Jean-Pierre Depétris

Considérations d'un profane sur le vivant


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I
ENTRE PHYSIQUE ET MENTAL

 

 

 

 

 

Le 22 août

Jusqu'au dix-septième siècle, on a considéré la chaleur comme un « fluide » — un corps fluide. À l'inverse, Descartes pensait que la lumière n'était qu'une agitation, que se communiquaient entre elles, comme des boules de billard, les particules d'éther.

Sur le fond je ne sais jusqu'à quel point aujourd'hui nous aurions avancé quoi que ce soit de décisif sur ces questions. Je comprends bien sûr les raisons qui nous font maintenant dire que la chaleur n'est plus un corps, et que la lumière est au contraire constituée de particules photoniques. Tout ceci a un sens très précis dans de non moins précises modalités opératoires ; au-delà... Je peux très bien imaginer d'autres modalités opératoires qui feraient considérer à nouveau la chaleur comme un « corps subtil » et la lumière comme une agitation de l'éther.

(Je perçois même plus volontiers encore un point de vue qui cesserait de faire concevoir la chaleur et la lumière comme deux entités distinctes. « La chaleur obscure » comme une sorte de « suspens » de la lumière...)

 

*

 

Le 23 août

Au fond, les notions de vérité ou d'erreur sont sans doute les plus trompeuses dans toutes l'histoire des idées. Toutes les « vérités » sont à un moment ou à un autre amenées à se révéler fausses. Elles ne sont pas pour autant proprement à rejeter.

À considérer qu'elles n'auraient « jamais été vraies », comment pourraient-elles être « devenues fausses » ?

Ne sommes-nous pas toujours condamnés à travailler avec de telles conceptions ?

 

*

 

Ce qu'on appelle « le savoir » pourrait être ramené à toutes ces « vérités » fausses qui constituent les systèmes — l'ensemble des innombrables erreurs dont ils sont constitués.

Nous voyons très bien les erreurs d'Aristote, de Descartes, de Newton, de Lamarck... et cela entame à peine l'intérêt de leur lecture. Leurs systèmes demeurent globalement consistants. Mais avant que ces erreurs ne soient mises à jour, il semblait que ces fausses « vérités » seules en justifiaient l'étude.

Comme si l'effondrement de la mécanique aristotélicienne avait dû débarrasser la pensée d'Aristote de ses scories inutiles, et lui conférer enfin — dès lors qu'on savait qu'elle n'avait pas un absolu besoin d'être « vraie » — sa valeur définitive.

 

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Curieuse conception de la lumière chez Descartes, renversée par nos connaissances actuelles — mais notre conception actuelle de la lumière est complètement incohérente.

 

*

 

À la base de tout travail intellectuel puissant, il y a une capacité de s'étonner ; une capacité de porter un regard neuf, le plus étranger possible, un regard qui ne serait pas sans points communs avec celui du nouveau-né et qui serait resté intact malgré les expériences et la connaissance acquise ; un regard, en somme, qui proscrive l'habitude. C'est ce même regard qu'on trouve chez les plus grands auteurs, qu'ils touchent à la science, à la philosophie ou aux lettres.

C'est sans doute ce regard qui a la plus grande importance en comparaison de ce qu'il se propose de montrer. Ce que montre la posture a pour principale fonction de monter la posture elle-même.

 

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Ce que je viens d'écrire ne met pas en question l'importance de ce qui est montré. Mais sans doute met-il en question les catégories de la vérité et de l'erreur.

 

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Ce dont on a le plus de mal à tenir compte, c'est que le fonctionnement de la pensée, même s'il suppose l'émergence d'une conscience, n'est en rien un processus conscient.

 

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Le 24 août

Le concept de raison nous a souvent trompé. — Comme si la raison exerçait contrôle sur la pensée ! Et pourtant la raison intervient bien, entre en service, à un moment ou à un autre.

La pensée produit sans doute de la raison ; du rationnel, à coup sûr. Elle naît, semble-t-il, avec sa raison ; mais elle n'est jamais rationalisée.

Sans doute le rationnel ici doit-il être ramené à une force. (Je pense ici à ce que j'écrivais du vrai, du bien et du beau.)

 

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L'idée de passer d'une mécanique des corps (physique) à une mécanique du sens devrait supposer l'état intermédiaire d'une mécanique de la vie (d'une mécanique biologique).

 

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Il y a sans doute un stade quelque peu négligé entre entité physique, caractérisée par la masse et le mouvement — j'entends le monde physique tel que l'embrasse Galilée par exemple —, et entité vivante. Entre les deux se trouve quelque chose de l'ordre de la composition et de la décomposition — de la constitution complexe à la réduction au simple.

Ce serait proprement le domaine de la chimie, mais qui me semble être toujours demeurée pauvre — ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit pas compliquée — en comparaison de la physique et de la biologie.

Aristote parle de génération et de corruption. Le terme de génération est ambigu ; cependant les échanges chimiques sont extrêmement proches des phénomènes de reproduction (de vie).

Je ne saurais dire où s'arrête la seule chimie et où commence la biologie. Peut-être à l'individu.

Mais qu'est-ce que l'individu exactement ?

 

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Il semble que nous fassions tout pour nous faire oublier que nous ne pouvons enseigner quoi que ce soit à quiconque du moment qu'il n'en fait pas l'expérience.

 

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On isole toujours l'étude du système nerveux de celle du système musculaire (mais pas du système sensoriel, qu'on ne saurait seulement concevoir indépendamment des centres nerveux). L'un ne fonctionne pourtant pas sans l'autre.

On sépare de même le mouvement de la sensation, mais on ne peut concevoir l'un sans l'autre.

Le seul système musculaire, ou ce qui en tient lieu dans les organismes les plus primitifs, pourrait nous renseigner davantage sur ce que nous dénommons sensation, perception, sentiment, impression, conscience, pensée, etc...

C'est là, disons, un point de vue pragmatique, du moins radicalement empiriste.

 

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Le 25 août

Pas moyen de comprendre, en lisant, ce qu'on n'aurait pas compris par avance. Comme lorsqu'une personne nous dit « regarde », et tend le doigt : nous ne verrons rien de plus que nous ne sommes déjà capables de voir.

 

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Je vois bien, quoique pas toujours assez, ce que mon interlocuteur ne peut comprendre de ce que je dis. Comme si je lui montrais un point que sa vue ne pourrait percevoir.

Parfois je m'en aperçois, parfois non ; quelquefois je m'en doute. Mais mon interlocuteur voit-il qu'il ne voit pas ? En tout cas je vois ce qu'il ne voit pas, et pas lui.

 

*

 

Tu te fais sans doute une idée de ce que tu ne comprends pas, mais, enfin, tu ne le comprends pas. Voilà deux choses de bien différentes que « se faire une idée » et « comprendre » — surtout quand il s'agit de « se faire une idée de ce qu'on ne comprend pas ».

En fait, ce qu'on appelle indistinctement « communication » consiste dans l'immense majorité des cas à « se faire une idée de ce qu'on ne comprend pas ».

 

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Quand mon interlocuteur « se fait une idée » de ce que je dis, je vois bien qu'à mon tour je « m'en fais une idée ». Tu te fais une idée de ce que tu ne comprends pas, et à mon tour je me fais une idée de l'idée que tu te fais de ce que tu ne comprends pas.

— Cela peut aller à l'infini. — Non. Cela recommence seulement à l'étape antérieure : c'est moi, maintenant, à ton propos, qui me fais une idée de ce que je ne comprends pas.

Le doute que nous avons sur la compréhension d'un autre jette un doute définitif sur la nôtre. Mais évidemment, tout se joue sur la différence entre : « comprendre quelque chose » et « comprendre quelqu'un ».

 

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Le 26 août

Très judicieuse remarque (d'Helvetius, je crois) que la matière vivante n'ait pas plus la capacité de penser que le métal ne l'aurait de donner l'heure. Tout dépend de l'arrangement.

Ceci révoque en doute toute idée de localisation (la signification même d'une telle idée) ; la localisation de la pensée dans l'organisme vivant, la localisation de l'heure dans la montre.

 

Évidemment, l'heure est sur le cadran ; plutôt est-elle lisible sur le cadran. Et cela fait imaginer un ego, qui serait suffisamment extérieur au corps et y lirait la pensée comme l'heure sur un cadran. Ceci n'est pas très loin de quelques figures cartésiennes (dans La Dioptrique, par exemple).

Et si tout cela signifiait plutôt que toute idée de localisation de la pensée dans le corps, ou du sentiment, de la perception, etc... fait irrésistiblement surgir l'idée d'un ego, d'une âme plus ou moins extérieure, détachée, pour ne pas dire transcendante ?

 

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En fait de localisation, c'est le double circuit nerveux qui est intéressant : — un circuit moteur joignant l'extrémité des nerfs et de la mœlle épinière, — et un autre, joignant l'extrémité des nerfs au centre cervical, et de là, aux deux hémisphères.

Le plus intéressant est la relative autonomie de ces deux circuits et leur possibilité de connexion. Elles font (1) qu'une part de notre corps peut être impressionné et réagir sans que l'ensemble n'en soit informé, (2) que nous pouvons agir, percevoir avec attention, et réagir délibérément, (3) que nous pouvons sentir, juger, observer, penser... sans agir.

Et justement c'est ce dernier point qui me pose problème : la possibilité d'un fonctionnement limité à la seule masse cérébrale. Je ne peux me convaincre qu'il y ait pensée sans aucun autre support organique, fût-il seulement perceptif.

 

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Sur ce dernier point d'ailleurs le bouddhisme croise ma pensée. Mais le bouddhisme est multiple et complexe. Tantôt semble-t-il avoir déjà frayé dans la voie que je me propose, tantôt semble-t-il s'en détourner.

 

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L'éveil, l'instant. Être dans l'immédiateté, qu'est-ce que cela suppose d'autre que de penser avec le corps entier ?

Mais comment saisir cela ? Je crois, d'abord par l'impression de fatigue.

« Se fatiguer le crâne », voilà une façon de penser. Il en est une autre qui plutôt provoque l'accélération cardiaque, l'excitation des membres, voire le tremblement — des symptômes très proches de ceux du trac.

Oui, deux ensembles de symptômes très nets : fatigue crânienne, et trac. Deux symptômes très nets de deux postures de l'esprit distinctes.

Une autre question intéressante serait celle de la fonction des organes perceptifs dans la pensée. De l'œil d'abord.

 

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Intéressante remarque que j'avais faite à Monique Marta, sans y réfléchir beaucoup d'ailleurs, sur les yeux dotés de « regard » et ceux qui ne semblaient pas en posséder.

Certains animaux cherchent des yeux un regard, et, de fait, ont aussi un regard. Cela est très net chez les vertébrés supérieurs. C'est évidemment impensable chez les insectes. On peut reconnaître un regard chez le poulpe, mais on commence à ne plus être sûr de rien.

Peut-être la plupart des invertébrés substitueraient-ils au « regard » des yeux les mouvements de leurs antennes. On voit bien, chez les insectes, qu'il y a « regard » entre eux par les antennes. Mais ceci nous est tellement lointain ! Si obscur !

 

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L'acte instinctif ne cesserait-il pas d'être instinctif du seul fait qu'il soit perçu ? Dès que je sais que je fais quelque chose instinctivement, je cesse de le faire instinctivement.

Mais comment puis-je le savoir ? D'une manière ou d'une autre, me semble-t-il, en le contrariant.

 

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N'est-il pas curieux que des animaux exécutent des opérations passablement compliquées sans intelligence puisque, semble-t-il, ils ne peuvent les exécuter autrement qu'ils ne font ? Et jusqu'à quel point ne pourrions-nous pas dire ces opérations intelligentes malgré tout ?

C'est la grammaire de « intelligence » que j'interroge là. Quand on dit « intelligence », on doit supposer « de qui », non « de quoi ».

Mais n'y aurait-il pas une manière de formuler la seconde supposition ? (Sans bien sûr passer par l'artifice d'un « Être suprême ».)

 

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Le 27 août

La pensée, l'intelligence, telles que les décrit Lamarck comme des opérations essentiellement localisées dans les lobes du cerveau :

Précisément, si intelligence et pensée n'existaient qu'à partir du moment où les mêmes opérations cessaient de s'accomplir dans les lobes du cerveau seulement, mais s'accomplissaient alors aussi dans des mécanismes, des enchaînements d'objets, de signes, de signes-objets, d'objets-signes ?

 

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Le 28 août

Intelligence qui ne réponde pas à la question « de qui ? », voilà le paradoxe à penser.

 

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Les signes déclencheurs de comportements instinctifs : ce sont bien souvent des signes parfaitement circonscrits très faciles à imiter par des leurres.

Le propre de l'homme est sans doute d'être capable de produire de tels signes, délibérément, par le travail de ses mains.

Les animaux se montrant capables d'industrie ne construisent jamais délibérément de signes (d'objets-signes). Les animaux les plus évolués « font signe » ; ils font délibérément signe avec les mouvements de leur queue, en émettant des sons, par des regards...

Jusqu'à quel point s'agit-il de signes délibérés, conscients ? — Mais qu'appelons-nous un signe délibéré ? Quand je tapote la table avec mes doigts, par exemple, est-ce que j'émets un signe délibéré ? — Cela peut dépendre.

Les vertébrés peuvent émettre des signes très délibérément. Ils ne fabriquent pas de signes.

 

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Le concept d'attention est plus important, plus fondamental que celui de conscience. La possibilité de prêter ou de ne pas prêter attention est déterminante. À partir de quel moment une « attention » peut-elle naître dans un organisme vivant ? Et plus encore : à partir de quel moment peut-elle délibérément se fixer ou se détacher ?

 

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Le chat me paraît un animal très attentif. Il semble capable de fixer son attention sur tout et n'importe quoi ; et aussi bien de l'en détacher. (Notons bien que son attention ne se fixe pas nécessairement sur un objet utilitaire ou pouvant lui apporter quelque satisfaction naturelle.)

Lamarck attribue à l'attention le caractère d'un facteur déterminant de l'intelligence. Si elle l'était tant, les chats auraient peu à nous envier en ce domaine. Je le crois sous-estimer grandement la capacité d'attention de beaucoup d'animaux ; et surestimer aussi la nôtre.

 

Fixer ou détacher son attention demande beaucoup d'efforts, et souvent un long entraînement préparatoire.

 

Quand et jusqu'à quel point mon attention est-elle « capturée » ? jusqu'à quel point « je » la fixe ?

 

*

 

Je crois que l'héritage de nos prothèses cognitives est trop généralement sous-estimé. Sans elles nous ne dépasserions pas de beaucoup le singe.

On s'est souvent interrogé sur des enfants sauvages, et je crois même que Frédéric de Sicile s'était livré à l'expérience d'élever un jeune enfant hors de tout contact avec ses semblables. On imagine des individus mais pas des groupes d'hommes sauvages — de vrais sauvages, pas ceux des sociétés prétendument primitives.

Imaginons un groupe d'hommes dépourvus de tous nos acquis. Je n'ai aucune idée d'où ces hommes pourraient provenir, ni comment ils auraient pu être « déprogrammés ». Imaginons seulement des êtres semblables à nous, avec nos capacités virtuelles, sur une terre sauvage, entièrement livrés à la nature et qui n'auraient plus aucune mémoire d'un quelconque langage, d'un quelconque outil ou d'un quelconque savoir. Je crois que les performances intellectuelles de tels hommes seraient plus proches de celles des chimpanzés que des nôtres, quel que soit leur volume crânien.

Combien de générations faudrait-il à des hommes dans de telles conditions pour réinventer la roue ? Des centaines d'années, des milliers...?

 

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C'est là un point de vue qu'on ne considère qu'avec peine. On considère l'individu, la société, l'espèce ; mais la roue, les chiffres, le levier... sont-ils des choses qui doivent être rapportées à l'espèce et à la phylogenèse, à la société et à l'histoire, ou bien — mais sans doute pas — à l'ontogenèse ?

Méfions-nous de la seconde réponse : la roue ou le levier n'appartiennent à aucune société particulière. Il y a quelque chose de fallacieux à les traiter en acquis sociaux ; une insaisissable confusion de plans.

 

*

 

Si l'on considère la façon dont la vie a réglé ses problèmes de complexification, a développé son système digestif, respiratoire etc, et les a coordonnés au cours d'une vertigineuse durée, on pourrait penser que l'homme a continué, comparativement très vite, à résoudre le même genre de problèmes, non plus par des innovations au sein de son propre organisme, mais dans des prothèses extérieures.

 

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Il est remarquable que des réponses que nous avons trouvées dans des dispositifs étrangers à l'organisme, ne copiaient pas la structure organique. La roue ou la voile ne copient rien dans la nature, et sont des créations ex nihilo.

 

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Dans une époque très récente, on a pu remarqué qu'on avait songé à imiter l'oiseau pour voler. Mais il semblerait plutôt que l'imitation ait égaré : nos avions n'ont volé qu'après que nous ayons renoncé à leur faire battre des ailes.

 

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Observe le bras mécanique d'une pelleteuse... et compare avec les différentes structures musculaires des arthropodes et des vertébrés.

C'est le rôle de la nature des matériaux qui doit ici retenir l'attention.

 

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AM

Une pensée qui ne serait que dans la tête et qui ne mettrait à contribution ni muscle ni organe des sens : en fait de pensée, je crois que ce ne pourrait être autre chose qu'un rêve, lorsque tout le corps est endormi.

Mais même au cours du sommeil, ni les muscles, ni les sens ne sont dans un repos absolu.

Tout me laisserait plutôt supposer que les hémisphères du cerveau ne sont qu'une mémoire.

 

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Je pose qu'il n'y a pas plus de localisation d'un moi dans le corps que de l'heure dans la montre.

 

Moi, esprit, âme... des concepts devraient être affinés.

J'ai souvent rencontré des tendances à identifier la mémoire et l'ego. Ce sont pourtant deux choses complètement distinctes : un ordinateur a une mémoire et pas d'ego. Bien des animaux, je suppose, ont un ego sans mémoire.

— C'est moi ! Et je n'ai aucun besoin de m'en souvenir.

 

*

 

Van Vogt ne va pas au bout de son sujet dans Le Monde du non A ; son héros pourrait ignorer encore davantage qui il est, il ne pourrait douter qu'il soit lui. Serait-il non seulement incertain de sa mémoire mais encore en serait-il entièrement dépourvu, qu'il ne pourrait douter qu'il soit lui.

Si j'ai faim, je n'ai aucun besoin de me souvenir de quoi que ce soit pour savoir que c'est bien moi qui ai faim. C'est un point important après lequel seulement on peut s'interroger sur une possible jonction de la mémoire et de l'ego.

 

*

 

Je me souviens de la table de multiplication, mais cette mémoire n'a pas de rapport particulier avec l'ego (si ce n'est que c'est bien moi qui m'en souviens). Je peux cependant me souvenir de mon apprentissage.

Il y a des quantités de choses que je sais sans pouvoir me souvenir de comment je les sais.

Là encore, je n'ai nul besoin de m'assurer que j'ai bien appris ce que je sais pour être certain que c'est bien moi qui le sais. (Mais je peux bien chercher à fonder ma certitude, et ce n'est pas du tout la même chose.)

 

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Cette conjonction de l'ego et de la mémoire est ce qui donne l'identité. Évidemment, l'identité n'est ni l'ego ni la mémoire, mais leur recoupement.

Je ne peux me détacher de l'ego, de moi, puisque c'est moi justement qui me détache ; je ne peux que me détacher de mon identité : détacher l'ego de la mémoire.

Ce détachement ne signifie pas l'effacement de la mémoire, ou un quelconque refoulement.

 

*

 

On peut observer que ce détachement est très semblable à la formation du concept. Un concept est bien, par certains aspects, une mémoire sans ego.

 

Mais il faut un ego — détaché de la mémoire — pour former un concept.

 

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Le 29 août

La notion d'instinct est très confuse, et ceci parce qu'elle est très ancienne. Je veux bien conserver le mot : pour l'appliquer à tous les comportements qui vont au-delà du simple tropisme jusqu'à la conduite morale et à la politesse.

 

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J'ai ébauchée une idée dans Du Sillage et de l'écume, et que j'ai retrouvée presque à l'identique bien plus tard chez Roger Caillois : celle d'une tendance à la composition et d'une tendance opposée à la décomposition, à la fois opposées et complémentaires, car, lorsqu'elles sont séparées, elles reviennent dans tous les cas à une extinction, et toute existence suppose la complétude, au moins momentanée — mais en fait toujours plus ou moins momentanée — des deux tendances.

La vie serait ainsi la rencontre de deux formes de mort : celle qui consiste en une « ossification », et celle qui serait une « dissolution » ; le solve et le coagula.

(Ainsi la masse comme équilibre de forces ; la matière, comme immobilité du mouvement.)

 

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La consommation, la consomption. Seule la consommation acquiert une certaine consistance et une certaine durée. Je peux considérer l'univers comme la manifestation d'une consommation (consomption) — je dirais d'une « gourmandise » — universelle. Cette « gourmandise », je la reconnais très bien dans la plupart des manifestations de la vie. Parfois elle est méconnaissable.

Il me semble alors que l'on dit « instinct » chaque fois que la gourmandise se manifeste masquée.

 

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Une paléontologie de la jouissance : comment prêter une jouissance à la plante, plus encore à la flamme, à la vague ou au nuage ? Et pourtant leurs fonctionnements sont à l'image de notre jouissance ; mais nous n'identifions pas un sujet, un ego, de cette jouissance.

Cette jouissance, nous la verrions à travers une image poétique ; nous manque seulement un « qui » pour l'attribuer. Comme l'intelligence : il nous faut un « qui ».

Est-ce ou non une exigence grammaticale, cette extériorité du sujet ? Et s'il ne venait qu'après, s'il était produit ?

 

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La « Nature » en tant que processus d'émanation de l'ego — émergence de l'ego ?

Cette multimillénaire tournure de la pensée qui voudrait que toute chose existe, d'une certaine façon, avant... d'exister : elle est si fortement ancrée, qu'elle fait paraître absurde tout ce qui la contredit.

 

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AM

Observons la tête d'une mouette : nous y voyons l'expression d'une étonnante violence. Les yeux sont petits et fixes, sans émotion, autour d'un bec qui accroît encore leur fixité, leur dureté. De bouche on n'en voit pas, si ce n'est ses coins tirés en arrière, donnant une impression d'inflexible résolution.

Tout cela, ce sont des choses qu'on « lit », qu'on « interprète » dans la forme du visage, mais qui sont d'abord la marque qu'imprime au corps de l'oiseau ses mouvements habituels.

Je veux dire qu'une physionomie est la trace que laisse un fonctionnement habituel ; la trace, et en même temps le signe. (Ce que je lis, plus ou moins bien par ailleurs, sur le visage de la mouette n'est jamais que ce qu'elle se montre capable de faire.)

 

Ce n'est pas sans importance, que la physionomie soit aussi bien trace que signe, et l'on observera que la plupart des êtres vivants utilisent des jeux de physionomie pour communiquer, au point même que la physionomie est bien souvent soulignée par des couleurs et des excroissances de peau, de corne, de plumes ou de poils, qui n'ont manifestement aucune autre fonction.

 

C'est donc comme si le mouvement, le comportement, s'inscrivait dans la physionomie, et s'inscrivait même précisément pour être lu, car s'y inscrivant exagérément, se soulignant.

— Et pour être lu de qui, se demandera-t-on avec raison ? De ses congénères ? Pas si sûr, car parfois les couleurs viennent sur des êtres qui y sont insensibles, quand ils ne sont pas tout simplement aveugles, comme l'observe Caillois.

 

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Le 30 août

Parfois, à voir comment un homme soudain fait avancer ses connaissances, et celles de quiconque veut bien regarder par dessus son épaule, on s'étonne de constater que, malgré la suite des siècles, nous ne sommes pas déjà plus loin.

C'est comme une vague s'étend sur la plage, et pourrait bien laisser croire qu'elle ne s'arrêtera pas. Mais elle s'arrête, et la vague suivante ne prolongera pas sensiblement la distance qu'elle aura parcourue.

La progression du travail intellectuel de l'humanité est bien semblable à celle de la vague. Le chemin parcouru par un prédécesseur n'ouvre guère celui du successeur, et nous aurions bien tort de croire qu'un autre commencera sa route où nous l'avons laissée.

 

Comme pour donner à cette image le caractère d'indice d'une loi universelle, la génétique a découvert que les aptitudes acquises au cours d'une vie ne se transmettaient pas à la descendance. Vous pouvez toujours entraîner des chevaux, dresser des chiens, rien ne s'en transmettra.

 

Et pourtant... on voit bien des falaises reculer, des digues s'enfoncer, des espèces se transformer ; et notre vie n'est plus celle de nos lointains ancêtres.

Il est toujours étrange de voir comment la vie s'élance d'une manière qui ne peut laisser croire qu'elle puisse retomber. Elle retombe cependant, c'est évident ; mais c'est littéralement « incroyable ».

On ne peut y croire, et l'on se dit qu'une autre s'élève à sa suite, s'élève sur elle, la prolonge, et l'on se dit que « c'est cela », cela qui annule la retombée et fait qu'avec raison on n'y croit pas.

Et c'est toujours étrange de voir comment une vague retombe à peu près où était tombée la précédente, alors qu'elle s'élance d'une façon qui rend ceci positivement incroyable.

En fait, ce qui est incroyable, c'est que la retombée pourrait annihiler cette terrible impression de jouissance de l'actualisation de la force.

Et, que la digue finisse par se rompre n'est en rien une consolation, ou une quelconque justification finale ; juste un signe que je dis vrai.

 

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C'est un peu ce que je veux désigner par mon terme de « gourmandise ».

Et quand je ne reconnais pas cette gourmandise en œuvre dans un acte, une substance ou une forme, cela éveille mes soupçons : où est-elle cachée ?

 

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Le 3 septembre

La distinction que je fais entre esprit et âme, bien qu'elle me semble d'une palpable évidence, manque malgré tout de précision.

Il est vrai qu'elle ne recoupe que partiellement ma notion d'ego : de « je ». Il est vrai que « je » me vis en général comme unité. Et pourtant l'âme comme l'esprit semblent relever de cette même unité. Mais le corps aussi bien. On ne dit pas « j'ai mal à mon pied », mais « j'ai mal au pied ».

Est-ce à dire que « je » ne suis que l'union des trois, et certainement pas l'un des trois sans les autres ?

Je vois difficilement ce que serait une âme sans corps et un esprit sans âme. Il n'empêche que les trois jouissent d'une certaine autonomie les uns envers les autres.

Pour reprendre l'image de Phèdre, les deux chevaux seraient l'âme et l'esprit, et le char le corps : « je » serais le cocher. Ce n'est qu'une image : car ce que ma conception suggère, c'est qu'il n'y aurait pas de véritable cocher ; ou plutôt que le cocher serait tour à tour l'union des chevaux et du char, ou le char seul ou les chevaux, ou un seul cheval...

J'observe que « je » peux tour à tour n'être que mon corps, que mon âme ou que mon esprit, ou quelque synthèse des trois ou des deux, et que « je » peux même être aussi quelque prothèse que « je » m'adjoints : faire que ma plume, mon instrument, mon outil ou ma machine devienne quelque part du « moi ».

 

*

 

À supposer qu'un organisme primitif soit entièrement dépourvu d'esprit, est-ce que je puis cependant supposer que son âme puisse avoir quelque chose qui ressemble à un « moi » ?

Cela peut se formuler plus clairement : si un tel organisme ne peut pas faire l'expérience de ma vie mentale, est-ce que moi, « je » peux concevoir l'expérience que fait son âme ? Puis-je avoir une expérience semblable à celle de sa vie ? Je crois que oui. Mais je crois aussi que j'aurais le plus grand mal à m'en rendre compte.

 

*

 

Je crois que j'ai la possibilité de régresser dans des expériences toujours plus primitives. Mais j'ai de plus en plus en plus de mal à m'en rendre compte.

« Je m'efface », pourrais-je dire : le « je » s'estompe.

Il s'estompe, se résorbe en lui-même, mais il n'est pas « laissé de côté », oublié ailleurs, ou quelque chose comme ça. (Je m'estompe, je me résorbe en moi-même... je ne « me » laisse pas.)

Aussi, dirais-je, l'ego s'épanouit au cours de l'évolution des êtres, et ne survient pas à un moment donné.

Ce que je dis suit une intuition forte et juste, mais dans un langage débile qu'il me faudrait rendre plus consistant.

 

*

 

Si je peux imaginer un « je » à l'âme de l'organisme primitif, ce n'est sans doute pas un je « comme vous et moi ».

En fait je ne peux l'imaginer qu'en le cherchant en moi, lorsque j'accomplis, par exemple, des actes où l'esprit ne tient aucune part.

— Disons, lorsque j'écris : tout ce que j'accomplis et qui ne consiste pas à écrire ? Remonter mes lunettes, par exemple ? Me gratter la cuisse ?

— Pas exactement : plutôt ce que je fais pour écrire sans devoir y songer, les mouvements de mes doigts, par exemple. Ou quand je conduis.

Mais il y a deux façons de s'y prendre. Je peux en quelque sorte me dédoubler : pendant que je conduis machinalement, je peux laisser vagabonder ma pensée sur tout autre chose. Mais je peux aussi me concentrer sans partage sur ma conduite. Or je n'y parviens bien que si j'arrive à faire régner un certain vide en moi — Pourrais-je dire : si « je » me fais disparaître à moi-même ?

 

*

 

Je pense ici à des animaux sans cerveau qui sont pourvus d'une mœlle longitudinale. Mais je m'interroge aussi sur les différents types de cerveau des animaux supérieurs (poissons, reptiles, oiseaux, mammifères), ou sur les animaux qui n'ont pas de centre nerveux, ou pas même de nerfs, ni de muscles, ni d'organes des sens, et aussi aux végétaux.

 

Je ne crois pas du tout qu'il y ait pensée dans les hémisphères du cerveau, à peine mémoire. La mémoire n'est certes pas indifférente à la pensée, mais ne s'y confond pas.

Aussi l'effacement du « je » n'est-il dû de toute évidence qu'à la non-activation de toute mémoire.

Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas mémoire musculaire, mémoire corporelle ; et sans doute le corps est-il lui-même tout entier, en un sens, mémoire.

(Ni bien sûr que le « je » dépende de la mémoire.)

 

C'est pourquoi rien n'est saisissable dans la régression, car tout est trop instantané, trop immédiat.

 

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Le 4 septembre

L'effacement dont je parlais hier, et qui de prime abord semble rendre impossible l'investigation qui me tient à cœur, au fond l'interdit moins qu'il n'y paraît. C'est qu'il y a enregistrement et résurgence.

Ces expériences que je fais, en ne les faisant proprement pas puisque je n'y suis pas, ne pense rien, ne me rends compte de rien, car mon esprit est tout tendu vers autre chose, et mon corps aussi, je les fais pourtant bien quand même, puisque la mémoire m'en revient — sans que je ne puisse d'ailleurs distinctement reconnaître de quoi elle est la mémoire.

 

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Ici je ne peux m'empêcher de me remémorer certaines expériences enfantines de fièvres. Au cours de fortes fièvres, pendant mon sommeil il m'arrivait d'éprouver des expériences atroces qui me réveillaient. C'étaient des impressions principalement tactiles.

Je sentais au bout de mes doigts un contact atrocement repoussant et que je ne pouvais fuir. Il me fallait même un certain temps, après mon réveil, pour que cesse complètement l'impression.

Dès l'enfance cet étrange phénomène m'avait intrigué, et j'y suis vite devenu très attentif. Il a accompagné presque toutes mes fièvres, et je le redoutais plus encore que la maladie. J'étais incapable d'identifier l'impression exacte que je ressentais, et plus encore de la décrire (bien que je m'y sois essayé avec mes parents et le médecin) : seulement un contact tactile répugnant. Rien d'autre. Je me réduisais à ce seul contact : sans image, sans véritable cauchemar ni autre impression qui serait venue rendre celle-ci plus saisissable. Ou plutôt, il arrivait bien que cette impression tactile se revête d'autres impressions, se tisse dans un cauchemar (le rêve gardien du sommeil), mais l'horreur venait de cette impression seule, et quand le rêve commençait à ne plus la contrôler, très vite toute autre impression s'y résorbait, provoquant l'éveil, généralement accompagné de difficultés respiratoires.

 

Je ne suis parvenu à identifier cette impression que dans ma préadolescence — et peut-être est-ce ce qui mit fin, à cette époque-là, à mes crises d'asthme. Le contact immonde que je ressentais au bout de mes doigts n'était autre — et j'en fus stupéfait quand je le reconnus — que celui du bout de mes doigts eux-mêmes.

J'ai toujours aimé le contact du bout de mes doigts, les frotter les uns contre les autres — ce qui n'est sans doute pas étranger à ma manie de me ronger les ongles — et le contact aussi de ce qui leur ressemble : bord de mouchoir bien plié dans ma poche, ou bord roulé de mes draps. Or ce contact, que je cherchais sans y prêter attention, machinalement, devenait à ce point central dans mes rêves de fièvre, qu'il effaçait toute autre impression, et que je m'y résorbais complètement.

La question pertinente, ici, est d'où venait l'horreur. De toute évidence, du fait que « je me réduisais » à cette seule impression. Comme si je régressais dans un stade très antérieur de la vie ; dans une forme de vie bien plus primitive.

Et l'éveil s'accomplissait comme une remontée par paliers à travers plusieurs stades de l'évolution.

 

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AM

Ce qu'on appelle habituellement éthique, ou encore morale, ou droit, ne relève-t-il pas de deux domaines distincts ?

D'un côté, de la pure logique, du raisonnement, de la déduction. Il s'agit de trouver les meilleurs moyens pour parvenir à ses fins. Bien sûr, aucun raisonnement, aucune déduction, même inconsciente, ne nous apprendra quelles sont nos fins.

De l'autre de l'instinct. Il n'est pas très facile de définir ce qu'est un instinct, mais nous savons assez bien reconnaître ce que nous appelons « instincts », même si nous ne savons pas bien dire ce qu'ils sont.

 

Ces deux modes de fonctionnements que nous confondons sous le concept d'éthique se heurtent à deux problèmes que leur confusion n'aide pas à résoudre. Le premier est : « Quel est mon but ? » Et encore : « Comment je le sais ? » — Se pose encore, derrière ces questions, celle du Je.

Le second est : qu'appelle-t-on « instinct » ? Plus précisément : « acte instinctif » ? Et je crois bien qu'on a aussi produit la notion d'instinct pour se débarrasser de l'empoisonnant problème du Je ? On dit « instinct » pour ne pas répondre à la question : « Est-ce ou n'est-ce pas le sujet qui agit ainsi ? »

— Est-ce ou n'est-ce pas cet oiseau qui connaît le trajet de sa migration ? — Ni l'un ni l'autre : il agit instinctivement.

 

Si les fins que nous poursuivons généralement nous étaient parfaitement claires, l'éthique se réduirait entièrement à la logique.

En général nous ne savons pas bien ce que nous voulons, et quand nous le savons, nous en mesurons mal tous les aspects et toutes les conséquences. On pourrait cependant considérer que mesurer les aspects et les conséquences de ce que l'on désire est encore un problème de logique ; du moins d'intelligence.

Bref, si notre intelligence était sans borne, il ne nous resterait qu'à savoir ce que nous voulons.

 

Mais comment peut-on ignorer ce que l'on veut ?

Et par cette question, nous touchons bien à la notion d'instinct.

 

*

 

On a dit que l'instinct était une pulsion très profondément enfouie, et que l'éveil de l'intelligence (de la raison) aurait pouvoir de faire surgir à la conscience. Ainsi, au cours de l'évolution animale, et principalement avec l'apparition de l'homme, l'intelligence prendrait la place de l'instinct, et s'en affranchirait pour accomplir son œuvre à sa place (« La liberté est l'intelligence de la nécessité »).

Je ne rejette pas catégoriquement ce processus d'émergence à la conscience, mais je considère qu'il ne tient pas compte d'un processus inverse, qui est le refoulement continuel de comportements conscients dans des comportements instinctifs.

Il me semble que l'intelligence — et même la conscience, ce qui n'est pas la même chose — dépende entièrement de tels refoulements — comme la mémoire dépend de l'oubli, pour rester vive.

 

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L'habitude fait cesser la nécessité de l'attention. On peut l'expliquer physiologiquement, comme l'avaient déjà fait Descartes, puis Lamarck. Nous en faisons tous l'expérience en apprenant une langue, par exemple, ou en apprenant à conduire ou à nous servir d'un instrument quelconque. Et je ne vois pas ce que cette disparition de l'attention, et même de la conscience, aurait de distinct de l'instinct.

Ou plutôt, la seule différence serait que nous ne pouvons pas dire que des animaux primitifs, qui n'en ont jamais eu, aient perdu une quelconque attention ou une conscience. Mais ils n'en ont pas moins, comme nous dans ce cas, acquis la possibilité d'agir automatiquement.

Le comportement instinctif n'est pas plus une donnée originelle que ne l'est l'intelligence ou la conscience ; il est tout autant un produit acquis, et n'est pas réservé aux organismes primitifs.

Ainsi je suppose que lorsque nous ne savons pas ce que nous voulons, c'est parce que nos désirs, et tout l'enchaînement nécessaire à leur accomplissement, sont passés dans des comportements instinctifs.

Mais ceci n'est pas sans recoupements avec l'intuition synthétique.

 

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Le 5 septembre

J'ai eu des difficultés cet après-midi pour traduire exhibit chez Whitehead. « montrer », « faire voir » : c'est bien dans ce sens-là que le terme est employé, cependant le propos ne fait pas spécifiquement appel au seul sens de la vue, mais à tous les autres, qui nous révèlent aussi bien notre propre existence corporelle que le schème spatial de notre milieu. Et voilà bien ce que je remarque : cette perception d'un schème spatial est aussi ce que nous appelons vue quand bien même ce schème ne nous serait pas révélé par les organes de la vision. Comment appeler cela autrement que « voir » ?

(Ma remarque dans Suites, que rien ne nous dit que les insectes voient avec leurs yeux plutôt qu'avec leurs antennes.)

 

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Le 6 septembre

Je pense au parallélogramme des forces — c'est l'image que donne Freud de la condensation dans le rêve. C'est aussi ce qui permet à la voile de remonter le vent — c'est l'image que donne Frege du signe écrit.

(Les deux moments de la force se ramènent à un, qui correspond à leur hypoténuse si l'on prend ces deux moments pour les deux côtés inégaux d'un parallélogramme.)

Quand je fais le rapprochement avec l'intuition synthétique, je constate qu'il y a là un schéma qui s'applique aussi bien au refoulement dans l'inconscient qu'à l'émergence de la conscience. Ou encore : refoulement dans l'instinct, et production de la conscience.

 

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