Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Armements - Au-delà du sens et du son - Intervention à l’université - Remarques diverses - Suite
Nous prenions donc notre petit-déjeuner quand ont surgi les cavaliers. Il est passablement inquiétant de vous vois cernés par des hommes en armes à cheval (ils n’étaient pas plus de six), quand vous vous croyiez seuls au point de penser que le soleil ne se levait que pour vous.
Le commandant nous posa une question que je ne compris évidemment pas : « veuillez décliner vos identités », ou bien : « Ne trouvez-vous pas le temps frais ? » ou encore : « avez-vous bien dormi ? » ; et avant que Sinta n’ait eu le temps de répondre, le lieutenant avec qui j’avais bavardé à Dirac, me reconnut. Le détachement avait convenu de prendre son petit déjeuner sur l’emplacement de leur ancien campement que nous avions sans manières investi, près de la cascade où l’eau est bien fraîche. Le commandant s’enquérait s’il ne nous dérangeait pas que nous le prîmes ensemble. Quand nous nous fûmes suffisamment substantés, les cavaliers nous ont proposé de nous escorter jusqu’à ce qu’ils continuassent leur route vers Dirac.
Après avoir franchi les passes difficiles, difficiles pour les chevaux qui pour être solides n’en craignent pas moins de se briser une patte dans des éboulis, nous eûmes tout loisir de converser deux par deux. Le lieutenant qui chevauchait devant moi sur l’étroit sentier me demanda ce que je pensais de l’affaire des sous-marins entre la France et l’Australie. C’est incroyable comme l’actualité est capable de venir nous chercher dans les lieux les plus improbables.
« Je pense que c’est une bénédiction. » Il tourna la tête surpris. « Songe », continuai-je, « dans quels embarras risquait de nous entraîner un tel accord. Laissons l’Australie à la Couronne britannique, et la Couronne britannique aux États-unis, et laissons-les à leurs querelles avec la Chine. Ce sont de dangereux amis. La France finira par se réjouir que cet accord ait capoté. » Le lieutenant me répondit par un sourire : « La France n’est même pas responsable de cet échec », se moquait-il en se tournant vers moi. « C’est là toute l’ironie », dis-je.
Sinta a un regard quelque peu hautain ; il n’en est pas moins empreint d’une douceur angélique. Peut-être est-ce pour la compenser qu’il s’est composé une expression suffisante. Qu’importe, son charme y trouve son compte.
Son sourire aussi a une douceur angélique. Il maintient pourtant une certaine distance, une distance d’altitude, dirais-je. « Je vous souris d’au-delà de toute contingence », semble-t-il dire. On pourrait y deviner quelque tristesse, mais non, c’est du détachement.
Sinta est plutôt habitée d’une joie vivace, qui surgit aussitôt qu’elle s’applique à la moindre activité. Elle est très appliquée, même quand elle parle. Et sa voix prend alors parfois la candeur d’une enfant.
Je me sens bien chez elle dans ce chalet sauvage, même si la vie y est rude. Elle n’est pas sans une forme de confort pourtant. Dès l’aube, le soleil réchauffe la façade et toute la clairière alentour. Le feu de bois attiédit bien le petit appartement, et fendre les bûches réchauffe aussi. L’eau est glacée à la fontaine, mais si l’on bouche le bassin de bois, elle devient raisonnablement tiède pour s’y baigner en début d’après-midi.
Quand nous nous éloignons à cheval, nous ramenons toujours quelques grosses branches mortes pour le feu, que nous leur laissons traîner. C’est pourquoi nous gardons une hache accrochée à la selle. J’aime regarder Sintan fendre du bois. Quand je la vois, déjà si contente, enfiler ses gants pour ne pas abîmer ses longues mains fines, je croirais qu’elle ne va pas leur faire grand mal, mais non, son geste est juste, et la bûche se fend.
En rentrant à Dirac, j’apprends que la Suisse se propose de faire l’achat de F-35 aux États-unis, plutôt que de Rafales à la France. Les États-unis doivent avoir des moyens de pression extraordinaires pour fourguer leur camelote au monde entier.
Là, ce n’est plus le même cas de figure qu’avec les sous-marins australiens, où l’on peut deviner un pas timide vers l’ébauche d’une toute nouvelle Organisation du Traité d’un Pacifique Nord. La Suisse n’a aucune raison de s’encombrer de ces machins. Elle en a au moins deux de ne pas le faire.
La première est que le F-35 est un mauvais avions, un magistral ratage techno-industriel ; et qu’il ne serait de toute manière pas adapté à la défense d’un petit pays montagneux, ni moins encore à l’esprit de sa défense, c’est-à-dire populaire et indépendante. Les F-35 sont conçus pour être intégrés, et donc soumis, à un vaste dispositif militaire, et à son commandement unifié. Voilà la seconde raison : celle de se doter d’armes dont on soit réellement maître.
Le Rafale est un choix excellent pour tout cela. Bien sûr, d’aucuns y verront une arme de collection, conçue une cinquantaine d’années plus tôt. On craindrait qu’il ne soit devenu obsolète, ou sur le point de le devenir, quand le F-35 ne risquerait au contraire que d’être amélioré. Le Rafale a pourtant été exceptionnellement bien conçu, et enrichi avec le temps de dispositifs ingénieux. Tout dépend bien sûr de ce que l’on veut en faire.
Il existe de telles armes qui ne se périment pas, comme le AK 47. J’ai même remarqué dans le détachement qui nous a escorté, la présence d’une arbalète. Qu’on ne rie pas : « c’est une arme puissante et précise », m’a affirmé le lieutenant, « qui offre l’avantage de ne faire aucun bruit ni éclat de lumière permettant d’identifier l’origine d’un tir, avec laquelle on se débarrasse aisément d’un guetteur. »
Nous nous sommes entretenus de tout cela avec le lieutenant, il s’appelle Farzal, que Sinta a invité chez elle avec sa femme, Sariana. Elle est militaire elle aussi, dans les systèmes de radar et de guidage des missiles, et elle enseigne à l’université militaire.
« Si l’on veut de bons avions de dernière génération à des prix raisonnables », nous confia-t-elle, « on ferait mieux de regarder du côté de la Russie ou de la Chine. Sinon, le Rafale et les armements français en général restent les meilleurs pour des pays jaloux de leur indépendance ; ceux qui assujettissent le moins les clients à leur fournisseur, pour ce qui est du fonctionnement comme de l’entretien, de la formation des personnels, des pièces de rechange… Par son âge vénérable, le Rafale a conservé comme un esprit gaulliste. » Je lui laisse évidemment la responsabilité de ses commentaires.
Sariana et Farzal ne sont pas venus habillés en civil. Ils ont mis leurs uniformes de sortie ; lui : une somptueuse veste noire avec des cartouchières brodées d’argent sur la poitrine, ouverte sur une chemise rouge sans col ; une toque astrakan, un énorme poignard courbe au manche finement ciselé, dans un fourreau de cuir pendu à la ceinture, un pantalon moulant plongeant dans des bottes noires plus fines que celles que je lui avais déjà vues. Elle : un tailleur noir sur une chemise rouge, un foulard noir noué en turban, une paire d’escarpins.
Nous avons longuement parlé de la commande numérique appliquée à l’armement. Sariana connaît parfaitement le sujet. « La complexité et la vitesse des systèmes d’armement ne permettent plus aux hommes de les contrôler sans automatisations numériques. » Nous explique-t-elle. « C’est en soi un danger. Il tend à ne laisser à l’homme que la seule décision ; et toute l’exécution, à la machine. »
« L’esprit ne fonctionne pas ainsi. Nous décidons en agissant, et donc en percevant les effets immédiats de nos actions. Plus sont nombreuses les médiations entre nos différentes proprioceptions, plus nous avons du mal à réagir avec pertinence et rapidité ; plus, donc, nous avons besoin de systèmes qui réagissent pour nous, et nous entrons dans un cercle sans fin qu’il serait nécessaire, au contraire, de briser. »
« Oui, je comprends, s’en remettre à la mécanique numérique accroît le problème auquel il devrait remédier. Mais comment faire ? » interroge Sinta.
« C’est à quoi nos ingénieurs cherchent à répondre. Dans le principe, nous devrions doubler tous les éléments des systèmes par des dispositifs de débrayage. Nous devrions, au moins dans l’apprentissage et dans l’entraînement, ou dans des opérations particulières pour lesquelles nous disposerions d’assez de temps et de sécurité, les débrayer le plus possible », répond Sariana. « Il serait vain de chercher seulement à accroître notre vitesse de réponse au dispositif numérique lui-même. »
Farzal ajoute : « Un autre avantage est que l’homme demeure alors opérationnel même en cas de panne électronique majeure. »
Ça sent bon le bois humide. Ça sent la cave où l’on fend les bûches, et les fortes effluves de vieilles sciures de mélèzes et de sapins. Je suis sous la verrière du bar près du lac, et je regarde tomber la pluie. Je l’écoute qui cogne sur les vitres. On ne se rend pas toujours compte de combien l’humidité porte les sons et les senteurs.
On attend un gros orage dans la matinée, et je ferais peut-être bien de ne pas trop m’attarder. Qu’importe, je ne déteste pas marcher sous la pluie, et j’ai changé mon chapeau grège pour un noir, davantage de saison. Les nuages sont si sombres que les lampes sont allumées sous la verrière.
Mes amis attendent toujours de moi une intervention orale pour le séminaire. Je ne voudrais pas les décevoir, mais je ne le sens pas. Je ne suis pas très à l’aise, faute de savoir correctement me situer. Il y a longtemps que je n’ai plus fait d’intervention publique, sauf dans des cauchemars, où je n’étais pas prêt, où j’étais en retard, où mon intervention était reportée, plus tôt ou plus tard, où le lieu n’était plus celui qui avait été convenu, ou les déconvenues se multipliaient. Oui, j’ai fait de nombreux rêves de cet ordre.
J’avais pris l’habitude de très bien préparer mes interventions, toujours écrites, bien écrites. Certainement pas des présentations Powerpoint. J’ai appris à écrire comme je parle et à parler comme j’écris. Je ne distingue moi-même plus sur une vidéo, les moments où j’ai scrupuleusement lu mes notes, de ceux où j’ai improvisé. Quand on a le tempo, il est aisé d’improviser.
Il est difficile d’être à la fois bon orateur et bon auteur. Les deux attitudes mettent en œuvre des aptitudes opposées. Je ne suis pas un bon orateur, c’est pourquoi je prépare avec soin mes interventions. Quand on écrit, on navigue, on revient sur ses pas, on s’arrête, on corrige, on reconstruit. Je le fais peut-être moins que d’autres. Avec la plume, je fraie mon chemin comme avec une serpe, spontanément, sans me relire ; mais évidemment, je finis par corriger, ré-articuler, recomposer. Je peux le faire, et je sais que je le peux pendant que j’improvise, et je finis par le faire inévitablement.
Il est vrai que l’orateur, lui, se répète. Quand Sinta parle de l’usage du point-virgule par Marcel Proust, elle en aura déjà parlé des dizaines de fois, et elle se sera donc corrigée, aura reconstruit sa pensée comme si elle l’avait écrite. Se répéter est une façon d’écrire ; et l’écriture, une forme avancée du ressassement.
Il y a bien longtemps que je n’ai plus parlé en public, et j’ai dû perdre quelques automatismes que je m’étais forgés. J’étais devenu bon à ce jeu il y a quelque vingt ans. Je me souviens pourtant de ce que j’avais appris à l’époque : l’important est ce que l’on doit dire.
Que t’importe-t-il de dire ? Et surtout, de le dire à qui ? Et pour les inciter à quoi ? Quand tu tiens la réponse à ces questions, le travail de rhéteur est facile ; or ce sont ces réponses que je ne sens pas bien.
Peut-être parce qu’ici je suis un étranger. Étranger ? Allons donc ! Étranger à quoi ? Étranger à la langue française ? À la langue en général ? Au langage ?
Avec ce temps instable, il n’est rien d’étonnant à ce que je prisse froid. Depuis mercredi, à la nouvelle lune, je n’ai pas écrit une ligne. Tout a commencé par une légère irritation de la gorge. J’y ai répondu par l’huile essentielle de citronnelle, comme je le fais d’habitude. Cette contre-offensive fut assez efficace pour contenir le mal, mais pas assez pour le faire disparaître, et peut-être trop tardive. Je fus affligé d’une fatigue générale, de douleurs dans les muscles et les articulations, de sueurs alternant avec des frissons. Je passais mon temps à ôter et remettre une veste.
J’ai un problème : je ne sais pas me reposer tant que je n’ai pas atteint l’épuisement total. J’imagine que tout le monde a subi ces états où l’on n’est pas assez malade pour se coucher et se soigner, c’est-à-dire principalement dormir bien au chaud, le corps se chargeant tout seul de se rétablir, mais pas assez guéri pour accomplir quoi que ce soit de bon.
Je ne suis pas dupe : j’ai pris froid parce que j’étais affaibli par le manque de sommeil. Sinon, j’avais déjà bien assez fait d’imprudences ces derniers temps. Je m’étais mis à veiller en travaillant jusqu’à plus d’heure. Il y a plus de quarante ans que j’ai bien compris que ça ne me réussissait pas, mais je suis incorrigible.
L’effort musculaire n’est rien ; on l’interrompt et l’on s’endort comme une brute. L’effort mental, ce n’est pas pareil. Les muscles n’y trouvent pas leur compte ; ils exigent leur part. Comment se résoudre à aller dormir, et comment y parvenir ? Comment seulement se défendre d’un mauvais virus qui passe ?
L’irritation commence maintenant à se déplacer sur mes bronches. J’ai remplacé l’huile de citronnelle par du pin. Je n’ai pas oublié le miel, l’hysope, le thé au citron ; j’ai demandé à Sint de me ramener du fromage bleu de France du bazar. Elle a tenu à me garder chez elle, et surveille qu’il ne me passe pas en tête de donner un coup de râteau dans le jardin, ou de tremper mes mains dans l’eau froide pour dégager une canalisation obstruée par des feuilles mortes.
– Je ne comprends pas, m’a-t-elle dit quand elle m’a surpris à cette dernière opération, pourquoi des gens qui ont une partie de leur cervelle correctement remplie, en conservent d’autres complètement vides. – C’est pour que l’intelligence respire, lui ai-je expliqué.
Sinta a des lèvres fines, fines et mobiles. Son sourire bienveillant, ou peut-être seulement auto-satisfait (et pourquoi pas ?), ne lui donne en rien un air sévère ; seulement attentif. On a plaisir à la regarder, attentive et occupée, et, comme je l’ai déjà observé, la voir y trouver plaisir elle aussi. Dans tout ce qu’elle fait, Sinta donne l’impression d’être musicienne. C’est cela : elle joue de la musique.
La musique, en soi, ne fait rien ; au mieux, elle rythme l’action. Elle ne signifie rien non plus ; elle ne dit rien et n’a rien à dire. Elle est l’expression sonore de la subjectivité pure.
Par là, elle est liberté et plaisir. C’est curieux d’ailleurs, car rien n’a plus de contraintes que la musique.
Le son est l’ébranlement mécanique d’un milieu. Cependant, le son n’est pas la musique. Toute description ou définition mécanique du son, ne dira jamais ce qu’est la musique, ce qu’il en est de la musique dans ce son ; car la musique est précisément ce qui ne se laisse pas réduire à une description causale, pas plus qu’elle ne se résumerait à l’interprétation sémantique de sa signification.
Quand tu parles, tu émets des sons ; tu énonces aussi des significations. La musique de tes paroles, et ce pourrait aussi bien être de ton chant, est ce qui ne se laisse pas réduire à une description physique du son, par plus qu’à une lecture sémantique.
De quoi s’agit-il donc alors ? D’une chose assez simple : Tu reconnais, ou peut-être crois-tu seulement reconnaître, la libre expression d’un sujet. Tu reconnais, par exemple, le chant d’un oiseau, que tu ne saurais nommer « le bruit d’un oiseau », sauf à ne faire allusion qu’au bruit de ses ailes qui passent. On ne dira pas « le bruit d’un oiseau », comme on dit « le bruit d’un avion ».
Tu ne sais ce que veut dire l’oiseau, tu ne peux le savoir. Tu ne sais même pas s’il veut dire vraiment quoi que ce soit, mais tu identifies que ce son n’est pas seulement un effet, un effet causal ; tu perçois immédiatement qu’il est l’expression d’une subjectivité.
Dans certains cas, l’on a des doutes : l’on prend pour musique de simples sons, ou l’inverse. Des bruits de sabots, un bruit de moteur, sont parfois ambigus, car ils expriment la subjectivité du conducteur, ou du cavalier et de sa monture. Parfois, les branches dans le vent semblent chanter. Il arrive aussi qu’on parle de la musique d’un moteur, ou du bruit d’une discothèque. On en fait aussi bien des effets rhétoriques.
Je n’ai jamais rien lu qui me satisfît pleinement sur la musique ; ni Hegel, ni Adorno, ni Xénakis, qui pourtant m’a fasciné. Quoi que je lusse ou que j’écoutasse sur la musique, j’étais supposé posséder déjà un savoir préalable. Or, c’est bien celui-ci qui m’intéresse. Je n’ai non seulement pas l’impression de le posséder, mais je doute seulement qu’il existe.
J’ai lu sur la musique arabo-persane, j’ai lu sur la musique chinoise, sans parvenir à en déduire qu’existât où que ce soit ce présupposé su.
Qu’est-ce que la musique ? Voilà ce que j’aimerais qu’on m’apprenne. L’expression d’un sujet – on dirait ici anaïya. Voilà ce que je sais, mais je dois reconnaître que, jusque-là, ça ne me conduit pas loin.
Je n’ai jamais lu ce que les philosophes arabes ont écrit sur la musique, Ibn Sina, Al Kindy… Je n’en ai pas trouvé les traductions, et j’aurais trop de mal dans le texte. Je n’en ai pas fait l’effort car je suis convaincu, peut-être à tort, que je n’y aurais pas trouvé ce que je cherche.
Les Perses et les Grecs avaient une conception parente de la musique, celle dont se fit le principal interprète Pythagore ; une conception proche de celle des mathématiques. L’on comprend bien que là se trouve la source, le cœur… – ici, l’on dirait al ‛aïn, la prunelle, l’interface entre la subjectivité et le réel.
Ce que l’on recherche intensément, le plus souvent, on le connaît déjà. Alors j’écoute, j’écoute le plus attentivement possible la musique, pour le retrouver.
Il est instructif d’écouter des gens se parler dans une langue que l’on ne connaît pas. Il y a de la musique dans ce que tu entends. Tu sais qu’ils parlent pour se dire quelque-chose, mais tu perçois que ce qui est en jeu va plus loin que cette seule dimension sémantique. Moins tu comprends, mieux tu perçois cette méta-sémantique.
Cette méta-sémantique serait plutôt une sub-sémantique ; un substrat nécessaire pour que prenne pied la signification, le vouloir dire. Du vouloir dire, elle serait le préalable vouloir, le vouloir inaugural à toute énonciation. Ce serait à comprendre dans le sens que donne Arthur Schopenhauer à « volonté » dans son ouvrage le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung), et Friedrich Nietzsche à sa suite.
La proposition est réflexive quelquefois me semble-t-il : l’énoncé paraît se faire prétexte à musique. On le perçoit dans la chanson, voire dans la versification. Le sens y prend souvent une importance moindre que le son, semble-t-il.
J’y vois une cause du succès des chansons en langues étrangères. J’y ressens, moi comme les autres, la fascination de ces mots que je ne comprends pas.
Quand cette magie a eu tout le loisir de s’exercer, je finis cependant inévitablement par vouloir comprendre. Le web nous comble alors depuis plus d’une vingtaine d’années, en nous offrant des vidéos accompagnées de traductions, ou du texte non traduit qui défile en suivant le son. En Asie du Sud-Est, où l’on semble accorder une grande importance au texte, souvent les lettres s’illuminent au fur et à mesure qu’elles sont vocalisées.
J’ai vu en me relisant que j’avais qualifié de petit oud l’instrument qu’utilisait l’artiste que nous étions allés voir le mois dernier. Ce n’était évidemment pas un oud, même petit, c’était un citar, qui accompagne si bien la poésie par les modulations de ses quatre cordes, grâce a son très long manche. C’est l’instrument préféré des lettrés, m’a-t-on dit.
Le citar, le kamanche (prononcer kamanché), l’oud, sont les principaux instruments des régions d’Asie centrale, avec le tar, que j’allais oublier. Un très bel instrument à corde pincées, le tar, avec son corps en forme de double cœur, qui souvent se suffit à lui-même dans la musique classique.
Pour que ma liste soit complète, je ne dois pas oublier le kanoun, de la famille des cithares sur table, qui n’est pas sans rappeler le koto japonais en nettement plus petit, ou ses cousins chinois et indonésiens ; ni non plus les instruments à vent, le ney, et le duduk ; ni le daf.
Le daf est un grand tambour plat d’une cinquantaine de centimètres de diamètre, dont la membrane de peau est tendue sur un solide cadre de bois de quelques centimètres seulement où sont attachés des anneaux métalliques. Comment on en joue ? Les mains tiennent fermement l’instrument tandis que les doigts créent le son. Les mains se lèvent et s’abaissent, agitant le cadre pour faire résonner les anneaux. Ces mouvements de la main et des doigts créent un large éventail de variations tonales et rythmiques.
Le daf a une voix forte avec des sonorités étonnantes. Elles vont du crépitement de détonations, au tonnerre lointain en passant par des modulations de torrents et de chutes, ou de galets roulés par des vagues… Il est à utiliser avec parcimonie, car il a les moyens d’écraser un orchestre. Il donne alors à la musique des profondeurs troublantes. C’était l’instrument préféré des soufis, me suis-je laissé dire.
« Ton intervention a suscité des réactions contrastées », m’informe Sinta le lendemain, après avoir quelque peu sondé les présents. « D’aucuns se sont demandé si tu ne te foutais pas du monde, les autres l’ont trouvée géniale. »
Mes interventions publiques suscitent souvent ces deux types de réactions. J’ai repris pour cette conférence à l’université, mes récentes notes prises dans mon journal. Je les ai étayées de documents précis, notamment de citations de Yanis Xénakis, et surtout de celles où il cite George Boole.
J’avais ajouté quelques informations sur la musique granulaire, et les logiciels permettant de la produire et de l’analyser, sans m’étendre beaucoup car ce n’étais pas le cœur de mon sujet, et surtout, je peux bien le dire entre nous, parce que je n’y comprends rien. Je me suis même permis d’illustrer mon propos de couplets de Boby Lapointe pour détendre l’atmosphère.
De toute façon, quand je parle en public, je me soucie peu d’être génial ni de paraître fantaisiste. Mon souci est d’énoncer le plus parfaitement possible ce que j’ai préparé. Mon souci est d’imposer mes énoncés, d’en imposer le ton ; et ensuite, peut-être, quand j’y suis parvenu, les laisser susciter un échange avec l’assistance. Car, soyons sérieux, moi seul suis assis sur une estrade, et dispose d’un micro.
Ce n’est pas facile, et je ne réussis pas à tous les coups. Je crois que cette fois, j’y suis bien parvenu. Sinta aussi m’a trouvé bon, malgré les retours contrastés dont elle m’a fait part. Le plus important est que Sharif ait apprécié. Il m’avait personnellement invité et présenté, et je n’aurais pas aimé le décevoir. « Il t’a vraiment bien présenté », a constaté Sinta le soir même, où nous avions retenu une table dans l’un des restaurants près du lac.
En effet, je ne crois l’avoir jamais été aussi bien. « Il a bien situé l’intervention que tu allais faire, dans la continuité de ton travail », continue-t-elle. « Je me demande pourquoi tu ne t’es pas placé toi-même dans cette perspective, plutôt que dans des marges un peu floues où tu ne t’es pas souvent aventuré. »
« Peut-être aurais-tu suscité moins de réactions négatives, et t’aurait-on plus aisément suivi », ajoute-t-elle. « Et peut-être m’aurait-on trouvé moins génial », dis-je. « Ça n’a aucune importance. Sous mes airs affirmatifs, j’interroge. À travers les questions du public auxquelles j’étais censé répondre, j’ai entendu des réponses intéressantes. C’est ce qui compte dans ces événements qui ne seraient sinon que des cérémonies. » C’est vrai j’ai trouvé les présents bien savants ; et leur esprit, vif.
« Ces programmes qui produisent automatiquement de la musique ne la font-ils pas précisément sortir du champ dans lequel tu l’as définie : l’expression d’une subjectivité ? » C’est l’excellente objection que m’a faite Ismaïl, qui était venu assister à ma conférence après avoir quitté de bonne heure son chantier.
« La question comme la réponse étaient déjà contenues dans la photographie au dix-neuvième siècle » lui ai-je répondu. « Dit le plus simplement, est-ce l’appareil ou le photographe qui prennent la photo ? La réponse, on l’a dans la photo. »
« On l’a immédiatement, ou bien elle reste énigmatique », m’a renvoyé Ismaïl. « Je crois la question bien antérieure aux programmes de musique, et même à la photographie. Elle est celle du langage lui-même. »
– Tu as vu la dernière performance de Yasamin Shahhosseini ? M’a demandé Ismaïl pendant le repas dans l’un des restaurants du lac le soir de mon intervention.
– Bien sûr. Pourquoi m’en parles-tu ? Tu songes encore à la question que tu m’as opposée tantôt ?
– Non, je n’y pensais plus, mais maintenant que tu me la rappelles, je vois nettement le rapport.
Yasamin Shahhosseini est une jeune joueuse d’oud iranienne, dont Ismaïl et moi avons déjà quelquefois parlé, et dont nous admirons le travail. Elle a un succès international bien mérité à notre goût, même si Wikipédia l’ignore. Il suffit de saisir son nom dans n’importe quel moteur de recherche pour trouver à profusion de quoi elle est capable.
Elle multiplie les expériences d’improvisation avec des interprètes d’autres musiques, notamment le baroque nord-européen, mais pas seulement, elle flirte avec la musique contemporaine. On lui sent un esprit explorateur et expérimentateur. On l’a vue récemment se risquer dans la performance.
La performance est devenue un genre à part entière, héritier du happening, qu’on a aussi appelé « événement », dans le prolongement de la poésie, des arts plastiques, et pourquoi pas de la musique. C’était intéressant à la fin des années soixante, et avait le goût de la nouveauté. Je trouve maintenant les performances un peu surfaites, j’oserais presque dire surannées.
– Tu penses que la performance est une velléité de redonner la main au sujet ? Me demande Ismaïl. Il le dit en arabe, probablement parce que le mot « sujet » y est moins chargé de connotations contradictoires. Si je n’avais craint de paraître pédant, j’aurais pu traduire : « une velléité de redonner la main au je ».
– C’est ce que ton questionnement m’a donné à penser : du moins que le succès actuel de la performance serait provoqué en réaction envers la place prise par des procédés cybernétiques dans la création ; une réaction qui paraît être devenue quelque peu excessive, pour ne pas dire désespérée, du moins qui ne paraît pas assez probante, ni ne semble nous convaincre suffisamment pour ne pas devoir être perpétuellement renouvelée.
Les femmes de Dirac ont une façon particulière de se comporter avec les hommes. Elles font comme si elles étaient nos petites sœurs. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, probablement parce qu’il n’est pas facile de concevoir avec assez de netteté ce qu’est un comportement de petite sœur ?
Toute femme ayant un grand frère, sait bien que ce n’est pas une posture de soumission ; et tout grand frère sait bien qu’il n’existe pas de petite sœur soumise. Celui qui n’a pas de petite sœur a au moins une petite cousine ou quelque-chose comme ça, et comprendra bien de quoi je parle.
Pas question de prendre trop de liberté avec une petite sœur. Au besoin, les autres y veilleraient. Les petites sœurs sont toujours plus mignonnes que les grands frères, aussi chacun prend leur parti. « Sois gentil avec ta petite sœur. »
Un grand frère, ça n’impressionne pas particulièrement une petite sœur ; elle attend seulement de lui qu’il soit plus fort, plus grand, plus courageux, plus réfléchi, plus habile, plus vif, plus infatigable, plus avisé… Elle attend qu’il le soit naturellement, sans devoir seulement se surpasser ; et s’il n’y parvient pas, c’est son problème. Bref, ce n’est pas une soumission, c’est un challenge.
Pas question d’attendre de l’admiration pour nos éventuels exploits, ils seront simplement tenus pour naturels. Il s’agit seulement de ne pas perdre la face. Je préfère quand même un tel défi, placerait-il la barre un peu haut, plutôt qu’elles ne nous prennent pour leurs petits frères.
« Avec la pandémie d’agressions sexuelle qui sévit ces derniers temps, la stratégie des dames de Dirac serait peut-être la bonne », m’a dit Sharif dans un sourire. « Rien ne décourage plus toute agression, sexuelle ou pas, que l’impression d’avoir à faire à une petite sœur. »
« Si l’on ressent du désir pour elle, on y regardera à deux fois », a-t-il ajouté, « et certainement pas par crainte du jugement des hommes ni des dieux. Si l’on y cède, ce sera avec tout l’amour et la douceur dont on est capable, et peut-être un enivrant vertige. »
Oui, c’est bien la littérature et même la chanson de toute la région qu’il me résume là.
George Boole enseignait les mathématiques à l’université alors qu’il ne possédait aucun diplôme. Ce qu’il savait, il l’avait appris de son père, qui n’en possédait pas non plus, puisqu’il était un pauvre cordonnier. Le père de Boole était cependant un cordonnier savant qui possédait parfaitement le latin et le grec, le français et l’allemand, et je ne sais quelles langues encore. Il connaissait les mathématiques et la mécanique, et bien d’autres merveilles où il voyait l’œuvre du Créateur.
George Boole avait réalisé très jeune des travaux remarqués, et primés, par les principaux mathématiciens de son temps. Il avait aussi écrit beaucoup de poèmes qui demeurent seulement remarquables. Pour obtenir son titre de professeur de mathématiques à l’université de Queens College à Cork, près de chez lui en Irlande, il dut faire appel aux recommandations des meilleurs mathématiciens qui connaissaient ses travaux.
Il devint donc professeur, ce qui lui permit de faire vivre décemment sa petite famille, ses frères et sœurs, sa femme et ses cinq filles, d’avoir plus de disponibilités pour ses recherches, et surtout de disposer d’une bibliothèque dont il avait la charge, et tout particulièrement des commandes.
Bien sûr, Queens College à Cork était une petite université que l’on venait à peine d’ouvrir dans ce trou perdu de l’Irlande où personne ne voulait aller et où il pleut tout le temps. Cette pluie finit même par tuer George Boole d’une fluxion de poitrine.
On imaginerait mal aujourd’hui que des chercheurs, aussi prestigieux soient-ils, disposassent d’une telle autorité face aux administratifs ; leurs recommandations suffisant à faire nommer à un tel poste un homme dépourvu de diplômes, fût-il un génie, sans autre formalité. On s’étonne aussi que George Boole, de son coin perdu d’Irlande, eût les moyens de faire connaître ses idées, et de correspondre avec les meilleurs mathématiciens.
On s’étonnera encore qu’il ait pu publier, adolescent, quelques-unes de ses traductions d’Ovide dans le journal local, et surtout qu’un tel journal trouvât naturel de les proposer à ses lecteurs.
Il n’est pas moins surprenant qu’existât, en ces temps farouches, bien avant l’internet qui doit tant pourtant à George Boole, des cordonniers savants, et tant d’autres détails si peu imaginables aujourd’hui à l’ouest de l’Europe, dans un pays si viscéralement classiste.
De temps à autre, Sint et ses amis se réunissent pour jouer de la musique. Quand elle les reçoit chez elle, je préfère m’absenter. Je ne suis pas très habile avec les instruments de musique, en particulier quand ils sont orientaux. Sinta m’a pourtant souvent proposé de rester. Elle affirme qu’il existe des quantités de façons de participer.
Tous ces instruments sont complexes à utiliser. Même le daf qui paraît simple à première vue, offre des difficultés à découpler le mouvement des poignets d’avec celui des doigts ; d’autant plus qu’il est loin de ne servir qu’à marquer un rythme comme le font généralement les instruments à percussion. Il n’est pas commode non plus de faire pivoter le kamanche plutôt que le bras qui tient l’archet. Les quatre cordes du citar et son long manche n’offrent pas de grandes difficultés pour y placer des doigts malhabiles, mais plus il est facile de prendre en main un instrument, plus il l’est aussi d’en jouer mal.
J’ai finalement cédé, accompagnant Sint jusque chez Sanpan en remontant la petite rivière dans la nuit déjà tombée, et je ne l’ai pas regretté.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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