Éphémérides

Jean-Pierre Depetris, juin 2020.

Désert - Vues de l'esprit - Choc dans l’ordre du savoir - Science et travail - Suite

Table des matières




Désert

Considération sur l’époque qui passe, le 22 février

Le monde a beaucoup changé en moins de dix ans sur ce coin de l’hémisphère. La France nourrissait le rêve d’un projet euro-méditerranéen, associant à l’Europe la rive sud de la Méditerranée. Elle tentait de transmettre son enthousiasme à ses partenaires qui en avaient un peu moins. L’Union Européenne rêvait avec plus de ferveur de s’étendre à l’est, jusqu’à l’Ukraine, jusqu’à la Géorgie, et peut-être jusqu’au cœur de l’Asie Centrale.

Il est devenu difficile aujourd’hui de penser que cette époque est si peu lointaine. On pouvait comprendre que ces projets n’avaient aucune chance d’aboutir, même s’il était impossible de prévoir ce qui allait se passer.

Que se passe-t-il en fait ? J’avance une hypothèse : la dissolution d’un découpage du monde sous forme d’États nationaux inauguré par le Traité de Westphalie en 1648. Celui-ci a donné sa forme politique à la civilisation occidentale moderne. Cette destruction est en train de s’accomplir d’une manière étrangement semblable à celle dont elle s’était construite dans la Guerre de Trente Ans.

Abolition de l’Espace public, le 15 mai

Pour une invraisemblable raison, on ne peut plus sortir de chez soi. Enfin, on peut recommencer à le faire depuis quelques jours, mais à quoi bon ? Tous les lieux publics sont fermés.

On ne vit pas dans son salon ni dans sa cuisine, à moins d’être très riche et capable de faire de son salon un lieu public, avec des serviteurs, pardon des serveurs, pour recevoir les convives. Quand bien même, on continuerait d’apprécier des lieux publics ouvrant sur l’espace public. Il n’y a plus d’espace public, et cela pour une invraisemblable raison.

Une formidable épidémie sévirait, se répandant sur le monde entier, une pandémie dont on ne sait trop dire de quoi, une sorte de grippe ou d’angine, ou les deux à la fois, qu’on ne sait trop soigner et à quoi l’on a donné un nom savant pour s’assurer qu’elle existe.

En fin d’hiver, on pouvait encore croire que la menace fût fort sérieuse si l’on était mal informé, et on l’était, je l’étais. Depuis les chiffres sont tombés, plus ou moins crédibles, mais qui n’excèdent pas de façon significative ceux des épidémies annuelles.

On était mal informé, je l’étais, car des menaces plus terribles drainaient mon attention. La guerre d’abord, qui s’étend du Sahel occidental à la péninsule arabique et au Croissant Fertile, jusqu’au Khorassan, plaçant face à face les forces de l’OTAN et de la Russie, sans compter les situations tendues en Mer de Chine et dans les détroits d’Ormuz et de Bab el Mandeb, ni la guerre civile dans le sud-est de l’Ukraine.

L’avenir du dollar ensuite, à la fois ordonnant et reposant sur un capital largement hypothéqué, et devenu essentiellement une arme de guerre économique, semble bien plus menaçant qu’une épidémie saisonnière, même autrement plus létale que celle qui sévit. La situation énergétique enfin, en complète déstructuration avec le pic pétrolier. Tout cela dans une instabilité croissante des USA, et une Union Européenne déjà touchée par la rigidité cadavérique.

L’événement majeur, écrasant, de ce début d’année fut surtout la fin visible de la Modernité Occidentale, le basculement visible d’un centre de gravité de l’Atlantique-Nord à l’Eurasie. L’important ici n’est pas que ce soit en cours ou achevé, mais que ce soit devenu visible.

Face à cela, on a supprimé l’espace public, comme pour mettre un masque dérisoire sur l’événement massif, un masque médical.

La Guerre de Sept Ans, le 17 mai

J’ai beaucoup repensé à la Guerre de Trente Ans ces derniers temps, et au Traité de Westphalie. J’ai plus pensé encore à une autre guerre ces derniers jours, celle de Sept Ans. Elle fut la première véritable guerre mondiale. Elle commença à découper en États nationaux le monde entier cette fois, elle acheva les effets de la Guerre de Trente Ans sous leur forme mondiale telle qu’elle perdure encore aujourd’hui.

La Guerre de Sept Ans déboucha sur la Guerre Révolutionnaire des États-Unis, et, dans la foulée, sur la Révolution Française. Je me suis documenté, constatant que je n’avais pas tant oublié depuis mes cours du lycée en automne 1967, mais que j’avais acquis depuis quelques lumières sur l’autre côté.

C’est décidément une curieuse idée que de camoufler cette dissolution du monde moderne par une confiscation de l’espace public. Qui a bien pu l’avoir ? Personne à mon sens, c’est de toute évidence la résultante d’un concours de circonstances.

La Guerre de Trente Ans avait aussi été, à sa façon, mondiale, mais à la différence de celle de Sept Ans, les forces des empires occidentaux qui s’y étaient combattues dans des océans lointains, s’étant mises comme au service de sultans et de maharajas, s’en étaient faits en quelque sorte les mercenaires en échange de comptoirs et d’ententes marchandes. Au siècle suivant, pendant la Guerre de Sept Ans, les peuples d’Amérique et d’Asie étaient devenus clairement les mercenaires des empires occidentaux, jetant les bases d’un impérialisme mondial.

Le désert

Quand il n’y a plus d’espace public, il reste l’espace sauvage, celui que la première traduction de la Bible avait rendu par « désert ». Ce désert, je le connais, il est particulièrement prégnant à Marseille. Cela tient à la topographie. La ville est cernée d’un côté à l’autre de la rade, par de hautes collines rocheuses et escarpées qui la coupent du monde, donnent l’impression qu’elle est coupée du monde.

D’où que l’on se trouve, on voit dans le prolongement d’une rue ces hautes masses minérales. L’impression en devient saisissante. J’y fus toujours sensible. Elle est maintenant renforcée par l’espace déserté des passants. Le désert est là, splendide, donnant immensité à la moindre maladresse architecturale.

Le désert ne disparaîtra pas quand les rues se repeupleront comme elles ont déjà commencé à le faire depuis une semaine. Il a toujours été là, et il demeurera.

Les Compagnies des Indes, le 18 mai

Les compagnies des Indes ont transmis beaucoup de richesses aux classes dirigeantes d’Europe, des biens qui ne venaient pas des classes travailleuses de l’Occident. Elles les ont transmises à travers des actions bancaires. Les compagnies des Indes, Compagnie Royale, Impériale, des Indes Orientales ou Occidentales, furent de véritables États dans l’État. Elles possédaient leurs flottes, et même leurs armées. Les gouvernements, eussent-ils été démocratiques et républicains, en étaient faits les jouets.

Au fond, on connaît peu cette histoire, je veux dire cette histoire couplée entre l’Orient et l’Occident, car ce fut bien sûr en Orient qu’elle se fit plus complexe. Cette histoire ne fait pas partie de l’héritage des peuples d’Europe ni d’Amérique. Il est probable qu’elle soit mise en lumière ces prochaines années.

L’histoire ultramarine des empires d’Occident est aussi celle de la Modernité Occidentale, plus précisément de la science moderne, de la « philosophe naturelle », ou plutôt ce sont des histoires parallèles, allant d’un même pas le long des siècles, mais ne se rencontrant jamais.

Ne pas oublier que la science moderne constitue ce qui n’est pas précisément occidental dans la modernité.

Géodésie, le 24 mai

Sans même y songer, j’en viens à voir un lien entre l’espace du désert auquel je suis assigné, et celui des planisphères, découpées par d’arbitraires frontières, et auxquelles, dans de telles circonstances, l’esprit ne tarde pas à substituer des cartes géodésiques. On sent qu’on y respire mieux. Je sais bien que je respire mieux d’abord parce que la circulation est fortement réduite, mais la vérité est qu’on respire mieux dans un espace plus réel.

Assigné à tes quartiers, tu te vois, contre toute attente, projeté dans l’espace réel, immense, sans limite, comme le ciel purifié t’en donne une idée la nuit. Sans même y songer, disais-je, mais je suis bien certain que les masses de réfugiés, bousculés d’une tache colorée à l’autre, ont immédiatement saisi ce que la confiscation de l’espace public provoquait non moins immédiatement dans leur existence.

Il s’agit bien de cela : les cartes géodésiques avec leurs grandes fosses, leurs chaînes montagneuses, leurs forêts, leurs pôles immaculés, qui s’imposent avec obstination à la place du fantasque habit d’Arlequin des cartes politiques. Ce n’est qu’une image de ce dont je parle ici, mais c’en est une bonne image.





Vues de l’esprit

La Science moderne, le 26 mai

La science moderne, cela a une signification bien précise, et se situe dans un espace-temps bien circonscrit : la Toscane, la Hollande, l’Angleterre…, autour du dix-septième siècle, autour de la Guerre de Trente Ans. L’expérience et l’inférence, voilà les deux jambes sur lesquelles va la science moderne.

L’expérience et l’inférence, seules ; plus que tout au monde, la science moderne a voulu se débarrasser de cette enveloppe historique et géographique. Sitôt née, elle s’est voulue sans âge, sans lieu, sans personnages même. Ils étaient nombreux pourtant autour de Galilée, de Descartes, de Leibniz…, mais tous résolus à ce que jamais aucun de leurs noms ne serve d’argument d’autorité.

Cette science moderne n’était pourtant pas une génération spontanée, et elle ne cherchait pas non plus particulièrement à le paraître. L’enjeu n’était pas là, pas encore ; il n’était pas de laisser croire que les lointaines civilisations fussent sans cultures ni sciences. Personne ne l’aurait cru en ces temps-là. L’enjeu était principalement de ruiner les arguments d’autorité, mais on pourrait considérer qu’il fut renforcé encore par le souci de ne rien paraître devoir à des fois étrangères contrariant celle d’une Église qui avait déjà fort à faire pour se réformer et se contre-réformer.

Elle ne fut pas une génération spontanée. Cette science moderne n’était pas pur produit de l’Occident. Elle dut au contraire jouer des coudes pour y forcer sa place, et pour cela, modifier radicalement les croyances et les mœurs. Aussi, elle n’eut aucun mal à se réintégrer dans les anciennes civilisations dès que celles-ci commencèrent à se secouer des empires de l’Occident.

Ne pas confondre mode et modernité, le 28 mai

La mode veut qu’on se réfère à la science comme source d’autorité. La science moderne est donc passée de mode. La mode est à la Science Nationale.

La Science Nationale est habilité à décider du Vrai et du Faux, à décider si la terre est ronde ou plate, par exemple, et même s’il y a des gens qui croient bien qu’elle soit plate.

Néoscolastique, le 29 mai

Mes dernières lignes sont encore de ces raccourcis qui font que je ne me fais pas toujours très bien comprendre. Je serai donc plus précis, ce qui m’offrira l’occasion de passer au crible ma réflexion. Une science, apparue donc en Occident au dix-septième siècle, et refusant radicalement, c’est-à-dire à sa racine, tout argument d’autorité, du genre « Aristote l’a dit, donc on peut en être sûr », fut dénommée « la science moderne », quoiqu’on puisse soupçonner qu’elle existât déjà, du moins sur d’autres territoires.

Cette science qu’on a donc dite moderne est en train de revenir à l’argument d’autorité qu’elle avait pour nature d’abolir, et de se faire instrument de légitimation. Elle se dit plus volontiers « nationale », financée par les gouvernements, et réduisant sa fonction à en légitimer les choix ; et les gouvernements la légitiment en retour de leur autorité.

Cette science, nous disons aussi « recherche scientifique », repose également, et de plus en plus, sur de grandes maisons privées, qui en définitive, la légitiment davantage. Celles-ci peuvent être des éditions scientifiques aux budgets dignes de grandes industries, et dont les publications ne deviennent accessibles qu’aux universités et aux centres de recherche dotés de budgets comparables, des industries pharmaceutiques, spatiales, militaires bien sûr, que sais-je ? Cette science n’est donc plus celle qu’on a dite « moderne », et qui avait balayé l’ancienne scolastique.

Cet état de choses n’est pas si nouveau, il n’a pris personne par surprise. J’en pratiquais déjà la critique dans mes jeunes années. La science, au sens propre, et cette autre que nous pourrions appeler « la néoscolastique », étaient déjà en guerre, en guerre froide, disons. Des chercheurs chinois avaient fait publier par la revue Nature un travail de paléontologie visiblement bidonné, dans le but de la piéger, par exemple.

Ces escarmouches n’étaient pas très visibles de loin, ni les camps identifiables pour un esprit mal renseigné. On sentait bien que des choses s’agitaient par là, que la littérature scientifique se mobilisait fébrilement sur la notion de Vérité, suivie plus tard par la presse non scientifique qui s’inquiétait aussi de sa crédibilité. L’agitation provoquée par l’improbable pandémie de ce début d’année, pourtant dépourvue d’une mortalité particulièrement significative, a jeté la question dans l’espace public, cet espace public qui, pour les mêmes raisons, avait été bizarrement confisqué.

Crise scientifique, le premier juin

L’épidémie en ce début d’année a des conséquences extraordinaires, alors qu’elle serait sans importance sans elles. Elle s’est étendue en même temps que des événements qu’elle a estompés, alors que leur exceptionnelle gravité aurait dû raisonnablement la faire passer inaperçue elle.

Je pense notamment à des situations militaires d’une rare gravité dans plusieurs zones de la planète et qui sont pour partie passées sous silence. Mieux encore que les cacher, elle sert d’explication à d’autres événements tout aussi graves, comme l’effondrement du système financier, la panique énergétique ou l’état de décomposition du gouvernement étasunien. D’autre part, l’épidémie ne cesse d’inspirer des mesures qui consistent à aggraver encore les situations critiques, et de façon particulièrement irrationnelle, provoquant des processus d’accélération en chaîne des unes aux autres.

Il n’est cependant qu’un événement exceptionnel qui soit le fruit de la seule épidémie : l’article « bidonné » publié par la revue le Lancet niant contre toute évidence les effets curatifs de la chloroquine. Ses conséquences sont encore renforcées par des réactions législatives immédiates.

La chose est si énorme, qu’on le mesure tout de suite ou non, qu’on y soupçonnerait un piège. Il semble cocassement que si quelqu’un a monté un tel piège, si parfait, si complet, si refermé sur lui-même, il soit des premiers qui y sont tombés. En ces temps, les circonstances qui donnent à cette sorte d’auto-attentat contre la néoscolastique des proportions à la fois si publiques et si illimitées, font que cette dernière risque de ne jamais s’en relever. Il est probable que peu de gens comprendront immédiatement tous les tenants et les portants, mais les retombées en seront à très longue portée et dureront longtemps.

Panique dans l’ordre et la discipline, le 2 juin

L’épidémie a servi de prétexte à tout et à tout le monde. Ceux qui aiment surveiller et punir en ont pris prétexte à contrôle et répression, ceux qui aiment contester y ont trouvé prétexte à contestation, tous contribuant à amplifier l’événement, qui n’en aurait sinon pas été un. Cependant, ce non-événement devenu événement majeur, est parti de Chine, et personne en Chine n’avait de réelles raisons de provoquer la panique. Pas d’agitation à endiguer, pas de gouvernement à déstabiliser. Les Chinois ont cédé à la panique dans l’unité, l’ordre et la discipline. Pourquoi ?

Je dois avouer que j’étais un peu inquiet moi-même entre février et mars, et je ne fus pas surpris quand les autorités françaises décidèrent la confiscation de l’espace public. On pouvait certes songer que c’était une façon de couper l’herbe sous les pieds d’un mouvement de grève qui couvait, pour autant, tout le monde convenait que des mesures exceptionnelles s’imposaient ; tous les camps, tous les pays. Je ne songeai donc pas tout de suite à sortir ma calculette pour vérifier ce qu’il en était, comparer les chiffres, ceux des épidémies saisonnières, les courbes de mortalité…, et découvrir qu’il ne se passait rien d’extraordinaire, si ce n’est des réactions disproportionnées.

Alors, pourquoi la Chine ? Et pourquoi la Russie continue-t-elle si scrupuleusement ? J’imagine que les autorités chinoises avaient pensé à une attaque bactériologique.

Si l’on y réfléchit, il est impossible qu’on n’y ait pas pensé. Attention, je ne dis pas qu’il y ait eu une telle attaque. Personne ne le dit, ni ne tente de l’accréditer, même le professeur Montagner qui défend seulement l’hypothèse d’un virus fabriqué en laboratoire, et auquel personne ne semble accorder crédit. Je dis qu’il est impossible que les Chinois n’y aientt pas songé, et derrière eux les Russes, les Iraniens…, et qui n’en auraient peut-être pas abandonné l’hypothétique menace. C’est probablement l’explication la plus rationnelle de ce qui a suivi. Mais qui dit que l’Histoire devrait être rationnelle ?






Choc dans l’ordre du savoir

Le désert, le 3 juin

Je regrette le silence et le calme des rues. En fermant les volets, elles sentaient les jardins, les oiseaux se répondaient par-dessus les toits et les arbres. Le pouvais écrire en milieu de journée la fenêtre ouverte.

J’aurais eu besoin en cette fin d’hiver de partir quelques-temps à la campagne avec celle que j’aime, de nous retrouver seuls après quelques dernières années éprouvantes, et ce fut comme si la campagne était venue à nous.

Ce huis clos ne fut pas toujours facile, mais s’y renouaient des liens, et de vieux abcès se vidaient. Nous avions tant de choses à nous dire. Le monde public s’était tu. Nous restions seuls ensemble, face à un désert qui ne nous menaçait en rien et semblait plutôt fourmiller de ressources sauvages.

C’est ainsi que je le voyais. Si l’on a pu naître au monde, c’est qu’il est possible d’y vivre, et le monde était là, sous la main, n’offrant d’autre menace que s’y dissoudre un jour, rien de grave donc, et sans doute pas d’y perdre son âme. Il y avait une paix.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, le désert est dur aussi, et sans masque.

Fauteurs de panique, le 4 juin

Le siècle a débuté par une innovation inattendue. Les gouvernements se sont mis à devenir les premiers fauteurs de panique. On n’avait jamais vu cela. Depuis 2001, la première fonction de toute autorité a été de semer la panique.

On avait toujours connu le contraire. Les autorités se devaient de la calmer, de la chasser, avant tout. Calmer la panique pour donner des ordres, formuler des consignes pour chasser la panique. C’étaient les deux pieds sur lesquelles allait toute autorité, c’était la fonction d’un chef, il en était ainsi dans les siècles passés. Tout le monde savait cela, et je sais maintenant qu’il n’en est plus ainsi. Je n’ai pas encore vraiment compris pourquoi. Peut-être n’y aura-t-il plus de chef. Ce n’est pas un regret.

Une révolution épistémologique, le 6 juin

J’ai noté ces jours-ci que le principal effet, effet réel, non ceux psychologiques, caractériels, de cette épidémie plutôt banale sinon, enfin on verra lorsqu’on obtiendra des chiffres plus exacts, est le coup fatal porté à la néo-scolastique par l’invraisemblable article d’une revue scientifique prestigieuse. L’ébranlement se diffusera longtemps et lentement, infusera si l’on veut. Il a déjà des effets violents, comme je m’y attendais, mais pour l’heure, les esprits sont encore trop absorbés par la question de comment les niais pensent des sottises.

Il est probable que l’ébranlement de la néo-scolastique et de son clergé laïque soit d’abord une aubaine pour tous les charlatans et sorciers, comme l’a été au dix-septième siècle celui des autorités ecclésiastiques. Et après ? Ce n’est pas l’incroyable prolifération simultanée de rêveries théosophiques qui a arrêté l’avancée de la science moderne. Bien fort serait celui qui, par ailleurs, pourrait rigoureusement faire le tri entre l’invention géniale et la divagation. Les questions ne sont pas là ; mais rien ne presse, nous allons les voir se déployer lentement.

Trouvé dans mes cahiers le 14 février

La meilleure chose à faire est d’apprendre à chercher où l’on a de la lumière. Évidemment, on est davantage attiré par l’ombre et les mystères qu’elle semble receler, mais on perd son temps.

On se dit que ce qui se trouve là, sous les yeux, en pleine lumière, ne peut pas être aussi intéressant. Pourquoi donc ?

Pourquoi a-t-on tant de mal à penser que l’on se tient miraculeusement là où se trouve, sous ses yeux, en pleine lumière, ce qui est essentiel ? Or le plus important est presque toujours en évidence, là, sous les yeux.

On est aimé des dieux et l’on ne le sait pas.

Une météorite, le 8 juin

Ce fut très étrange. On présenta l’Institut Hospitalier Universitaire de Marseille à travers la seule personnalité de son directeur. La presse a rendu témoignage de ce chercheur comme s’il était une sorte de pionnier solitaire et quelque peu insoumis, et elle continue. C’est très étrange, car l’IHU est ce modèle dont nous sommes invités systématiquement par la presse et les institutions à vénérer l’autorité ; le modèle de ce que la France a appelé pompeusement depuis quelques années des « pôles d’excellence ». On y a rassemblé à Marseille tous les princes de l’épidémiologie. C’est là que, logiquement, l’autorité politique aurait dû chercher conseils.

Les réactions de son directeur furent plus étranges encore. Visiblement déstabilisé de ne pas recevoir les marques de respect et d’admiration qui lui étaient dues, il opposa qu’il était très fort. Évidemment qu’il est très fort, puisqu’il est, en somme, le premier des princes de l’épidémiologie. Ceux-ci n’auraient pas prêté allégeance à l’un de leurs pairs qui n’aurait pas été très fort. C’est évident, mais ce n’est pas exactement ce qu’il a dit. Il a dit qu’il était très fort, exceptionnellement fort, et c’est tout. Pour simplifier, il a dit qu’il en avait le statut parce qu’il l’était, et non l’inverse (qu’il le serait parce qu’il en avait le statut).

Un tel mépris de la vertu performative de l’institutionnalisation confinait au sacrilège, renvoyant aux premiers temps les plus iconoclastes de la science moderne. Il fut donc un personnage « controversé » pour les uns (qui étaient souvent enclins à le laisser prudemment contester par d’autres, arguant seulement, sous couvert d’objectivité, qu’il était « controversé »), et pour les autres, une sorte de « gilet jaune » de la recherche. C’était visiblement un contre-sens. Le Professeur Didier Raoult n’est certainement pas un obscur, un sans grade ; il est au contraire parfaitement brillant et très gradé. En un mot, il est l’élite.

Et voilà bien le pavé jeté dans la mare. La publication du Lancet, dont on découvre toujours plus les aspects fantasques, est en train de transformer, tranquillement, ce pavé en météorite dans l’océan.

Questions dilatoires, le 9 juin

J’ai appris que l’avion du patron de la CIA pour le Moyen-Orient s’était écrasé en Afghanistan cet hiver. Celui-ci serait mort ou aurait disparu avec quelques officiers. Cette nouvelle ne fit pas beaucoup de bruit, mais elle ne fut pas non plus invalidée. J’imagine, si l’on y tient, qu’il est relativement facile de la vérifier.

Je note que cette disparition dont on ignore les détails, aurait eu lieu peu après l’attentat qui tua le général Qassem Soleimani à Bagdad. N’y aurait-il pas là comme un doute ? Et le Pentagone nous avait appris que lorsqu’il y a un doute, il n’y a pas de doute. Quelques années avant, il aurait bien été capable de propager une telle nouvelle, même fausse, pour justifier des attaques mortelles, voire une guerre.

Admettons que rien ne se soit passé, puisqu’on en sait si peu ; il n’y eut pourtant pas moins une attaque aux missiles sur une base étasunienne en Irak, et un drone abattu au-dessus du Détroit d’Ormuz. Dans les deux cas, le Président des États-Unis plaida qu’il n’y avait pas eu mort d’homme, pour désamorcer l’événement. Voilà une mansuétude à laquelle les USA ne nous avaient pas habitués. Il est par ailleurs dur de croire qu’il n’y ait pas eu de mort dans l’attaque de la base, car elle fit de nombreux blessés, ce que l’on sut plus tard, quand ce n’était plus d’actualité.

Je me demande s’il y a encore un gouvernement aux USA. On y voit seulement un président Donald Trump qui tweete comme un fou de la Maison Blanche. Qui sont ses ministres ? En quoi ceux qu’on connaît constituent-ils un gouvernement ? J’ai l’impression qu’il n’y a plus de gouvernement déjà aux USA, depuis peut-être aussi longtemps qu’on a commencé à qualifier, en toute conscience on peut en être sûr, le président de « locataire de la Maison Blanche ».

J’imagine que ce doit être embarrassant pour les institutions fédérales. Mais comment faire autrement ? Il serait dur pour les USA d’accomplir un coup d’État militaire. Il leur serait difficile pour de nombreuses raisons de s’appliquer à eux-mêmes les méthodes qu’ils ont préconisées pour d’autres.

Dans un autre ordre d’idées, je me demande aussi si la confiscation de l’espace public en France et ailleurs dans le monde, ne visait pas en définitive le confinement de la monnaie ; contraindre d’abord les producteurs et les consommateurs à faire des économies en attendant de voir.

Je me demande encore si ce que je viens d’écrire aujourd’hui est aussi intéressant qu’il m’avait d’abord semblé, si ces dernières questions ne sont pas devenues de moindre importance. Ce qui est réellement important maintenant est l’ébranlement dans l’élément du savoir.






Science et travail

Une révolution, le 11 juin

L’ébranlement dans l’ordre du savoir intervient précisément au moment où l’humanité a un impérieux besoin d’une révolution scientifique (au sens de Thomas Khun, Structure des révolutions scientifiques), une vraie ; un besoin de réponses techniques.

Se pose impérieusement la question de savoir si et comment l’humanité est capable de produire les moyens de sa reproduction. Toutes les autres sont dépendantes de celle-ci, c’est évident : économiques, politiques, environnementales. Les divers appareils gouvernementaux et intergouvernementaux qui se sont saisi de ces questions ne paraissent pas l’avoir bien compris.

En fait, il n’y a pas de solution. Il n’y en a pas dans l’état actuel de la science, d’où le besoin d’un renouvellement rapide et radical, un renouvellement de la structure de cette science, de ses technologies, et de ses fondements-mêmes. Il est improbable qu’il vienne d’appareils gouvernementaux ou intergouvernementaux, ou de quoi que ce soit de gouvernemental.

L’organisation sociale de la recherche, le 12 juin

La démarche scientifique tend à générer deux formes de dérives aberrantes qui sont susceptibles de se confondre au premier regard, mais qui diffèrent intrinsèquement : l’exagération enthousiaste et le charlatanisme.

Il est dur d’échapper aux conséquences de l’enthousiasme lorsqu’on fait des découvertes importantes, et de ne pas imaginer des conséquences exagérées. Quand René Descartes commença ses recherches expérimentales en biologie, il ne douta pas qu’on pût prolonger la vie de l’homme de trois ou quatre siècles. Peine perdue, l’homme a une espérance de vie optimale de quelque cent dix ans, c’était déjà probablement vrai dans la préhistoire, et la médecine n’y a rien changé. Elle améliore dans le meilleur des cas l’espérance de vie moyenne, et moins que les modes de vie.

On trouvera peut-être naïf l’enthousiasme de Descartes, mais l’attitude est humaine, naturelle. Elle ne doit pas être confondue avec du charlatanisme, même si, par certains côtés, les deux postures peuvent recouvrir les mêmes contenus.

Le charlatan peut cependant croire à ses propres boniments, et l’enthousiaste, poussé par l’ambition, où la simple nécessité d’acquérir les moyens de ses recherches, se faire un bonimenteur. Les limites tendent souvent à s’estomper. Chacune de ces postures peut encore glisser insensiblement dans l’autre, à la suite d’échecs, d’illusions, ou poussée par diverses nécessitées, mais les deux sont intrinsèquement différentes.

Il est notable que la façon dont l’organisation sociale est structurée joue un grand rôle à pousser le chercheur dans un sens ou dans l’autre ; est susceptible de l’entraîner dans le rôle d’un bateleur, d’un charlatan, nous dirions aujourd’hui d’un vendeur.

Une révolution ? Le 19 juin

Les poussées insurrectionnelles aux USA sont impressionnantes, et vont bien au-delà d’une seul problème raciste, certes réel, mais à la fois plus complexe et devenu marginal par la portée du soulèvement même. Pour autant, personne ne semble songer à s’emparer des moyens de production.

Les moyens de production sont pourtant le nerf de la guerre. C’est un souci pour le président Trump, et, plus récemment, pour le président Macron. Je crois qu’ils ont raison.

Mais où sont ces moyens de production ? Ils rouillent. Les reconstruire ? Il faudrait pour cela une main d’œuvre qualifiée.

Une main d’œuvre a besoin de bien plus de temps pour se qualifier qu’elle n’en prend pour se déqualifie. Il manque dans le monde atlantique des travailleurs qualifiés, des ingénieurs, une population suffisamment instruite des choses de la physique et de la mathématique pour reprendre en main les moyens de production ; que les travailleurs en aient l’intention dans un esprit révolutionnaire ou qu’ils se laissent docilement pousser.

Seraient-ils, au départ, dociles, que l’appétit leur viendrait assurément s’ils y parvenaient. Il leur faudrait aussi probablement, pour réussir, en découdre avec des chaînes de commandement propriétaires.

Le début du siècle précédent avait connu ce phénomène d’organisation révolutionnaire des travailleurs, jusqu’à ce qu’on inventât des technologies et des modes de direction permettant de mettre au travail des armées d’ouvriers tout en leur désapprenant à travailler. On a vu que la chose ne marchait pas, du moins sans externaliser la production des moyens de production en d’autres lieux.

Mémoires d’un lointain présent, le 20 juin

Je pense que le vaste mouvement « anti-raciste » qui agite le monde atlantique a un effet salubre pour réveiller la mémoire endormie de ces derniers siècles. Tout le monde avait oublié ces vieilles histoires entamées avec les conquistadors, d’abord les Européens de souche, disons, mais aussi les Européens venus des mondes lointains, et aussi bien ceux dont les ancêtres n’en sont jamais partis.

J’avais gardé une bonne mémoire de mes cours du lycée, et je me souviens que cette histoire était comme parallèle, sans rapport bien précis avec l’autre, celle qu’on serait tenté d’appeler « la vraie » : cette histoire inaugurée avec le forum et les écoles d’Athènes, et qui aurait poursuivi son cours tourmenté, mais malgré tout majestueux, en se déplaçant lentement jusqu’aux rives de l’Atlantique, puis enfin dans l’Ouest Lointain, le « Far-West ».

Cette histoire est fausse évidemment. L’Occident Moderne a surgi brutalement aussitôt qu’on parvint en Europe à construire des navires capables de tenir la mer, disons depuis qu’on a su passer le Cap de Bonne Espérance et le Détroit de Magellan.

Comment les choses se sont précipitées alors est difficilement compréhensible. Si l’on compare les navires de Christophe Colomb, et même les galions, avec les jonques et les boutres qui leur étaient contemporains, on pense, comme André Breton, que Colomb avait dû s’embarquer avec des fous, et même Vasco de Gama, et même James Cook, et même Vitus Béring dans les mers arctiques. La plupart des navigateurs sont morts au cours de leurs périples, et les matelots tombaient comme des mouches de malaria et de dysenterie.

L’Europe est devenue le foyer exclusif de la civilisation entre le dix-septième siècle et le vingtième d’une façon incompréhensible, notamment en tenant compte de ses moyens de navigation. L’histoire que nous en avons est une légende. Il est probable qu’elle nous réserve quelques surprises dans les années à venir.

Le vent anti-raciste qui souffle ces derniers temps de l’Occident Lointain vient opportunément interroger nos mémoires sur le temps présent.

La Science Moderne, le 21 juin

La science moderne, c’est Platon, ou bien Socrate si l’on veut. Tout est dans le Ménon, ce dialogue où Socrate interroge un esclave qui n’a jamais appris la géométrie, dans le but de prouver qu’il la connaît déjà. Et il le prouve en effet. Nous sommes tous capables de reconnaître, d’avoir l’intuition des évidences logiques, géométriques…, au besoin en tâtonnant un peu, que nous ne savions pas connaître.

La science ne se limite pas là. On doit aussi regarder ce qu’on a sous les yeux, avec attention, et comme regarder ne suffit pas, on doit aussi intervenir, observer ce qui advient. Inutile de chercher loin, tout est déjà sous les yeux.

Voilà succinctement ce que l’on appelle la science moderne. Elle n’avait pas attendu Socrate, et moins encore Galilée et Descartes. On expérimente et l’on infère, on déduit, on induit et l’on abduit. On est moins soucieux du vrai que du réel.

On se trompe, bien sûr, on raisonne mal, on poursuit des inductions fantasques, on est bridé par les œillères de ce que l’on croit déjà savoir… C’est inévitable et ce n’est pas grave : inévitablement on se corrige, ou encore on découvre des résultats inattendus en cherchant autre chose. On doit bien se contenter de vérités provisoires, mais si fertiles.

Voilà, expliqué aux enfants, ce qu’on avait appelé la science moderne.

Vous pouvez être d’un naturel plus ou moins vif, vous pouvez vous en foutre ou être absorbé par d’autres soucis, mais nous sommes tous à peu près égaux en ce domaine. Le savoir acquis n’est même pas si déterminant. Un professeur avec noté dans un ouvrage, qu’on pouvait bien enseigner la logique et se retrouver embarrassé pour avancer ou reculer l’aiguille à l’heure d’été.




Cinquième carnet

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© Jean-Pierre Depétris, juin 2020

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/ephemerides/




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