Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

En montagne - Entre ville et montagne - Un projet - Whu - Suite

Table des matières





En montagne

Le 6 juillet, la grange

Sint m’a peut-être piégé en m’entraînant ici. Une maison dans la montagne que nul n’habite vraiment demande des travaux perpétuels d’entretien. En l’occurrence, il faudrait changer quelques ardoises dans la toiture.

Quelques-unes sont entreposées dehors contre un mur, mais je dois pour cela monter sur le toit. « Le toit ? Derrière, il est au niveau du terrain ! » répond Sint à mon regard inquiet. Soit, mais devant, où la porte de la cave est presque de plain-pied, il est bien à sept mètres.

On doit aussi couper les ronces et les orties de sorte qu’on n’ait plus à se protéger les chevilles autour de la maison. On n’en trouve qu’autour, dans un rayon de deux mètres, pas plus. Comme si la végétation se défendait de l’agression d’un intrus, une bâtisse qui n’aurait rien à faire là. À quelques mètres plus loin, elle n’est que mousse et gazon, on n’a pas besoin d’être chaussé.

Des personnes viennent ici pourtant, les deux frères de Sin, sa fille et son mari, des neveux, des nièces. Les bûches ne se seraient pas coupées, fendues et amassées toutes seules. Le potager sous la fontaine n’a pas dû s’arroser tout seul, et il était temps qu’il le soit à nouveau.

Le grenier est une ancienne grange. Il est immense. Il est comme un étage supplémentaire, mais ouvert sur toute la hauteur du toit. Des échelles grimpent aux poutres. Entre elles sont jetées des planches sur lesquelles on étalait le fourrage.

La surface de la grange excède celle du bâtiment au sol. Sous la toiture, des murs sont faits de planches si mal ajustées qu’elles laissent passer le jour, quand ce ne sont pas de simples fagots.

Le 7 juillet, les chevaux

On aime les chevaux par ici. On y trouve de nombreux élevages, de tout petits élevages, une douzaine de têtes, même pas. Sint en a emprunté deux.

Peut-être les a-t-elle plutôt loués. Beaucoup d’échanges se font ici sans monnaie ; des échanges de biens ou de services contre d’autres biens ou d’autres services. Pas de contrat, pas de trace, pas de réglementations… Ces coutumes, me semble-t-il, favorisent l’honnêteté.

Les gens sont honnêtes ici, c’est du moins ce qu’il m’en semble depuis que je suis là. Dès qu’il y a des réglementations, des preuves, des traces…, il est bien plus facile de tricher. Il suffit de réduire l’échange entre seulement deux contractants, et toutes les arnaques deviennent plus commodes. Justement, l’échange se pratique ici le plus souvent entre bien plus que deux particuliers. « Pouvez-vous me rendre ce service ? Un troisième vous le rendra », ou, mieux encore, accomplira ce que vous avez promis à un quatrième…

Cela paraît bien compliqué d’abord, mais l’on s’y retrouve très vite. C’est comme si l’homme avait une aptitude particulière à cela. Même moi, je finis par m’y retrouver. Pas la peine d’avoir fait l’école des Hautes Études Commerciales. C’est naturel, disais-je.

Depuis que je suis arrivé, j’en viens justement à m’interroger sur la nature des échanges entre particuliers auxquels ma vie s’était jusqu’alors presque complètement limitée.

Enfin, Sint nous a procuré deux chevaux. Ils sont vraiment le meilleur moyen de se déplacer ici, d’aller où l’on veut comme de faire quelques courses au village le plus proche.

Les cavaliers

De petits élevages, et de petits chevaux. Les chevaux ici sont petits, mais ils sont nerveux et solides. Ils sont parfaitement adaptés à la montagne. Ils possèdent une longue et volumineuse crinière, et une queue qui descend presque jusqu’au sol.

Ce n’est pas la première fois que je monte, mais je ne fais certes pas ça tous les jours. Aussi je me contente d’une vieille jument qui ne devrait pas me réserver de surprise. C’est malgré tout un bel animal à la robe rousse et blanche et à la crinière platine. Elle ne répugne ni aux côtes, ni au trot, ni au galop, mais elle n’est pas comme le jeune étalon de Sint qui déborde d’énergie.

Avec sa saharienne et son chapeau qui retient ses cheveux que le vent agite, Sint ne manque pas de style ; surtout avec la carabine dans son fourreau attaché à sa selle. Moi aussi, j’en ai une. On fait de mauvaises rencontres dans ces montagnes, on y trouve des ours, des loups, plus exceptionnellement des panthères des neiges, et d’autres gros félins comme des lynx…

Le danger n’est pas très réel en fait ; ces bêtes ne se risqueraient pas à attaquer l’homme. Il n’est cependant pas tout à fait nul, et il vaut mieux avoir de quoi répondre. Qu’on n’oublie pas cependant que tuer un animal sauvage est presque aussi grave ici que tuer un humain. Il est souhaitable d’être en mesure de prouver une légitime défense. Quand de telles choses arrivent, d’ailleurs, ceux qui y sont impliqués préfèrent souvent disparaître après avoir effacé leurs traces.

Sint est belle dans son personnage de cavalière sauvage, parmi ces vallées sans fin qui sont si bien à sa mesure. Moi aussi probablement, je le sens.

Le 8 juillet

Sint se tenait immobile sur sa monture dont les pattes antérieures étaient droites et tendues, et les postérieures légèrement repliées à cause de la pente. Son dos était souple, presque voûté. Je ne voyais de son visage qu’un profil perdu. Elle était toute à son regard qui parcourait le fond de la vallée, les hauts à-pics rocheux en face de nous, les étendues aux circonvolutions complexes entre les deux.

Je sentais plus que je ne voyais son regard se déplacer très lentement, comme l’aigle que je remarquais planant presque immobile dans les courants, en face de nous, dans le vide à peu près à la même hauteur que celle où nous nous trouvions. Elle m’avait peut-être oublié, mais c’était comme si son regard me montrait ce que je n’aurais peut-être pas vu sans elle.

Nos regards sur le monde, et que nous partageons peut-être, fût-ce sans le savoir, ont souvent plus d’intérêt que ceux que nous portons les uns sur les autres.

Le 10 juillet, les Étudiants

Les Étudiants afghans sont en train de libérer leur pays sans coup férir des forces d’occupation qui fuient comme des lapins. On est forcément ému pour ceux qui ont été abandonnés à un sort funeste après qu’ils eurent collaboré. Les occupants se seront débandés en deux fois moins de temps qu’ils ne l’avaient prévu.

Les Étudiants négocient déjà le contrôle de leurs frontières avec les Iraniens, les Russes, les Chinois… Drôle d’idée pour un mouvement de libération nationale de s’appeler les Étudiants.

– Je suis sûre qu’il a dû leur traverser l’esprit de se dénommer les Savants, m’affirme Sint.

– Je le pense aussi.

– Ils ont dû juger que c’était prétentieux.

– Ils ont surtout dû juger que c’était pour le moins ambigu en arabe, dis-je. Bien sûr l’idée reste la même, avec tout l’humour qu’on leur connaît, et la distanciation ironique envers le savoir qui les caractérise depuis peut-être la prise de Kaboul aux brahmanes.

Cette débandade de l’impérialisme, on peut en être sûr, sera riche d’enseignements dans les temps qui vont suivre. Elle découragera notamment des vocations de collaborateurs. Le discret « redéploiement » des troupes françaises en Afrique occidentale en est déjà un signe certain.

Le soir s’approche lentement pendant que nous bavardons, comme bercés par les pas nonchalants de nos montures. En cette saison, le jour est loin encore d’être couché, mais les ombres s’allongent, noyant les vallons d’obscurité, alors que les neiges accrochées aux lointaines cimes rocheuses deviennent plus éclatantes. Alors, et ce serait étrange si ce n’était pas évident et banal, alors c’est comme si l’espace s’étirait.






Entre ville et montagne

Le 11 juillet, infidélités de la perception

Nous sommes revenus pour trois jours à Dirac, c’est le nom de la ville. « Je trouve les passantes moins jolies que la dernière fois où nous nous sommes arrêtés ici », dis-je à Sharif. « C’est normal, nous venons à peine d’arriver », me répond-il, « l’esprit tend à retenir seulement ce qui l’intéresse le plus. Dans quelques minutes, tu en auras vu passer d’aussi belles que la dernière fois, et tu auras oublié les autres. »

« Vous vous sentez bien tous les deux ? » Interroge Sint. « Ce ne sont pas des propos que l’on tient devant une dame. » Sharif, pris au dépourvu, éclate d’un long rire, à la fois discret, amusé et prolongé, bien dans sa manière.

« Sharif, méfie-toi », le reprend-elle encore, « tu subis une mauvaise influence depuis que vous vous êtes rencontrés. Je ne t’ai jamais connu ainsi. » Bien sûr, Sharif et moi-même comprenons bien que les remarques de Sint ne sont pas aussi sérieuses qu’elle ne les surjoue, mais nous entendons aussi qu’elle nous rappelle à l’ordre. Elles ne nous font pas pour autant oublier la forte pertinence des paroles de notre ami, et nous continuons notre conversation sur les infidélités de la perception.

Sint a remis sa robe croisée couleur sable depuis que nous sommes revenus. Elle porte maintenant aussi un pantalon de la même couleur par-dessous, aussi léger, un peu court et serré au-dessus des chevilles, qui lui donne une élégance à couper le souffle. La température a un peu baissé depuis la pluie en début de semaine.

Son col est largement ouvert sur sa poitrine, ou plutôt pas autant qu’on en a immédiatement l’impression. On ne voit pas jusqu’où il descend, on ne voit pas ce qui empêche son échancrure de se prolonger, de s’ouvrir davantage, alors l’imagination s’emballe. Après que je lui en ai fait la remarque en sortant, elle m’a répondu « tu peux regarder, mais pas commenter. »

La température ne s’est pas réellement rafraîchie en fait, c’est le vent des montagnes qui s’est mis à souffler. Le soleil est toujours aussi accablant à l’abri du vent qui, même coupé, ne permet pas d’ouvrir les parasols.

Le 13 juillet, impression d’automne

Je trouve qu’il fait bien frais pour la saison. Sur de telles questions, j’ai toujours tendance à me méfier de ce que disent les gens du cru. J’ai déjà eu l’occasion de me rendre compte tout seul que la température est très instable dans la région. En une seule journée, on traverse plusieurs saisons. D’autre part, nos passages, Sint et moi, de la ville à son chalet près du col, font des changements climatiques qui, si je n’y prends garde, pourraient affaiblir mon organisme.

J’ai eu bien du mal à me procurer de la citronnelle chez le pharmacien. Lemon grass a-t-il fini par trouver. En huile essentielle, quelques gouttes font merveille quand, par un matin froid où l’on aura négligé de se couvrir suffisamment, on commence à ressentir une légère irritation dans le fond de sa gorge. Attention, on ne doit pas tarder. Si l’on attend qu’une infection s’installe, elles ne pourront rien.

Je suis allé dormir chez moi dans le haut quartier cette nuit. Au matin, j’y ai toujours l’impression qu’il pleut ; c’est le bruit du ru qui traverse la cour, et celui de la rivière plus loin. J’ai entendu aussi celui du vent dans les branches des jardins, plus fort que d’habitude, et puis la fraîcheur singulière de l’aube.

Le 14 juillet, les choucas

Il y a énormément de choucas dans la région. Ils nichent dans les hautes falaises. On en trouve aussi beaucoup en ville où ils nidifient souvent dans les nombreux murs de soutènement.

Le choucas est un cousin du corbeau et de la corneille dont il se différencie peu, si ce n’est principalement par le blanc de l’œil large et parfaitement visible. On distingue ainsi où le choucas regarde, et il paraît qu’il est capable lui-même de voir si on l’observe. Les choucas planent en groupes en croassant au-dessus de la ville et des campagnes.

À l’automne, ils constituent un problème pour les semailles. On a songé à introduire des prédateurs qui viendraient manger leurs œufs, mais bien peu d’animaux sont capables d’atteindre leurs nids. Et puis, utiliser une espèce pour en combattre une autre est un procédé ingénieux, mais qui a souvent réservé de mauvaises surprises. Le monde, le monde vivant, noue des chaînes causales d’une telle complexité qu’elles produisent généralement des effets stochastiques. On a hésité à s’y risquer. Les choucas viennent picorer sur les trottoirs de Dirac comme les pigeons sur ceux des villes de France.

Le 15 juillet

Qu’est-ce qui peut bien faire que nous trouvions un aliment bon plutôt qu’un autre ? Quel critère de jugement peut-il exister dans un tel domaine ? La même question se pose pour le beau. Les mêmes raisons pour lesquelles nous dirions, par exemple, d’une personne qu’elle est belle pourraient tout aussi parfaitement justifier qu’elle ne le soit pas.

Qu’est-ce qui nous fait trouver un plat délicieux ? Les publicistes semblent avoir bien compris le principe : la mémoire. Ce plat congelé doit nous rappeler ce que nous préparait notre grand-mère dans notre enfance. Voilà le principe. De même, il est connu que nous nous attachons à un air à force de l’entendre. « Pour que vous aimiez quelque chose, vous devez l’avoir vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots », disait une affichette dans une manifestation dada.

Ce que nous aimons devrait réveiller la jouissance d’un plaisir connu et enfoui dans notre mémoire. Oui, sans doute. Il y a du vrai. Cela se conçoit bien pour un homme de mon âge, mais qu’en serait-il pour un enfant ? Quel plaisir enfoui dans sa courte mémoire pourrait bien se réveiller ? Or, les enfants ne sont pas des cibles négligeables pour la publicité.

Il y a deux ou trois pommiers derrière le chalet de Sint. Leurs pommes sont petites et aigres. Je les trouve délicieuses. Certes, je me souviens d’avoir mangé sur l’arbre des pommes semblables dans mon enfance. Oui, je m’en souviens, mais ce ne sont pas des souvenirs de goûts qui se réveillent en moi quand j’en mange. C’est un goût tout actuel qui me surprend et me régale alors.

C’est un goût que je ne trouve pas toujours sur les étalages. J’achète généralement les pommes les moins chères, vertes, petites, pas très mûres ; ce sont les plus goûteuses, quand j’en trouve du moins. Je parle des pommes, mais je pourrais parler des poires, les petites poires vertes et dures sous la dent. Elles sont goûteuses, voilà le mot, voilà le concept : le goût. Elles ont du goût, elles en ont beaucoup.

Tout cela n’est qu’une moitié de la vérité. J’ai l’air de dire maintenant que le plaisir du bon, le plaisir du beau, ne nous rappellent rien, n’ont rien à nous rappeler. Ce n’est pas si exact.

Le goût nous séduit, là, immédiatement, sans appel au passé, cependant il nous rappelle le monde environnant, tout aussi immédiat et présent : le climat, la saison, par exemple. Il nous rappelle les branches qui s’agitent, les bruits dehors, les arômes… Il les réveille. Il ne les rappelle pas du passé.

Le goût qui nous charme ouvre la porte et laisse entrer toutes les sensations qui s’y massaient. Il leur ouvre une brèche, et les voilà qui s’assemblent, s’entendent et sympathisent, résonnent entre elles. Pourquoi une chose serait-elle belle ou bonne prise isolément ? Voilà ce qui serait impossible à expliquer. Elle est belle, ou bonne, parce qu’elle se met en résonance.

Il s’établit un flux continu qui nous révèle la consistance du monde. Aussi est-il bien difficile d’en partager l’impression, à moins bien sûr que nous soyons en train de la partager concrètement. Sinon il est difficile d’en rendre compte, elle est dure à décrire.

Ce n’est cependant pas impossible. Cela s’appelle la littérature. On a des procédés pour ça ; on peut faire sentir à quelqu’un qui n’a jamais quitté ses montagnes les longues lames de l’océan.

Pour ce qui est de partager concrètement, on ne rencontre pas d’obstacle. La frontière des espèces mêmes n’y résiste pas. Les abeilles dans l’arbre me l’ont bien fait sentir quand j’y suis monté, et même un papillon facétieux qui passait par là. Il suffit à peine d’être sensible au goût des petites pommes vertes un peu aigres.






Un projet

Le 17 juillet, mécanique de la langue

« Comment peux-tu t’en foutre ? » me demande Sint. « Tu m’as expliqué l’autre soir pourquoi tu écrivais, pourquoi un beau jour tu as commencé à écrire. Tu m’as dit que l’on ne pouvait s’embarquer dans une aventure intellectuelle qu’en bande, et que l’on ne trouvait pas moyen de s’associer si l’on ne payait pas de sa personne, si l’on ne produisait rien. Que nous soyons curieux ne suffit pas à nous introduire dans l’atelier si nous n’entreprenons pas de travailler aussi. J’ai aimé ta réponse ; trop de gens depuis la nuit des temps cherchent des maîtres. Les maîtres n’ont rien à offrir si l’on ne sait pas collaborer. Ce n’est pas le savoir déjà donné qui t’intéresse ; tu veux monter jusqu’à la source. Je ne trahis pas ta pensée ? »

« Non, à ce qui me semble. – Alors je te répète ma question : comment peux-tu t’en foutre ? »

Sint m’a transmis une proposition, d’elle et de ses collègues, de participer à un séminaire que dirige Sharif. Son objet : une méta-grammaire.

Toutes les langues possèdent des grammaires particulières, sensiblement différentes les unes des autres. Toutes ont des trous, des manques. Beaucoup ignorent le duel, beaucoup le vocatif, toutes n’ont pas les mêmes modes, les mêmes temps, certaines ont deux genres, d’autres trois, d’autres un seul…, et toutes ont des biais pour pallier leurs lacunes. Toutes sont capables d’énoncer les mêmes idées, et au besoin de se traduire.

Quand j’ai découvert la forme duelle en arabe, je me demandais à quoi une telle finesse pouvait servir. Depuis, je remarque toutes les chevilles que j’emploie en français pour énoncer des relations duelles, par exemple en me servant d’adverbes.

Le corollaire de cela est que j’utilise bien le duel en français, ou encore le supin par exemple, pourtant ignorés par la grammaire française. On a donc comme une grammaire virtuelle derrière chaque grammaire réelle, virtuelle et en principe unique. Voilà les grandes lignes du séminaire.

La Grammaire générative de Noam Chomsky a sans doute bien dégagé la route, et bien davantage encore les outils linguistiques numériques, essentiellement les correcteurs grammaticaux, les programmes de vocalisation ou de reconnaissance vocale, et les traducteurs automatiques. Qu’espérons-nous alors apporter de plus ?

« Nous avons beaucoup à apporter, au contraire ! », affirme Sintayia. « Tu connais bien les écrits de Galilée, je crois, et tu n’ignores pas ce que sa mécanique doit aux chantiers navals de Venise dont il suivait de près les ouvrages. On y connaissait déjà très bien la dynamique et la statique. Personne n’y avait pourtant jamais songé à s’en servir pour réviser toute la mécanique depuis Aristote. »

« Ces nouveaux outils linguistiques numériques – je suppose que tu as dû t’informer de comment ils fonctionnaient et de comment on les avait codés – ont été programmés de façon plutôt empirique, et ont fortement utilisé des procédés d’auto-apprentissage des programmes. Leur efficacité, relative mais réelle, et leur ingéniosité reposent donc sur beaucoup d’impensé. Il serait temps d’y porter un regard plus théorique et, pour tout dire, plus philosophique. Alors oui, à ce moment-là seulement, ils nous apprendront beaucoup sur le fonctionnement réel de la langue et de la pensée. »

Le 18 juillet, dialogue à cheval

« Je viens de faire une observation surprenante sur les chevaux ; ma jument, du moins, dis-je à Sint. Si je fixe mon attention sur le chemin que j’entreprends de parcourir sur son dos, elle réagit beaucoup mieux sans que je n’aie rien d’autre à faire pour la guider. C’est comme si je parvenais à lui communiquer ma propre vision. Ce n’est pas très commode en fait pour observer les paysages ou le vol d’un choucas en même temps. Cela te semble-t-il irrationnel ou as-tu fait de semblables observations ? »

« Tu n’as pas à être obnubilé par le chemin que tu empruntes, me répond-elle. Il te suffit d’y avoir fixé ton attention une fois pour toutes. Tu peux alors laisser aller ton regard loin de ta route sans l’oublier, mais s’il papillonne en tous sens à chaque instant, bien sûr, tu déstabilises l’animal. »

« Mais comment, moi sur son dos, peut-il savoir où je regarde ? »

Madame Whu

Madame Whu est une jeune chercheuse chinoise de l’Université de Chengdu, invitée à participer au séminaire de Sharif. Elle n’est pas si jeune en fait, la quarantaine, qu’elle ne paraît pas lorsque la vidéo d’une conférence que j’ai regardée tantôt ne fait pas de gros plans sur son visage.

De fins cheveux noirs volent dans son dos, et elle garde ses yeux, très bridés, largement ouverts quand elle parle. Elle porte une tunique légère à motif floral, boutonnée jusqu’au col, et suffisamment au-dessus des poignets pour accentuer les mouvements de ses longues mains dont elle ponctue ses paroles. Elle porte un pantalon noir de toile fluide, qui estompe un peu le mouvement de ses jambes quand elle se déplace. Elle est chaussée d’une paire de bottines de cuir, qui donnent une étonnante impression de stabilité à son corps pourtant presque aérien.

Cette apparence qu’elle offre est à l’image exacte de ce qu’elle dit, et c’est ce qui m’a conduit à en faire une description minutieuse. Cette conférence qu'elle donnait à l’Université de Chengdu traitait de la langue ancienne de la nation Hu avant que son empire ne soit absorbé par le monde chinois. Cela remonte à une époque bien antérieure à celle des Royaumes combattants.

La conférence était accompagnée de diapositives montrant des éléments d’architecture, des stèles, des sculptures, pour lesquels elle manifestait une étrange et touchante empathie. Elle évoquait ces gens disparus depuis si longtemps en leur restituant une si singulière présence que j’en fus presque ému.

Les Chinois semblent entretenir toujours avec les ancêtres, me suis-je dit, cette relation particulière dont on croirait qu’elle leur tient lieu de foi. La conférence de Whu m’a finalement convaincu de participer au séminaire. Tous les ancêtres ne sont-ils pas un peu les nôtres ?

Le 19 juillet, remarques impromptues

Je n’aime pas le mot « projet ». Je préfère de beaucoup le mot « entreprise », bien plus juste dans la plupart des cas. Malheureusement, le mot « entreprise » a été réquisitionné pour une autre et plus sinistre dénotation, qui renvoie au travail servile, subordonné. J’eusse alors préféré le terme de « maison », largement employé au dix-neuvième siècle et une bonne part du vingtième, dans son sens classique de « Maison des Habsbourg », ou de « Maison des Valois », héritage du domus latin, et par là du dominus. Oui, entreprise serait un beau mot, rendu à sa signification première, le substantif d’entreprendre.

Les gens de la région ont fière allure. Dans la montagne, ils sont assez typés ; à Dirac, non, c’est comme si les trois continents s’y étaient donnés rendez-vous. Cette ville n’est pourtant pas un carrefour mondial. Il faudra que je demande pourquoi.

Les hommes arborent souvent une barbe, rarement longue, pas nécessairement fournie ; au minimum, une barbe de trois jours. La mode masculine est à la barbe, pas trop taillée, plutôt naturelle, poussant comme elle veut pousser.

On porte plutôt la chemise sur le pantalon, même si ses bords dépassent un peu des pans d’une veste ou d’un gilet. J’en ai adopté avec bonheur la coutume, qui me permet de ne pas mettre de ceinture. Une ceinture tient chaud et fait transpirer en cette saison.

Je ne porte jamais de pantalons sans ceinture, qui donne un effet négligé. La taille cachée par la chemise n’offre plus cette apparence débraillée, même avec un gilet sans manche plus court, ou une veste. L’effet n’est pas dépourvu d’élégance quand on s’y est habitué. Dans une ville qui possède tant de côtes, on transpire en marchant. J’imagine que, même en hiver, quand il fait très froid, on doit arriver jusqu’à mon appartement en sueur.

Les vêtements des hommes sont sobres, quelque peu austères, modestes même. Ils ne sont cependant pas sans élégance ; d’autant que rares ici sont les gens affligés de ce fléau moderne qu’est l’obésité, ou seulement le surpoids, mais rares aussi ceux qui sont chétifs.

Non, je n’aime pas le mot « projet » dont on s’est mis à user et abuser depuis la fin du vingtième siècle pour désigner tout ce qui s’apparente à une entreprise. On devrait faire plus souvent le ménage dans le lexique. Un mauvais lexique a des effets délétères sur la pensée.






Whu

Le 21 juillet

Torride est encore la chaleur l’après-midi. On cherche l’ombre alors, et la fraîcheur de l’eau, sinon son bruit. On ne fait rien pendant que le soleil est si haut. À ces heures-là, on n’entend plus rien, pas seulement dans la montagne, en ville aussi.

On n’entend que les insectes, criquets, sauterelles. Leur bruit paraît même alors assourdissant. En ville aussi, on les entend partout, dans les parcs, dans les jardins.

C’est une chaleur sèche qui vous accable, très sèche, mais le pays ne l’est pas. Partout des rivières, des torrents, des sources, des cascades. Dans la ville, ce sont les cours d’eau, les bassins, les jardins. Il suffit de marcher sous des arbres pour sentir monter des senteurs humides et fraîches.

La clairière entre mélèzes et galets

Je suis resté deux jours seul dans la montagne. Sint a hésité à m’y laisser. « C’est imprudent », disait-elle, « s’il t’arrive quelque chose, qui viendra te secourir ? » En fait, cette idée m’excitait plutôt. Qu’aurait-il pu m’arriver ? Et il est si facile aujourd’hui d’appeler du secours. On a du réseau au chalet ; bien sûr, pas si je m’éloigne.

J’ai pris les chevaux pour descendre me baigner jusqu’à la rivière. Il y a là un endroit paradisiaque : une minuscule clairière entre la forêt de mélèzes et une plage de gros galets polis. Le petit ru qui la traverse alimente un tapis de mousse un peu spongieux où il est agréable de marcher pieds nus. Quelques petits rochers permettent de s’y asseoir à sec. Sint m’y avait déjà conduit.

Le courant est faible à cet endroit. La rivière y fait un large méandre et les lames en ont creusé le lit assez profondément pour qu’il soit possible d’y nager. L’eau y est fraîche, mais suffisamment réchauffée par son long trajet sous le soleil.

En arrivant, j’ai d’abord ôté leurs selles aux chevaux et je les ai laissés s’ébattre dans l’eau avec un évident plaisir, puis je les ai attachés à l’ombre à l’orée de la clairière.

Le 22 juillet, conversation avec Whu

Madame Whu est venue passer quelques jours à Dirac. Sint lui offre le gîte et le couvert, et moi, je suis retourné dans mon appartement après avoir restitué les chevaux à leur propriétaire, et marché jusqu’à la route pour attendre le car.

On ne l’appelle plus Madame Whu, on l’appelle Whu tout simplement maintenant. En français, nous nous tutoyons. Elle préfère parler anglais, dont elle a une meilleure maîtrise, mais elle prononce le français d’une façon fort convenable. Je la comprends plus facilement que le couple de restaurateurs chinois de mon quartier à Marseille, chez qui j’allais déjà lors de notre jeunesse commune, et qui sont maintenant à la retraite. Ils m’avaient ramené parfois du tabac de chez eux, pas des cigarettes, du très bon tabac, pas traité, un tabac fumable, pas celui que l’on trouve dans le commerce depuis la fin du vingtième siècle.

Whu parle donc un très bon français, et les fautes qu’elle fait pourraient être qualifiées de logiques ; « registrer » à la place d’« enregistrer », par exemple, que je trouve mieux.

« “La rivière y fait un large méandre et les lames en ont creusé le lit assez profondément pour qu’il soit possible d’y nager.” Cette phrase que tu as écrite hier est grammaticalement complexe. Si tu entreprends de la traduire dans un langage logique formel, selon la méthode et les formules de George Boole dans ses Laws ot thought, par exemple, tu n’en douteras plus. »

« Certes, dis-je, mais si tu cherches à la traduire dans n’importe quelle langue, tu rencontreras la même complexité. »

« Je veux bien, répond-elle, mais admets qu’elle n’est pas difficile à comprendre, et, si on l’a bien comprise, il n’est pas très difficile d’en énoncer le contenu dans n’importe quelle autre langue. Aucun effort analytique particulier n’est nécessaire, ni seulement une grande attention aux règles de la grammaire. »

« Oui, je l’admets, la saisie synthétique est simple et limpide, seule l’analytique est complexe. C’est une remarque importante. »

J’ai invité Whu à prendre le thé pour que nous puissions bavarder tout à loisir dans mon appartement qu’elle a trouvé « merveilleusement rustique ».

Le 23 juillet, de la certitude

Dialogue entre Sintayia et l’auteur :

– Ce n’est pas la vérité qui m’intéresse, mais bien la certitude. Des certitudes, nous en avons très peu. Nous en avons si peu que je me demande pourquoi personne n’a jamais songé à en faire la liste exhaustive. Peut-être parce que nous savons tous que les listes exhaustives ont toujours des oublis.

La certitude du levier, voilà une certitude solide. Nous avons aussi celle de la poulie, du vérin, et du plan incliné.

– Et la certitude que deux et deux font quatre ?

– Ce n’est pas une certitude, c’est une règle. Appliquer cette règle à un calcul réel ne nous garantit rien. Il laissera toujours en suspens la question de son rapport réel avec les faits.

Non, nous n’avons que très peu de certitudes. Le génie de la science moderne est de s’être établi sur un nombre très limité de certitudes mécaniques, et de leur avoir appliqué une modélisation mathématique systématique. Attention pourtant à tout ce qu’on bâtit sur ces quelques bases. Plus on construit haut, plus l’édifice se fait instable.

– Et la certitude d’aimer ? Ou la certitude de la présence divine ?

– Je veux bien qu’elles soient des certitudes pour celui qui les éprouve. Nous serions tentés de parler alors de « certitudes privées ». Comment partager de telles certitudes ? Comment les confier à un autre ? La certitude du levier, au contraire, tu n’as aucun mal à l’apprendre à celui qui l’ignorerait ; et lorsqu’il la connaît, on ne voit plus ce qui pourrait lui en faire douter ni la lui faire oublier.

Le 24 juillet, la conférence de Whu

J’ai dû mal suivre la conférence de Whu. J’ai dû être trop attentif à sa mise et à son expression pour saisir précisément ce qu’elle disait. Il existait bien un royaume à l’ouest du Royaume de Shan à l’époque dont elle parlait, mais ce n’était pas celui des Hu. Ils s’appelaient les Shu. On n’a jamais trouvé de trace écrite des Shu. Les seuls écrits qui les évoquent viennent du Royaume de Shan.

Les Hu existaient cependant ; un peuple venu de l’ouest, qui n’est apparu dans l’histoire chinoise que bien plus tardivement. Ils pratiquaient la langue dari, et honoraient Zarathoustra. Whu ne parlait manifestement pas d’eux. Cependant, on peut penser que ces territoires étaient occupés déjà depuis longtemps.

J’imagine que Whu parlait de leurs plus anciens occupants, à l’époque, précisément, où le royaume de Shu n’avait pas encore disparu. En ces temps, Zarathoustra était loin encore d’être né. Je connais de toute façon très mal ces périodes antiques, et je n’ai qu’une représentation vague de la géographie de ces régions. J’ai aussi le plus grand mal à retenir tous ces noms étrangers.

Je n’ose pas interroger Whu, honteux des confusions que j’ai rapportées dans mon journal. Elle finira peut-être par trouver le passage en ligne. Elle le trouvera sûrement, car je cite son nom. Je verrai bien ce que je lui dirai alors.

Visite de Whu

Les insectes ne s’arrêtent jamais, même pas la nuit. Sous la pleine lune, on les entend crisser. Le bruit qu’ils font a quelque chose de crépitant, et l’on en a que plus chaud.

Sharif m’a apporté de la lavande qu’il a ramassée près de chez lui, pour protéger mon linge des mites, et pour que j’en donne à ma voisine qui m’a offert des tomates qu’elle fait pousser dans la cour.

« J’aime vos coutumes d’échange », me dit Whu qui est revenue chez moi goûter la merveilleuse rusticité de mon logement. « Ce ne sont pas mes coutumes, je ne fais que les suivre. Je suis aussi étranger que toi ici. » Nous nous sommes installés sur l’étroit balcon pour profiter tout à la fois du courant d’air qui traverse l’appartement, et de la fraîcheur de la cour.

Elle ne paraît pas avoir lu mon journal. Me voilà momentanément sauvé.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/sint/




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