont elles pussent encore se prévaloir.

Je viens de recevoir une publicité pour Science et Vie. Cent-vingt euros pour deux ans d’abonnement, ce n’est pas cher. Si l’on s’abonne, on reçoit en cadeau un ordinateur de poche, une montre et un réveil connectés. Un ordinateur de poche pour cent-vingts euros, ce n’est pas cher non plus, même sans abonnement ni gadgets connectés. Alors, l’abonnement est comme gratuit. Je reçois souvent des offres semblables. Quel étrange monde que celui où nous vivons, non ?

« Je ne vois pas le rapport avec ce que tu disais avant », intervient Anicet. « Moi si », ajoute Olivier.

Notez encore qu’il n’est pas devenu plus difficile d’identifier des sottises et des mensonges qu’il ne l’a jamais été, et peut-être moins au contraire. La question demeure celle de l’autorité : il semble que bêtise et mensonge ne frayent jamais très loin de l’argument d’autorité. C’est ce qu’entendait la citation d’Alain que j’ai empruntée cet automne. Il n’est donc pas bien difficile de « décoder » soi-même ; pas plus difficile qu’hier.

« Reste à savoir si c’est bien ce que tu recherches » ajoute Anicet. « Il suffit la plupart du temps, dans la vie ordinaire, d’être suffisamment renseigné pour gérer ses affaires ou ne pas paraître tomber de la lune. Le plus souvent encore, nous avons seulement besoin de savoir qui dit quoi à qui et dans quelle intention. »

La fraîcheur de l’hiver s’installe timidement. Il ne doit pas faire moins de dix degrés sous le ciel somptueusement couvert au-dessus de la grande place, mais le vent du nord qui s’est levé sans parvenir encore à le nettoyer se prête mal à la dégustation d’un pastis accompagné d’olives cassées. J’ai froid aux mains.

« Ma mère disait que le plus important est de ne pas avoir froid aux pieds », commente Olivier.

« Finalement », me demande Anicet, « tu en finis avec ton carnet d’automne, ou tu attends le printemps ? »






Le nouvel an lunaire

J’ai fini par apprendre d’où Dominique tenait ses meubles. Pas de sa famille. Elle avait loué son appartement meublé, puis elle l’a acheté à la mort de la propriétaire. Elle a tout gardé en l’état. Les meubles sont peut-être aussi anciens que les murs. On faisait du solide alors. « Tout était si bien accordé », m’a-t-elle dit, « il aurait été dommage de tout changer. »

Comment se sentir chez soi dans l’ameublement d’un autre ? Elle m’a dit qu’elle était issue d’un peuple nomade. Les nomades n’achètent pas des titres de propriété. « Les nomades ont des points fixes », m’a-t-elle répondu. « Ils ne mettent simplement pas leur cœur en un seul lieu. »

– Oui, comme les navigateurs, sans doute, songe Anicet.

Des premiers silex taillés à la fission nucléaire, le même principe a été mis en œuvre, la même intuition de l’énergie, le même modèle mental : la combustion. Il est certain que d’autres modèles s’imposent. Ils s’étaient d’ailleurs imposés depuis longtemps dans les techniques puis dans les sciences, d’Archimède à la mécanique des fluides, puis ils sont devenus comme oubliés ces derniers temps.

Pourquoi ? Sans doute parce que le feu est l’élément de l’homme ; comme l’eau, des poissons, l’air, des oiseaux, la terre, des bêtes qui marchent ou qui rampent, pour parler comme un sage antique. Je ne dis pas que nous devrions nous détourner du feu, mais à partir de lui, reconquérir les autres éléments.

L’énergie ne se réduit pas à la combustion. Seul un vieil atavisme nous dicte cette idée. D’ailleurs l’énergie ne se produit pas. Le rapport masse, énergie, mouvement est constant dans un milieu fermé. L’énergie ce n’est pas ce qui manque.

Il est seulement plus difficile d’établir des titres de propriété sur des champs d’énergie que sur des champs agricoles, et même des champs de pétrole, mais cela n’est pas impossible. Je ne crois pas que l’élan humain en sera, de toute façon, longtemps stoppé.

– Tu penses donc à une autre source d’énergie que l’électricité ? Me demande Anicet. Moi aussi.

Je suis surpris. Pourquoi ne me le dit-il que maintenant, quand depuis la fin de l’été, nous discutons de l’existence même des électrons ? Cette conclusion est toutefois logique avec la débauche d’énergie électrique à laquelle l’époque se livre. Il y a si peu de temps que l’usage de l’électricité s’est généralisé. Seulement peu avant ma naissance, l’électrification a touché tous les foyers. J’ai toujours vécu avec, mais dans l’appartement, les becs de gaz restaient encore en place. Puis tout s’est emballé : le moulin à café, le presse-purée, la chaudière, la radio, la télé, la machine à laver, le sèche-cheveux, l’aspirateur… On a ajouté des lampes, des prises, des multiprises, puis l’ordinateur, l’imprimante scanner, les ordinateurs, les cigarettes électroniques… On sent bien que ce n’est pas destiné à durer, une telle frénésie, pas plus que la chasse à la baleine. D’ailleurs on en a marre de brancher et débrancher, de remplir des batteries.

Le pétrole disparaît, comme ont disparu les grands troupeaux de cétacés qui sillonnaient les océans, et en imaginant qu’il en reste encore assez pour mettre en péril l’espèce, la nôtre, pas celle des baleines, les gadgets électroniques, et surtout les gigantesques infrastructures nécessaires à leur pseudo-fonctionnement, contiennent assez d’éléments toxiques pour y parvenir. Tout ceci sent la fin d’un monde. Pour quelle imprévisible sortie ? La sortie de l’âge de la combustion dans tous les cas.

– Nous saurons bien assurer ce changement, me rassure Anicet. Enfin comme d’habitude, catastrophiquement.

Trois mouettes traversent le ciel depuis un quart d’heure en hurlant dans l’indifférence générale. Il semble que je sois seul à les voir. La large rue est pourtant bien calme, presque silencieuse, bercée du tranquille ronron des moteurs. Le grand cercle qu’elles dessinent sans presque bouger leurs ailes, serait harmonieux dans le silence, mais elles hurlent, le regard tourné vers les lointains.

Une nouvelle année commence, l’année lunaire.





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© Jean-Pierre Depétris, septembre 2019

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/automne/




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