Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Questions difficiles - Impressions de printemps - Quand soufflent les vents - L’Orient moderne - Suite

Table des matières





Questions difficiles

Le 10 avril, questions militaires

« Une contre-offensive de l’Otan dans le Dombas est impossible avant que le sol n’ait séché. Dans tant de boue, les chars n’auraient pas besoin des Russes pour être arrêtés. Pour plus tard, je demeure sceptique », dit Farzal péremptoire.

« L’Otan n’a plus les moyens d’une attaque d’envergure. Je ne crois pas qu’il reste grand-chose de son armée. La première a été anéantie dans les premiers mois, une seconde a été mobilisée, et nous en sommes à la troisième. Il ne doit pas rester beaucoup de brigades aguerries et bien coordonnée. Ce sont les combattants qui remportent les victoires, pas des ramassis de mobilisés de la dernière heure, probablement démoralisés et démotivés ; ni davantage des mercenaires peu disposés au suicide, et formant des unités disparates. »

« Les mercenaires sont un souci pour L’Otan, qui en a un impérieux besoin pour utiliser les armes complexes livrées au compte-gouttes par tout l’Ouest sauvage. Elle a besoin de mercenaires compétents, et s’ils le sont, ils comprennent sûrement qu’on leur propose un aller simple pour l’enfer. Il ne doit pas être facile de convaincre un bon militaire de démissionner provisoirement de l’armée de son pays et de s’engager comme contractant volontaire, perdant par l’occasion la protection de la Convention de Genève. »

« J’imagine que les fuites publiées ces jours-ci, probablement à l’initiative du Pentagone, avaient pour but de les convaincre que l’éventuelle offensive n’est pas un suicide », relève Lycos. « Intéressante remarque », répond Farzal. « Je ne l’avais pas encore entendue. Comment y as-tu abouti ? – Logique élémentaire : Qu’apprennent-elles, et qui cela intéresse-t-il ? »

« Certes », continue Farzal. « De toute façon, l’Otan n’aura pas assez d’hommes, même en déguisant en soldats ukrainiens tous les mercenaires, “terroristes”, “djihadistes” recrutés dans le monde entier. »

« “Ils se battent avec courage et détermination”, répète-t-on à l’envie, même parmi les cosaques de Wagner qui aiment se valoriser. Je n’en crois rien. Je me suis laissé dire que l’on trouve des substances qui transforment n’importe qui en fou furieux. Mais des fous furieux ne sont pas des soldats aguerris, c’est pourquoi ils sont décimés. Les vieux chars ne feront pas le poids face aux T-90 plus récents et plus nombreux…, et j’en passe. Alors ? »

« Alors », poursuit encore Farzal, « je ne sais pas ce que sera cette contre-offensive contre des troupes fraîches, les réservistes appelés cet automne et qui n’ont toujours pas été engagés. Tout a principalement reposé ces derniers mois sur les force d’assaut de Wagner en première ligne, des unités retirées de Kherson, et les milices des républiques. »

« Tu restes bien silencieux ? » me demande Lycos.

« Je vous écoute », dis-je, « pour moi, si une offensive a lieu, elle sera très utile à la Fédération pour tester et ajuster ses armata-14. Je crois qu’elle a bien fait de ne pas encore lancer leur production en série. L’on ne doit jamais craindre de bien tester les nouvelles armes ; sinon l’on arrive à des catastrophes comme les États-Unis avec leur F-35. La Fédération se prépare de grands succès à l’exportation. »

Le 11 avril, questions d’apprentissage

Ce matin, en pratiquant le chi gong avec Sint, elle m’a fait remarquer que je tenais mal mon bassin. « Les danseuses javanaises ne tiendraient jamais la pose si elles se tenaient comme toi. »

Elle m’a aidé à faire reposer la gravité de mon corps sur l’étendue du bassin. « Tu as parfaitement raison, je suis bien plus stable. Comment ne t’en aperçois-tu qu’aujourd’hui ? »

Mes mouvements et mes équilibres sont améliorés ; me voilà devenu plus souple. Si nous pratiquons le chi gong ensemble, c’est bien pour être en mesure de nous corriger.

Je me demande pourquoi je ne me suis pas corrigé seul. Maintenant que j’en suis avisé, je sens mon corps épouser de lui-même la bonne posture.

La plupart du temps, tout vient seul. Vous vous corrigez spontanément. Un maître, un professeur, un formateur, seront au mieux utiles à accélérer le processus. Je me souviens d’une jeune femme qui suivait mes ateliers d’écriture et m’avait présenté un texte long et bien frappé. Il commençait par employer pour sujet le pronom « on ». Puis il virait sans transition avec le pronom « vous » qui rendait bien mieux.

Elle ne s’en était même pas aperçu. Elle n’avait même pas vu la faute d’orthographe qui s’était glissée au point précis où le tournant s’était imposé. « On avez », avait-elle écrit dans un balancement entre les deux pronoms.

Je n’avais pas eu à lui suggérer moi-même d’opter pour la deuxième personne du pluriel. Je n’y aurais même pas pensé.

Sint avait peut-être eu raison de ne pas me corriger tout de suite. J’y serais probablement venu seul. Elle a quand même bien tardé. Je pratique le chi gong depuis à peu près trois ans.

Dès qu’elle m’a dit, c’est venu seul, et j’ai conservé la posture correcte quand je marche, quand je reste assis, ou debout. Je me sens plus stable. Je marche plus rapidement, je n’ai plus de mal à tenir le pas de Sint, à marcher plus vite qu’elle, peut-être, puisque j’ai des jambes plus longues. Je souhaiterais une clairière en pente avec des cailloux et des branches cassées sous les hautes herbes pour la dévaler.

Sinta paraît ravie. « Tu danseras peut-être mieux samedi. – Doucement sint. J’ai soixante-dix ans depuis un mois. Il ne faudrait pas que je me fasse un tour de reins. »

Le 12 avril, comment Nour s’habille

J’adore comment Noura s’habille. Elle s’habille n’importe comment. Son informe pantalon noir est coupé trop court et laisse tombé des filaments effilochés sur ses énormes godillots. – Les fuites de documents confidentiels de l’Otan lèvent un petit vent de panique dans l’Ouest sauvage, dit-elle. On assure qu’ils sont authentiques.

– Je veux bien, fais-je. À ce que j’y ai vu et ce que j’en ai entendu, elles ne contiennent aucune information utile ni inédite, et elles sont souvent erronées. Ce n’est pas parce que des documents sont certifiés « top secret » que leurs contenus sont factuellement vrais ou seulement vraisemblables. Je ne sais comment Nour supporte un simple tee-shirt, noir lui aussi. J’imagine qu’elle a dû s’habituer au froid dans son pays où les aubes et les nuits sont glacées.

– Ces fuites contrediraient plutôt la première impression de Lycos, ajoute-t-elle. Elles n’encourageraient personne à s’engager, mais plutôt à fuir, bien quelles reprennent une bonne part de la propagande Kievienne. Qui est responsable de ces fuites et pourquoi, sont des questions qui passionnent l’Ouest.

– Si les documents sont authentiques, ils proviennent évidemment d’officiers du Pentagone.

Nour porte un bonnet de laine sur ses cheveux crépus en désordre, un bonnet de ski d’un très beau bleu touareg qui va bien à son teint.

– Nous savons que les officiers du Pentagone sont plutôt hostiles à cette guerre et ne s’en cachent pas, à plus forte raison quand ils sont retraités, dis-je encore. Ils sont plutôt au faîte des questions militaires, et ont compris dès le début que le temps joue contre eux, qu’ils devraient se hâter de normaliser à tout prix la situation avec la Fédération. Ils ont bien analysé les qualités et la puissance de leurs adversaires et préféreraient ne pas s’y frotter. Ils sont les mieux placés pour savoir qu’ils ne sont pas prêts, ni ne le seront avant longtemps.

Les godillots de Nour paraissent immenses pour son corps svelte. Elle m’évoque une version féminine de charlot, mais ravissante pour autant, avec un regard et un sourire ingénus à vous chavirer.






Impressions de printemps

Le 12 avril, le jeu du je, suite

La bonne posture de mon bassin que j’ai acquise hier ne se maintient pas aussi bien que je l’aurais souhaité.

Je me souviens, dans mon adolescence, avoir déjà corrigé la posture de mon bassin et pratiquant l’haltérophilie. Ça n’avait pas duré, les mauvais plis revenaient. Plus tard, un camarade de travail, un haltérophile justement, m’avait corrigé en me voyant me baisser pour soulever des charges lourdes. Il n’avait pas hésité à appuyer sur mon dos, tenir mon buste, jusqu’à ce que je m’y prenne bien. J’en ai vite décuplé ma force. Pourquoi cette bonne tenue ne se maintient-elle pas puisqu’elle est naturelle ?

Parce que j’écris et saisis au clavier. Une heure devant une feuille ou devant un écran, et les mauvais plis reviennent. Peut-être chercher un fauteuil ergonomique, mais j’écris souvent ailleurs, sur des tables de bars.

Je me suis assis cet après-midi à la terrasse du boulevard tranquille, sous la bâche rouge du bar qui maintenant est noire et prend des tons de terre brune quand le soleil la frappe, bien décidé à régler radicalement le problème.

Le problème est que, lorsque j’écris, je ne pense à rien d’autre et je ne perçois plus mon corps, ni ma colonne vertébrale qui peut bien se courber sans que j’y sois pour rien. Je ? Qui est je ici ?

C’est sans doute ici le rapport de ce « je » à mon corps qui est en jeu.

Peut-être tout vient-il du rapport excessif qu’a établi le monde occidental avec le siège, chaise, fauteuil, tabouret. Les gens ici se tiennent plus volontiers en tailleur. Ils chantent même en tailleur. Peut-être devrais-je m’habituer à m’asseoir ainsi, sur un tapis, un coussin ; prendre appui sur une table basse, un lutrin.

Moi, si je devais parler assis en tailleur, donner un cours par exemple, je manquerais de souffle et y gagnerais des crampes dans les jambes. C’est peut-être une question de souffle.

Entreprendre de changer tout cela à mon âge ressemble à une tentative désespérée.

Je me souviens lorsqu’il m’est passé par la tête d’apprendre à marcher sur une corde. Je n’y eus pas beaucoup de mal. Il y avait toujours des cordes tendues à un mètre au-dessus du pont – on dit « des bouts » dans la marine, que ce soit une simple ficelle ou un câble épais. Plutôt que passer dessous, ou sauter par-dessus, il était plus simple d’y marcher, ou encore d’y courir. J’ai vite vue qu’il suffisait de se tenir à son regard.

C’était facile. Je n’étais plus si jeune, enfin si quand même : la trentaine.

J’ai vu pourtant en écrivant ces lignes-mêmes où je n’ai parlé que du corps, mon attention l’oublie inexorablement.

Le 13 avril, changements

Ce serait un jeune soldat qui aurait fait fuiter les documents secrets qui font grand bruit depuis quelques jours. Voilà qui est difficile à croire. Pourquoi pas le fils du concierge ? Ces documents n’ont de toute façon que peu d’intérêts factuels, mais ils pourraient servir efficacement de pièces à conviction s’ils sont avérés authentique.

De petites feuilles ont commencé à pousser sur les arbres du parc du Palais de justice. Elles sont clairsemées et ne donnent presque aucune ombre. Les feuillages ont davantage poussé près du lac des restaurants de planches. Pourtant le Palais de Justice est plus ensoleillé, mais le soleil y parvient plus tard, prouvant, comme je l’ai souvent dit que la lumière de l’aube est la plus profitable. Près du lac, l’on dira que les arbres font déjà de l’ombre ; et ici, qu’ils sont encore dénudés. La différence n’est pourtant pas énorme ; mais qualitativement, si.

J’avais fait remarquer à Leïli combien les feuilles ont vite poussé dans la semaine. Ce fut l’affaire de deux à trois jours. Mardi l’on s’asseyait encore au soleil ; jeudi, l’on était à l’ombre. Il aurait été cependant difficile de discerner le moment précis. Ici, au Palais de Justice, il n’a pas encore eu lieu.

– Pièces à conviction pour quoi ? Me demande Sinta.

– La Fédération de Russie, comme quelques autres pays, préparent activement des dossiers pour mettre en accusation les États-Unis et l’Otan. Ils prennent un volume déjà considérable.

– Qu’espèrent-ils avec trois pays qui leur sont hostiles au Conseil permanent de sécurité ?

– Que représentent ces pays à l’échelle de la planète ? Crois-tu qu’ils constituent une assurance à long terme ?

Le 15 avril, impression de printemps

Il fait beau mais il fait du vent. De gigantesques et magnifiques nuages projettent leurs ombres démesurées en descendant du nord avec une surprenante vélocité. Il ferait bon sans le vent.

Le vent, il n’est pas bien froid, et il n’est pas bien régulier. Il dépend de l’ombre des nuages. Quand l’ombre s’installe suffisamment longtemps, ou encore le soleil, il s’arrête. Le vent tombe presque complètement jusqu’au moment où le nuage est passé, ou bien qu’un autre arrive.

Les rafales deviennent très fortes pendant un court moment, et l’on est bien embarrassé si l’on tente d’écrire sur une table à l’extérieur. Le mieux est d’attendre. Ça ne dure jamais longtemps. Le vent cesse aussitôt que le ciel s’est décidé enfin à se dégager ou à se couvrir.

Aujourd’hui les nuages sont exceptionnels ; vraiment très beaux, très étendus. Par endroits d’un blanc immaculé, ailleurs plus sombre, comme chargés d’orage. Immenses, ils laissent au vent le temps de se calmer quand ils s’attardent sur vous. Au fond, c’est distrayant ; c’est comme si vous jouiez avec.

Quand il fait un tel temps sur la mer, les vagues dont énormes. L’on ne se lasse pas de traverser les murs d’eaux qui se succèdent. L’on se laisse soulever à leur approche et, juste avant la crête écumeuse, de passer à travers, pour surgir de l’autre côté. Je le ferais pendant des heures.

L’on sent la fraîcheur quand passe le nuage. Ma veste sans manche matelassée fait merveille en cette saison.

Le 16 avril, dans le ciel

« Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil, vient de prendre la tête de la banque des BRICS. Voilà des affaires rondement menées. Elles n’arrangeront pas les miennes, si je finis par rentrer en France. »

« Alors tu ne penses pas que le corps expéditionnaire de l’Otan en Ukraine lancera une offensive », coupe court Farzal, braquant son hélicoptère dans lequel il m’a invité à un baptême de l’air.

« Avec quoi le ferait-il ? » réponds-je. « Je sais que l’Otan dispose de troupes toutes prêtes en Pologne et en Roumanie. Si le Pentagone décidait de les engager, la donne serait différente, mais ce serait de la folie. La situation n’en serait même pas renversée en fait. »

« L’Ouest Sauvage t’a-t-il fait douter de sa folie ? »

« La folie ne peut faire remonter les rivières à leur source. Elle le fait seulement croire au fou », dis-je.

« Des peuples ont cru qu’une prière pouvait faire se lever le soleil. (On n’est pas obligé de le croire, du moins que des peuples l’aient cru.) », s’amuse Farzaal. « Aujourd’hui, l’on dit que l’opinion publique suffit à modifier le réel. »

« Tu maîtrises suffisamment ton appareil, Farzal ? Tu ne prends pas de risques au moins ? » Je le trouve frôler dangereusement les falaises et les cimes des arbres. Lui se contente de rire. Je n’avais pas vécu une telle aventure depuis longtemps.

Le 17 avril, un climat difficile

Le climat est définitivement devenu printanier, mais l’on doit être prudent en cette saison à Dirac, les variations climatiques dans le cours d’une journée sont impressionnantes. Le premier rentré a la charge d’allumer une petite flambée dans la cheminée quand le soleil déploie les vastes ombres des montagnes.

C’est une heure paisible dont on goûte la douceur en frottant une allumette sous des brindilles cassées et quelques pignes. Les aiguilles de pin se mettent vite à craquer sous la flamme.

C’est une heure où je n’ai aucune peine à m’assoupir en regardant le soir tomber.

Sinta a recommencé à m’inviter à prendre mon chapeau quand je sors. En cette saison, le soleil tape fort et l’air est encore frais, trop pour que la sueur humecte suffisamment la peau. C’est un temps difficile.






Où soufflent les vents

Le 19 avril, panafricanisme

À Dirac, j’aime les chants d’oiseaux. Dans les parcs, celui du Palais de Justice ou celui près du lac, les bruits de la circulation sont étouffés, et l’on n’entend qu’eux.

Je les entends mais je ne les vois jamais. Pour cela, l’on devrait certainement les guetter longtemps dans les ramures. Les oiseaux qui ont les plus beaux chants, sont généralement les plus petits.

On les entend très bien de l’appartement de Sinti ; du mien aussi. Le mien, je l’ai laissé à Nour. Le train n’était pas bien cher et elle était proche de la gare, mais les bus sont gratuits à Dirac, et lui laissent une plus grande latitude d’horaires. Je l’ai aidée à emménager avec la voiture de Sint.

Nour est fortement concernée par le panafricanisme. Moi aussi par ailleurs, mais moins personnellement bien sûr. Le panafricanisme m’a surpris et séduit. Il tourne la page de la négritude. Sans rien renier ni rien céder, il l’amplifie.

Tous les noirs sont africains ou d’origine africaine, mais tous les africains ne sont pas noirs. Le projet panafricain rebat les cartes. Il met à mal le concept d’état-nation si cher à l’esprit westphalien.

« Pour toi, qu’apporte d’essentiel le panafricanisme, ? » me demande Nour. « Tu le sais mieux que moi. »

Le 21 avril, souvenirs étranges

À dix heures, toujours un petit vent se lève. Il descend le long de la Garous et en porte l’humidité. À dix heures il fait sûrement plus frais qu’à neuf. Le fond de l’air est cependant devenu plus doux ces derniers temps, et les vêtements se sont faits plus légers.

Le bustier de Nour dévoile son nombril, ses hanches et ses épaules. Sa peau avive en moi d’étranges sensations qui iraient dans un sens qui n’est pas celui de la relation que je souhaite conserver avec elle.

En vérité, c’est tout autre chose : le grain de sa peau me rappelle celui de Sint quelques dizaines d’années plus tôt. Comment puis-je m’en souvenir puisque je ne l’ai pas connue alors ? Pourtant le fait est là : je m’en souviens.

Le 22 avril, rien n’est simple en matière de religion

Aujourd’hui, c’est la rupture du jeune. Je n’ai rien vu passer cette année, ni le Noruz, ni Pâques, ni le Ramadan. Je n’ai pas le goût des fêtes, et moins encore celui des rites. C’est sans doute parce que je suis français. Tout bon Français, celui qui connaît et comprend bien la France, connaît et comprend aussi ce mouvement de dégoût que lui inspire l’Église.

J’en ai longuement parlé à Nadina pour l’aider à saisir l’anticléricalisme du Surréalisme et mieux poursuivre sa thèse. Aujourd’hui tout cela est devenu complexe, surtout vu de loin.

J’ai revu récemment un film de Claude Chabrol que j’avais trouvé médiocre à sa sortie : une charge un peu caricaturale contre la bourgeoisie catholique, dont le journal Charlie faisait alors son beurre. En le revoyant un demi siècle plus tard, je l’ai trouvé plus intéressant.

Dans les années 1980, cette bourgeoisie catholique était déjà sa propre caricature, mais considéré sur la longue durée, l’on se souvient qu’elle avait exercé un pouvoir totalitaire sur le pays, surtout avant la Guerre Révolutionnaire Mondiale. L’on s’en souvient si l’on a lu, mais plus personne n’en conserve en mémoire l’expérience.

L’on a du mal à imaginer que l’antipathique édile du film, s’apprêtant à combattre la troupe de théâtre blasphématrice, serait devenu aujourd’hui un catholique-zombie, prêt à défendre d’une même ardeur le toujours vaillant Charlie Hebdo et son droit principiel à blasphémer.

C’est pourtant évident si l’on y regarde bien, mais l’on n’aurait rien vu si le toujours facétieux Emmanuel Todd ne s’était pas livré à de subtiles études sociométriques.

Ce dégoût viscéral des Surréalistes pour l’Église (je dis bien « l’Église » et nous savons la quelle) est donc dur à comprendre après un siècle passé ; d’autant plus qu’il n’existe rien de totalement comparable dans les autres pays – peut-être l’Espagne…, ou l’Italie, mais pas entièrement.

Il est d’autant plus dur à comprendre, que ce rejet radical de la religion s’est toujours vite tempéré lorsqu’il n’était plus question de « l’Église ». Vous n’avez qu’à lire Antonin Artaud pour vous en convaincre, ou considérer l’estime d’André Breton pour Malcolm de Chazal. Vous en serez d’autant plus déroutés que les catholiques zombies, devenus de fanatiques laïcards sont rendus fous-furieux par toute forme de religion exotique.

« Mais par la même raison que la justice fait le juste et la sagesse le sage, la divinité doit nécessairement transformer en dieux ceux qui l’ont acquise. Donc tout homme heureux est un dieu. Il n’existe à la vérité qu’un seul Dieu par essence ; mais rien ne s’oppose à ce qu’il y en ait un grand nombre par participation. » (Omnis igitur beatus, deus ; sed natura quidem unus, participatione vero nihil prohibet esse quam plurimos.) Boèce – Consolations, livre III.

J’ai une affection toute particulière pour Boèce et pour son ouvrage partiellement versifié, Consolations de la Philosophie. Que Boèce ait été canonisé m’a toujours surpris. Était-il seulement chrétien ? Rien ne l’atteste. Rien dans ses écrits ni sa vie n’en apporte l’évidence. Seules quelques lignes de son livre m’ont rappelé un évangile, l’Évangile de Marie, Marie de Magdala, quelque peu apocryphe. Rien n’est simple en matière de religion.

Le 23 avril, vent

J’ai acheté un nouveau chapeau. Il est couleur sable ; il va bien avec ma veste sans manche molletonnée. Son avantage est qu’il est en tissu, et qu’il se plie donc aisément si je veux le glisser dans mon sac : un chapeau à larges bords que des boutons pression permettent de replier selon d’où vient le soleil.

Je ne saurais dire encore s’il me va bien. Il fait nettement plus plein air que les deux que j’avais. Il tient à peine sur ma tête avec le temps qu’il fait, mais il tient. Il est parfaitement ajusté malgré la large prise que laissent ses bords aux bourrasques. J’ai bien fait de l’acheter.

J’ai projeté pour Nadina un film que j’avais beaucoup aimé quand je l’avais vu adolescent : Nazarin de Luis Bunuel. Quand je l’ai découvert, il m’avait semblé mériter le prix de l’anticléricalisme. Il pourrait être aussi pourtant vu comme une apologie du christianisme, ce qui n’est pas si contradictoire pour moi. De nos jours, j’imagine qu’avec la décomposition avancée de l’Occident Moderne, tout cela est en passe de devenir incompréhensible. Ce sont à ces questions abyssales que j’ai tenté d’introduire Nadina ce matin près du lac.

Le 24 avril, temps changeants

J’attends des changements profonds de cette époque mouvante ; des changements plus profonds que ceux dont on entend trop parler et dont je parle trop moi-même. Je tente de voir à travers le brouillard de la guerre, de la géopolitique, des technologies militaires, de la recomposition du commerce mondial…, derrière cette écume agitée.

Derrière ces écrans, il se joue des choses plus essentielles, plus difficiles à cerner, qui nous échappent, se dissimulant même au regard de ceux qui les font naître.

– Je vois ce que tu veux dire, me répond Sint. Souvent les changements décisifs viennent de ceux de quelques paradigmes.

– Je sais, mais les nouveaux portent souvent aussi des noms anciens ; des noms simples et anciens. La modernité occidentale en a beaucoup puisé dans le lexique le plus quotidien, des mots simples et usés jusqu’à la corde. Ils ont été utilisés pour désigner des choses aussi simples : travail, force, vitesse… Des mots qui ne paraissaient ni prétentieux ni savants. Ils innovaient seulement d’autres rapports entre ces choses, des rapports essentiellement numériques ; l’on disait alors géométriques.

– Je comprends. Comment prendre le vent quand de telles choses se lèvent ? Comment être attentif ? Ce n’est assurément pas facile, pense Sinta à voix haute.

Il ferait presque chaud aujourd’hui si le vent ne soufflait pas.






L’Orient moderne

Le 26 avril, la Modernité orientale

Il va y avoir deux ans que je me suis installé à Dirac, et les quartiers industriels au sortir de la ville sur les rives de la Garous se sont étendus. Les premières impressions qui me restent en mémoire en sont fortement modifiées.

Les quartiers neufs construits sous les falaises de l’autre côté de la rivière paraissent achevés. L’an dernier, j’y avais rencontré Shaïn et Ismaïl que j’avais aidés à vider leur camionnette.

Sharif et Nadina, qui projettent de se marier, y ont déjà jeté leur dévolu pour un appartement. Il faudra que nous passions les voir.

Cette sortie de la ville a beaucoup changé. C’est fou comme tout change sans que tout ait changé. Des détails que l’on aurait crus négligeables contaminent ce qui est autour d’eux. Sous ce ciel dégagé, striés de longs nuages fins semblables à des éraflures, la ville a pris des airs étonnants de modernité.

Les ombres du soir se sont avancées sur la nouvelle ville. Il fait grand-jour encore, mais des lampes ont dû déjà s’allumer derrière des façades, on les devine dans le contre-jour.

De nouvelles barres d’immeubles ont été construites où je les avais vues en chantier. La route a été élargie et des murs coupe-bruit dressés, pas bien hauts pour ne pas cacher la vue ; des murs bas inclinés, de pierres roses venues probablement des carrières de l’autre côté de la ville.

Les habitations ne dépassent pas trois étages, avec des façades en retrait les unes sur les autres pour laisser la place à des terrasses qui donnent sur le sud. Seul le linge étendu laisse penser que ces quartiers sont populaires, malgré leurs airs de résidences de la Côte-d’Azur ou de Floride.

Les usines et les entrepôts eux aussi sont modernes, du moins le paraissent-ils maintenant davantage.

Aujourd’hui, l’envie m’a pris de rouler jusqu’à la sortie de la ville ; jusqu’où débutent les vignobles. J’ai songé un instant pousser jusque chez Rayan, puis j’ai craint de le déranger. J’imagine qu’il doit avoir pas mal de ceps à tailler après l’hiver.

Sans avoir eu à rouler longtemps, je me suis senti bien loin, dépaysé, et même un peu désynchronisé, tant la sensation de rapides changements fut forte. Je me suis arrêté dans un relai routier près de la large route pour boire un ballon de rosé du pays.

Dans ce genre de paysage, mi-urbain mi-industriel, il tombe souvent avec le jour une sensation de tragique. Je ne sais comment je la décrirais mieux. Il s’agit d’un tragique à bas bruit, mais on est loin de la cheminée où l’on craque une allumette dans une vieille maison.

De tragique, il est surtout l’ampleur ; et l’éclairage aussi, des dernières lueurs du jour qui se mêlent à celles des grandes lampes jamais éteintes des chantiers, et celles des feux de position des voitures qui roulent l’on ne sait vers où.

Le 27 avril, pêche aux souvenirs

Il m’est étrange de circuler dans une ville qui m’est devenue familière, mais sans que j’y retrouve des souvenirs lointain. Il en apparaît quand même que je dirais de substitution.

Un bar, dans lequel je me suis arrêté devant la place qui ce matin abritait un marché, m’a rappelé Embrun. Plus précisément, c’est le café qui me l’a rappelé, et plus exactement la tasse. C’est une de ces tasses que l’on trouvait dans tous les bars il y a bien longtemps, et que l’on ne trouve plus nulle part maintenant, même si l’on veut en acheter. L’on en trouve donc à Dirac.

Lourde, en céramique je crois, d’un vert sombre et laqué, l’intérieur blanc, avec les bords dorés. J’aime cette sorte de tasses, bien basses ; des tasses qu’il est impossible de renverser.

Je déteste renverser du café sur un pantalon. Je déteste en renverser seulement dans la sous-tasse, ce qui revient souvent au même, la tasse goutte.

Avant de repartir je devrais songer à demander au serveur où il a déniché cette tasse somptueuse.

Elle me rappelle Embrun dans mon enfance, avant-même que ne soit construit le barrage de Serre Ponçon. Mon père m’avait offert un café ; non, je me souviens, un café au lait accompagné d’un croissant.

Comme la tasse, le bar lui-même était somptueux, ces bars aux tables de marbre et aux vitres encadrées de rideaux de dentelle, enchâssées dans les cadres de bois de la devanture aux teintes satinées qui faisaient chaud au cœur de bon matin, quand, même en été, les vallées sont encore fraîches.

J’adorais alors tremper un croissant dans du café au lait bien chaud. J’en ai gardé le goût longtemps. Puis il m’est passé.

La paroi extérieure de la tasse dessine un décagramme aux angles arrondis. L’intérieur est parfaitement circulaire. Le café est très noir sur son fond blanc, sans transparence, très fort, très bon.

La tasse est lourde, je la tiens pourtant bien entre mon pouce et mon index par sa hanse bien dessinée, festonnée de laque dorée. Elle est agréable au toucher. Qu’on n’en trouve ici, et plus en Europe, laisse soupçonner que ce dessin particulier serait d’origine orientale.

C’est ainsi que Dirac que je connais depuis si peu de temps, me réveille à des souvenirs lointains.

Le 28 avril, la modernité

Toujours l’homme fut moderne, aussi loin que remonte l’histoire et la préhistoire. La Grotte Cosquer, n’est-elle pas définitivement moderne ?

Qu’est-ce que la modernité ? Je l’ai découverte, je l’ai vue quand j’étais bien jeune encore sur une illustration de mon livre de Français : les murs immaculés d’un château au-dessus d’un jardin, une image peinte à la façon des miniatures du début de la Renaissance. Elle était fortement moderne.

L’essence de la modernité, pour se la figurer, l’on doit regarder attentivement les images que je viens d’évoquer ou de toutes semblables. L’on en trouve partout : café de Chengdu dans le quartier des canaux, où une élégante jeune femme se penche sur le clavier de son Lenovo ; bijou d’obsidienne du Mexique, qui fut moderne, n’en doutons pas ; boîte en bois marquetée de Quandahar ; hôtel de luxe près du transsibérien ; grande moquée de Kazan… Mieux encore, l’on pénètre la modernité par les lettres : Montaigne, Li Taï Po, Arakida Moritaké, Luis de Gongora, des furieusement modernes.

Il n’y a pas de style moderne à proprement parler. Tous le sont et le demeurent un certain temps, avant qu’un autre ne prenne leur place. Que disent les images de la modernité ? Elles disent qu’il y a eu de l’ancien temps, et que nous sommes maintenant dans les temps modernes.

Dans toutes les sociétés, et à toutes les époques, des objets et des lieux disent de telles choses. La modernité est anti-historique. Elle dit : il y a eu de l’histoire et il n’y en a plus. La modernité nie aussi le progrès : la lente progression tâtonnante des traditions.

Elle nie toute tradition aussi bien. Elle surgit dans le présent sans transition : l’ancien temps et les temps modernes. Elle surgit, joyeuse et grisante pour l’éternité d’une vie d’homme.

Toujours, à toute époque, les hommes ont eu le sentiment de vivre enfin dans les temps modernes. La modernité est naïve et nous l’acceptons de bonne grâce.

Une société devient une colonie lorsqu’elle ne perçoit plus sa modernité, n’en produit plus, et se laisse séduire par celle d’un empire. L’Occident a usé sa modernité jusqu’à la corde. Il n’en produit plus. Il n’y a plus d’Occident moderne.

L’Asie ne promeut pas sa modernité, accréditant ainsi qu’elle ne cherche pas à coloniser. Elle n’en est pas pour autant dépourvue. Je ne peux être indifférent à la modernité orientale, mais elle est si multiple qu’elle en devient indéchiffrable ; sa modernité de la vie quotidienne.

« Tu fais le panégyrique de la modernité, ou son procès sans appel ? » me demande Nadina. « Quelle importance ? »

Je sens que la chaleur va bientôt devenir torride pendant les après-midi. Je suis resté en chemise sous les ramures clairsemées que traversent de fins rayons de soleil pour tacheter le sol.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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