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Croyants encore un effort

Mort de Dieu, retour du religieux
et autres figures de rhétorique

Jean-Pierre Depétris
Le 28 juillet 2007 après Jésus-Christ

Aperçu

Cet essai repose sur trois idées centrales : Ce qu'on appelle « religions » a toutes les caractéristiques de langages. Elles sont alors, les unes envers les autres, des langages différents.

La « mort de Dieu », comme les disparitions partielles ou complètes de pacotilles religieuses, ne doivent rien aux critiques de la raison, mais bien au contraire à la radicalité d'expériences spirituelles, qui font en quelque sorte éclater le cadre.

Les hommes n'ont aucun besoin de s'entendre, se comprendre, être d'accord, pour vivre ensemble, coopérer, s'entraider et même s'aimer, au contraire. Il ne s'agira pas pour autant de nier ou de préjuger impudemment des raisons bien réelles qu'ils peuvent avoir de se combattre.



I Les religions Européennes

Une trinité peut en cacher une autre

On ne comprendra rien au Christianisme occidental tant qu'on n'aura pas perçu que tout y repose sur l'instable conciliation de trois conceptions distinctes de Dieu, trois dieux distincts et exclusifs qu'il s'agit de réduire à un seul.

Une trinité peut en cacher une autre : ces trois dieux sont celui des prophètes, celui de l'Église et celui des philosophes. Il n'est pas nécessaire de pénétrer très profondément la pensée religieuse de l'occident pour comprendre, si ce n'est ressentir, que ces trois entités sont bien distinctes, et difficilement superposables.


L'Église est romaine et le Dieu des prophètes ne l'est pas. Les prophètes ont une histoire, c'est une « histoire sainte », sur une « terre sainte », et ni l'une ni l'autre n'est celle de l'Église, du Saint Empire. Il est difficile de se sentir des deux à la fois.

Plus fondamentalement encore, le Dieu des prophètes est asocial. Il conduit l'homme au désert et lui donne une loi au-dessus des lois humaines. Le Dieu de l'Église est au contraire celui de la cité, de l'urbi, et seulement après de l'orbi et il accrédite les lois humaines. Il y a là pour le moins des mouvements contraires.

Cette irréductibilité s'est traduite en Occident par des guerres et des exterminations dont l'intensité n'a pas été égalée ailleurs. Ces guerres opposaient pourtant moins la conception d'un Dieu à une autre que des solutions différentes pour les concilier.


Le Dieu des philosophes n'est pas une synthèse des précédents, et il inspire d'autres méfiances et d'autres hostilités. Lui, il désanctifie : plus d'histoire sainte, de terre sainte, de cité sainte, ni davantage de désert. Partout est la Nature, et partout la Raison.

Dieu a créé le monde et lui a donné ses lois. Pour se rapprocher du « Créateur », il suffit de comprendre sa création, d'en comprendre les lois. Nous en sommes capables car Dieu nous a aussi donné des étincelles de sa raison.

Le Dieu des philosophes n'est pas davantage celui, terrible, du désert, que le « bon Dieu » de l'Église, qui « prend en charge » en contrepartie de l'obéissance et la crédulité. C'est plutôt un père attentionné qui offre à son enfant un mécano à l'échelle cosmique, et qui sait tout à la fois le guider discrètement sans l'empêcher de faire ses propres expériences. Il est le modèle même du père, qui transmet ses secrets à ses enfants jusqu'à ce qu'à leur tour ils agissent de même avec les leurs.


Le livre de la création

Même si ce n'est pas sensible au premier abord, le Dieu des philosophes ressemble pourtant beaucoup à celui des prophètes. Il invite à l'imitation du père plutôt qu'à celle du fils. Comme lui, il incite à aller directement à l'expérience plutôt qu'à se fier à la transmission par les l'autorité humaine, à aller au désert, à la nature, plutôt que dans les bibliothèques des clercs.

Il est pourtant de prime abord méconnaissable : terreur et vertige ont cédé la place à l'émerveillement. Le monde qu'il offre est suffisamment beau pour ne faire rêver à aucun autre. La souffrance, la mort, la guerre et l'oppression sont toujours là, mais on perd le goût de pleurer sur son sort. Le grand « livre de la création » offrirait peut-être ce que les « saintes écritures » ne pouvaient que promettre.


Si le Dieu des philosophes ressemble plus à celui des prophètes, c'est donc qu'il ressemble moins à celui de l'Église. Pour un « philosophe », il n'y a pas plus d'urbi que d'orbi, toutes les villes sont construites à la campagne, et humain ne s'oppose plus à naturel. Il désanctifie même la loi, qui devient « naturelle ».

Comme cette « philosophie naturelle » produit bien une science consistante et efficace, l'Église ne peut qu'entrer en compétition pour le contrôle du savoir, tenter de concilier la seule autorité de l'inférence et de l'expérience avec celle du statut de savant. Si le dieu des philosophes n'a pas besoin de quoi que ce soit qui ressemblerait à une église ou à un culte, l'église, elle, a besoin de savoir, et de cléricaliser le savoir.


Une image brouillée

Si l'on a compris les trois conceptions irréductibles de la personne divine que je viens de décrire, on identifiera assez aisément diverses formes qu'elles ont pu prendre dans l'histoire occidentale. Il est alors important de ne pas se laisser trop abuser par ces formes historiques, au point de les confondre avec la stricte partition que j'ai faite, qui désigne plutôt des images contradictoires qui se troublent en se superposant.

Elles sont toujours brouillées dans les événements historiques. La Réforme n'est pas une opposition frontale au « Dieu de l'Église », puisqu'elle se veut justement une réforme de cette Église. Non seulement elle échoue à la réformer, elle ne parvient même pas à s'unifier dans une autre Église, une et une seule véritable Église Réformée. Elle implose en une multitude de petites Églises. Cet échec est cependant loin d'en être réellement un, si l'on considère que la religion abrahamique n'a pas vocation à devenir religion d'un empire, mais plutôt à les faire éclater. Du côté des philosophes, il n'y a pas non plus opposition frontale. Beaucoup ont pu rester de fervents catholiques, puritains ou presbytériens. Le Judaïsme occidental n'échappe pas davantage à ces trois conceptions.


Quel Dieu est mort

Si Dieu est mort, comme on a pu le lire, il serait donc pertinent de savoir lequel, quand et comment. Et si l'on assiste depuis une époque plus récente à un « retour de la religion », de savoir celle du quel.

Je ne crois pas que le Dieu des prophètes soit mort. Tant qu'on meurt, c'est qu'on est vivant : il ne cesse de mourir avec l'homme. Il est peu probable que personne ne dise plus « mon père, pourquoi m'as-tu abandonné ? » ou quelque chose qui décrirait au moins une impression semblable. Qu'il existe ou pas, change d'ailleurs bien peu aux symptômes qu'il dénote : fureur de Moïse devant le maître qui bât l'esclave, force de supporter la torture plutôt que l'esclavage, etc.

Le Dieu de l'Église, lui, ne se portait déjà pas bien depuis très longtemps. Il est mort, enterré, ressuscité et envolé très haut, très loin, au ciel, où il ne dérange plus personne, et surtout pas l'Église qui le remplace. Elle s'occupe des deniers du culte, assure les petites consécrations de la vie, fournit des réponses simples aux questions qui n'en ont pas, et abandonne au fil des siècles ses fonctions aux autorités civiles. Aussi, la vie quotidienne en Occident s'est lentement vidée de la présence de Dieu. Cela avait commencé avant même que tout son territoire ait été cathéchisé. La vie se laïcise. Est-ce cela qu'on a évoqué par la « mort de Dieu » ? Bien sûr que non. Le Dieu qui est mort est celui des philosophes.


Donner du sens

La mort du Dieu des philosophes a été aussi brutale que discrète au cours du dix-neuvième siècle. Ce n'est certainement pas l'Église qui l'aurait ébruitée, et qui aurait moins encore cherché à le sauver. D'une part, elle lui empruntait trop d'arguments pour prouver l'existence d'un Créateur, et elle en devenait d'autant plus débitrice. Elle espérait même trouver avantage de sa mort, offrant une alternative à un monde sans dieu, et c'est en partie ce qui s'était passé.

L'Église préfère les Dieux morts. Rien n'est pire pour l'Église qu'un père céleste vivant, avec lequel les pères terrestres pourraient établir des relations directes, cesser de demeurer des fils éternels, et finir même par se constituer en communautés de pères, de « patriotes ». Même les petites églises évangéliques supportent mal que le « livre de la création » finisse par acquérir plus d'autorité que les livres canoniques. Peut-être si la « création » ne devenait plus qu'une machine stupide, causalement déterminée, sans Créateur, les fidèles reviendrait-il à l'Église, et avec eux, toutes les institutions qui lui avaient échappé. Peut-être aurait-elle le monopole de la seule vérité qui compte, celle du sens.


La langue de Dieu

La mort du Dieu des philosophes n'a pas eu lieu dans les circonstances qu'on est tenté d'imaginer. Il n'est pas mort de désenchantement : la « philosophie naturelle » n'a jamais été désenchantée, loin de là. Il n'est pas mort non plus parce qu'un strict déterminisme laplacien aurait pu « s'en passer ». La chose se serait sue.

Ce Dieu qu'on sentait plus vivant que jamais au début du dix-neuvième siècle sous la plume d'un Hegel, par exemple, est mort presque sur le coup d'un accès de « mystique négative », comme un feu parfois s'éteint spontanément en ayant consommé toute son oxygène.

La mort, accidentelle, ne fut même pas immédiatement découverte. On était convaincu qu'Il était le principe de Raison qui commandait la Nature, et qui était aussi bien la raison humaine. On était sûr aussi que les mathématiques étaient la langue parfaite de celle-ci. Il allait donc de soi qu'on entreprit de perfectionner le langage mathématique pour en faire celui de la logique et le substituer candidement aux imparfaites langues naturelles, fussent-elles quelquefois « sacrées ».

Ce n'est donc pas non plus une sorte de « règne du quantitatif » qui tua Dieu. C'est au contraire un déplacement des mathématiques dans le domaine qualitatif de la logique, de la sémantique, de la sémiotique.

De Boole à Wittgenstein, Dieu n'y résista pas. Pourquoi ? Parce qu'au lieu de produire une langue de la Raison, une super-langue, adéquate aux « lois de la pensée », on tomba sur une prolifération de langages.


La nouvelle Babel

Ceci aurait pu donner lieu à une nouvelle édition de Babel : encore un mauvais coup du Dieu Terrible frappant l'orgueil de l'homme. Le mythe d'une Nouvelle Babel fut d'ailleurs largement évoqué, mais cette fois-ci le résultat était plutôt à l'avantage de l'homme. C'est comme si Dieu faisait la grâce de son inexistence : « Maintenant, vous pouvez continuer seuls. »

La multiplication des langages, et donc des rationalités, et donc encore la critique de la Raison, n'empêchent en rien de se comprendre. La nouvelle Babel est à l'opposé de l'ancienne : loin de diviser les hommes, elle les rapproche.

Pourquoi devrait-on d'abord admettre et croire que par un point pris hors d'une droite on ne peut mener qu'une parallèle, puisqu'avec aucune ou une infinité, ça marche aussi ? Et pourquoi pas deux, ou seulement un nombre premier ?

Il y a là un retournement complet de perspectives, c'est pourquoi j'ai nommé explicitement Boole et Wittgenstein. Le premier est habité d'une profonde spiritualité déiste, et surout de la croyance en des « lois de la pensée » descriptibles dans un modèle mathématique, qui s'achèvent avec le dernier à partir des mêmes prémisses. En ramenant les « lois de la pensée » au langage mathématique, on finit par conclure qu'aucun langage n'est plus apte à énoncer la pensée que les langues naturelles, le « langage ordinaire », c'est à dire celle des poètes.

Pourquoi pas même le langage onirique ? Les attitudes d'André Breton et de Wittgenstein encore envers la découverte freudienne, très proches dans le fond, critiquent son rationalisme. Freud avait tendance à présenter les figures oniriques, et aussi bien celles de la poésie, comme si elles « masquaient » une signification, la repoussaient dans l'inconscient. Il se serait donc agi de la dégager par une « interprétation analytique », c'est à dire de la « dé-composer » à l'aide d'un langage plus abstrait, plus proche d'une logique formelle, de la raison. La découverte freudienne nous convaincrait au contraire que les images « démasqueraient » plutôt, synthétisant intuitivement, ce que la raison discursive aurait bien plutôt laissé dans un implicite indiscernable.


II Les topiques du religieux

Occidentalisation et effet retour

On remarquera que tout ce qui précède est terriblement européen, et concerne même exclusivement l'Europe occidentale. Pourtant, rien n'y est proprement autochtone. Les livres des prophètes viennent du Moyen-Orient, et la langue de l'Église est le latin après avoir cascadé de l'hébreu et de l'araméen par le grec, le syriaque puis l'arabe.

Le Dieu des philosophes serait-il plus local ? Est-il vraiment apparu avec l'époque moderne ? S'il s'agit de chercher la connaissance dans la nature, dans l'ouvrage d'un créateur, plutôt que dans les livres, il vient de bien plus loin. L'idée est bien plus ancienne, et elle apparaît très tôt en Europe sous la forme d'étranges pratiques alchimiques nourries à des ouvrages venus d'Orient : Geber, Alphidius, Picatrix et bien d'autres noms qui renvoient alors à l'occultisme.

C'est précisément en quoi les trois figures ne sont guère plus dissociables qu'elles ne sont réductibles à une seule. Le Dieu des philosophes est une conception de celui des prophètes épurée de toute textualité comme de toute contextualité historique ou mythique. En cela, il ne peut aisément faire retour au textualisme prophétique. Il n'est cependant pas dénué non plus de toute imagerie « ésotérique » (rosicrucienne et maçonnique) envers laquelle l'Église Romaine est moins réticente.


Si l'on resitue l'Europe dans le monde, on change naturellement d'échelle et tout se complique. La religion, et même les seuls christianismes, ne s'y réduisent pas à l'Église Romaine, même avec ses déclinaisons réformées. Elle ne se réduit pas au monothéisme abrahamique, ni à d'autres (mazdéen par exemple), ni même à des Églises, à des « croyances » ou a des dieux. On finit même par ne plus pouvoir bien identifier ce qu'on range sous la rubrique « religion ».

Les trois conceptions peu conciliables d'un Dieu, propres à l'Occident, ne signifient plus grand-chose, même lorsque le christianisme a pu être exporté par la colonisation : elles prennent d'autres figures.

Tout se complique et s'embrouille plus encore à cause de la domination mondiale de l'Occident, qui a évangélisé aussi largement que superficiellement, et a modifié ainsi le rapport à la religion de ceux-là mêmes qui ne furent pas cathéchisés.


Un certain « retour du religieux » doit alors être considéré au regard d'une « mondialisation », qui elle-même est l'onde de choc en retour de l'impérialisme, et donc de l'évangélisation. Les colonies furent pour une large part des « terres de missions », concédées aux Églises en contrepartie des territoires de la vie civile dont elles étaient progressivement expulsées.

Non seulement les missions convertirent, et leur évangélisation joua un rôle majeur dans le développement colonial, mais elles travaillèrent au corps les autres cultes et les autres traditions qu'elles ne parvenaient pas à réduire. Elles participaient malgré tout à les faire fonctionner eux aussi dans le cadre de l'administration coloniale.

Alors même que s'achevait en métropole la séparation de l'Église et de l'État, missions et administration coloniale s'identifiaient davantage outre-mer, travaillant à assimiler religion et statut national. En Algérie, « Musulman », et non « Arabe », et surtout pas « Algérien », s'opposait explicitement à « Français ». En Palestine, « Juif » s'oppose à « Arabe », et s'il y a des « Arabes israéliens », cela signifie explicitement « Israéliens non juifs ».

Les effets chaotiques qui continuent à en résulter devraient suffire à prévenir que les modèles qui ont été plaqués sur ces situations, pour tout à la fois les expliquer et les provoquer, ne sont pas les bons. Il est certainement préférable de chercher un point de vue plus « intime », comme je l'ai déjà tenté pour l'Occident.


La surface du religieux et la profondeur de la vie

Quel type de relation entretient-on le plus souvent avec une religion, au point qu'il soit le seul à demeurer s'il n'en reste plus d'autres ? On attend surtout du rituel, de la célébration. On en attend un minimum pour ponctuer les moments de la vie : repos hebdomadaires, jours de fêtes, naissances, mariages, décès, générations... On attend de religions ou de quoi que ce soit qui en tienne lieu, ce minimum de ritualisation. On ne peut pas être toujours en situation d'improviser.

Si l'on a bien institué quelques célébrations laïques, elles sont souvent insuffisantes, et il est de toute façon difficile d'y ajouter ce qui leur manque sans le recours à quelque maître de cérémonie.

Très généralement, nous sommes tous demandeurs de cérémonies, que ce soit pour des offices très explicitement religieux, ou d'autres qui tout aussi explicitement ne le sont pas. Moins un groupe humain est capable de se constituer en communauté suffisamment unitaire pour gérer lui-même de telles célébrations, plus il est demandeur, et plus, en fin de compte, ceux qui lui fourniront de la liturgie rempliront la fonction d'une église.


Il y a là une « surface » de la religion, une écorce. Un rituel n'est qu'une mise en scène, et il s'agit de savoir ce qui est ainsi mis en scène. La cérémonie n'est jamais neutre, elle est porteuse de sens. En cela, elle se sauve elle-même de ce qui pourrait être sa trivialité. Cette surface ne peut qu'être celle d'un contenu, d'une profondeur. La quelle ? L'orthodoxie n'est certainement pas la profondeur d'une orthopraxie.

L'orthodoxie, celle notamment des deux églises romaines, celle, « orthodoxe » justement de l'empire d'Orient, et celle « catholique » de celui d'Occident, ne peut s'entendre qu'urbi et orbi. Le rituel, lui, tend à des proportions plutôt « paroissiales ».

La « profondeur » des religions se retrouve surtout dans celle de leurs textes, et non dans leurs interprétations doctrinales. Avec le texte, elle est aussi ce qu'il draine d'expression esthétique, éthique. En fait, la profondeur de la religion ne se distingue pas beaucoup de ce qu'on appelle « la culture ».

Pour autant, c'est encore une fausse profondeur. Ce n'est même qu'une surface encore, celle des pages pliées des livres, des images, des architectures, des signes. La profondeur est celle que donne « la culture » à la vie.


L'identité communautaire

Nous avons là une topique qui va de la plus descriptible superficialité à la plus indicible profondeur. À la croisée de cet axe, il y a l'identité communautaire.

Aux deux extrêmes de l'axe, la pluralité des cultures ne pose jamais de gros problèmes. On peut toujours s'entendre pour faire la fête, et partager des rites. C'est même un excellent remède à l'uniformité. À l'autre bout, il n'y a pas non plus beaucoup de sources de conflits. Celui qui s'est plongé dans l'étude de Maître Eckart, par exemple, ne sera ni choqué ni dérangé par la découverte de son contemporain Muso. Tout au contraire, le cheminement de l'un l'aidera à saisir les inimaginables différences de l'autre, qui à leur tour préciseront l'originalité du premier. À ce stade, il n'y a certainement rien à contester, à disputer, à unifier ; seulement à comprendre et à expérimenter.

Les problèmes naissent plutôt à mi-chemin, entre la surface et la profondeur, là où il s'agit d'intervenir sur une réalité commune, alors même que se définissent des « identités » collectives, et surtout où chacune est appelée à se définir envers un « extérieur », si ce n'est se laisser définir et identifier par lui.

Ce moyen terme est le plus souvent en complète contradiction avec les deux autres. La plus superficielle ritualisation comme la plus intense expérience spirituelle visent au contraire l'entièreté du réel et de l'existence, et certainement pas à en séparer ses adeptes. Quelle que puisse être la diversité des rites, des écritures et des expériences, ils sont totalisants. Ils visent une unicité, du monde, du réel.


Religion et culture

Et Dieu dans tout ça ? Il ne peut bien évidemment jouer un rôle que dans les religions qui sont fondées sur lui. Même en ce cas, il n'est pas dit que le mot ait bien toujours la même signification. C'est un pur préjugé de considérer qu'il n'y ait d'autre alternative que « croire en Dieu » ou « ne pas y croire ». Ces deux alternatives sont même si proches, si semblables au regard des autres possibilités, qu'elles peuvent bien se confondre. Il y a des quantités d'autres alternatives qui se passent autant de dieu que de croyance. Il y en a beaucoup pour lesquelles « croire » ne veut à peu près rien dire, et à plus forte raison en Dieu.

Tout ceci ne manque pas d'ouvrir un large doute sur ce qu'on doit entendre par « religion », ni de révéler rétroactivement des problèmes de traduction par ce terme. Il serait en effet bien difficile de déterminer précisément où l'on fait commencer et s'arrêter cette notion : mythes et coutumes populaires ? célébrations nationales ? cultes de personnalités ? surnaturel ou paranormal ?


Quand le Chrétien Occidental considère le Confucianisme comme une religion, cela veut à peu près dire pour lui que le Confucianisme est pour certains Chinois la même chose que son Église pour le Chrétien. Le Chinois confucéen pense sans doute la réciproque. C'est en réalité une vue bien réductrice.

Les points communs se réduisent à trois aspects : un rituel qui ponctue la vie et les générations ; un corpus littéraire canonique avec une traîne plus ou moins profane, une esthétique, une éthique ; et tout ce qui se prête à la grégarité, les préjugés et l'identité collective. La notion de religion se noie alors entièrement dans celle de culture. Il devient impossible d'en démêler les dénotations.

Il manque encore un quatrième terme de ma topique, celui de la spiritualité comme technique.


III La spiritualité comme technique

Le dépassement de la religion

La « philosophie naturelle » reposait sur ce principe : « Si le monde a un créateur, alors comprendre sa création nous rapproche de lui. » Si en appliquant ce principe, on découvre une place de créateur vide, la posture n'est pas pour autant invalidée. Le monde tient toujours. Il n'y a tout simplement pas un législateur qui donnerait à la nature des lois de la raison. La Raison cède le pas à la logique, et même à des logiques, c'est à dire à des analytiques faisant appel à des outils conceptuels. L'intelligibilité du monde repose alors davantage sur une question de consistance interne des systèmes signifiants. La posture devient plus empiriste.

Berkeley, le « père de l'empirisme » au dix-huitième siècle, est au cœur d'une contradiction : elle consiste à refuser une séparation toujours plus explicite entre manifestation du monde (phénomène) et la réalité manifestée, c'est à dire, implicitement entre créature et créateur. Comme il ne peut nier l'existence de ce dernier, il rejette celle de la seconde, contre Hobbes, Spinoza et Malebranche, accusés de « matérialisme », mais d'un matérialisme dualiste. N'existe pour Berkeley que l'immanence de l'interaction entre l'esprit humain et divin, qui est l'immanence même du monde comme expérience.

Un dualisme est en fait remplacé par un autre : celui de l'homme et de Dieu, son Créateur. Avec l'empirisme radical qu'est le pragmatisme plus d'un siècle après, ce dualisme disparaît aussi : il n'y a que de la création.

Curieusement, c'est au moment même où la raison céderait le pas devant la foi, que cette dernière perd tous ses objets : Dieu, l'Église, les Écritures. La raison se dépasse dans la logique, et la foi se réalise dans la certitude immédiate et intuitive. L'évolution du Transcendantalisme avec Thoreau est encore un aspect de cette « mort de Dieu » par surdose d'expérience spirituelle, et non sous les coups d'un rationalisme.

C'est pourquoi les critiques de la religion échouent généralement en ne reprochant pas aux religieux ce qui mériterait de l'être : de ne pas aller assez loin, de n'être en quelque sorte pas assez « religieux ».1

En loupant ainsi leurs cibles, la plupart des critiques reconnaissent et accréditent implicitement les institutions religieuses qu'elles visent. Elles leur abandonnent le statut de légitimes dépositaires de la spiritualité. Elles renforcent ainsi leur autorité.


La Nature et la Société

La mort du Dieu de l'Église est autre chose. Tout d'abord, l'Église recyclait depuis longtemps le « Dieu des philosophes » à son propre usage. Qu'il n'y en ait plus, et qu'elle soit réduite à proposer, en quelque sorte, un Dieu de substitution à un monde sans Dieu, lui porte un coup fatal. Elle apparaît comme le lieu d'une double incertitude tragique et sans issue : doute et croyance en une immanence ou une transcendance.

Avec une « philosophie naturelle » sans Dieu, il reste la nature. (Les lecteurs contemporains de Spinoza savent que lorsqu'il écrit « Dieu », ils peuvent lire « la nature ».) Mais que reste-t-il d'une Église sans Dieu ? Il reste « la Société ». Ceux qui n'ont plus de Dieu en lequel croire, peuvent croire en la Société. C'est elle qui dit maintenant : « Croyez en moi et vous serez sauvés. »

Chercher la présence d'un Créateur dans ce qui paraît être une création demeure un point de vue compréhensible et sensé. Chercher un sens au monde dans la « Société » l'est beaucoup moins : aucune n'a encore prétendu avoir créé le monde.


Une société, cela se réduit à être ensemble ; c'est un ensemble d'individus. On comprend très bien ce qu'est une société animale : c'est un troupeau, une horde... Il est des animaux sociaux ; ils ne vivent qu'en société.

En va-t-il de même pour les hommes ? Ce qu'on appelle alors société est plutôt un écheveau inextricables de liens et de réseaux. On trouve des rassemblements fugaces, ou des institutions durables, qui ne peuvent jamais se recouper dans cette identité bien précise que supposerait la notion de « société ». On parle d'ailleurs plus volontiers de « communautés ».


Quelle est la différence entre communauté et société, sachant qu'on ne parle jamais d'animaux « communautaires » ? La communauté ne se réduit pas à être ensemble : elle est déterminée par quelque chose possédé en commun. Certes, ce qu'on appelle « communautés » est aussi inextricable que ce que recouvre la notion de « société », mais ce qui est commun existe bien. Quand on parle de « communauté francophone », on sait au moins ce qu'est la langue française et qu'elle existe. Ce qui fait communauté est l'usage et le maintient en état d'un bien commun. Elle ne suppose donc pas une appartenance exclusive, comme la société animale : si une bête est dans un troupeau, elle n'est pas dans un autre, mais je peux participer à plusieurs communautés.


Homminisation et technique

La communauté n'est pas pour autant une copropriété, qui suppose que ce bien commun soit partagé en autant de parts indivises entre chacun de ses membres. En fait, la copropriété est la seule chose chez l'homme qui ressemble à une société, mais ce sont alors les parties indivises qui forment un « ensemble » comme le font les individus d'une horde ou d'un troupeau.

Quand nous parlons de communauté francophone, chacun n'y est pas propriétaire d'une part de la langue française. Chacun la possède, ou tend à la posséder totalement. Elle demeure commune, et son usage n'en est pas moins totalement personnel. Il n'en va pas de même pour une copropriété ou une « société d'actionnaires ». Chacun ne possède qu'une partie et demeure soumis aux décisions de tous. C'est un compromis entre la « société » où la personne n'est rien, et la « communauté » où elle a tout.


Dans l'ensemble, ce genre de moyen-terme ne satisfait pas la nature humaine, qui se veut plus libre et n'aime pas avoir des comptes à rendre. Nous préférons être réunis par des biens que nous possédons totalement, et qui deviennent d'autant plus précieux que nous sommes nombreux à les posséder chacun le plus totalement possible.

Les biens qui se prêtent à une copropriété sont plus généralement fondés sur ce que produit la nature : terre, gibier, eau potable... nous ne pouvons nous les partager que d'une façon privative. Ceux qui peuvent demeurer communs tout en étant personnels sont des produits humains plus subtils et plus élaborés. La quantité de ces biens n'a pas cessé de se multiplier depuis le début de l'hominisation ; c'est ce qu'on appelle « le progrès technique ». De fait, ce qu'il y a de plus communautaire et de plus appropriable personnellement dans des biens communs, c'est la technique de leur production et de leur usage.


La religion comme langage

La religion, ou plus généralement la culture, fait partie de ces choses tout à la fois communes et totalement personnelles. De ce point de vue, elle a un usage et un mode de fonctionnement très similaires à ceux d'une langue, si ce n'est qu'il s'agit de formes plus particulièrement pré-construites de langages, de jeux de langage.

Il s'agit de langages plus élaborés, qui ne disposent pas seulement d'une syntaxe et d'un lexique, mais qui offrent tout un jeu de propositions, de citations, de mythes et de figures de poétique et de rhétorique tout prêts. À l'analyse on peut se demander si les langues naturelles fonctionneraient aussi bien sans un tel substrat. (On ne voit pas, de même, comment sans ces dernières, on saurait se servir des langages plus formels et d'un plus « haut niveau » que sont ceux des logiques et des mathématiques.)

Luther avait eu une excellente intuition en affirmant que la théologie était la grammaire du mot « Dieu ». Si l'on prend cette intuition au sérieux, on peut légitimement se demander si les religions, comme toute grammaire, « disent » précisément quelque chose, ou si elles ne permettent pas plutôt d'énoncer et de concevoir librement les idées les plus variées, pour peu qu'on soit rompu à leur usage. Sans doute n'est-ce pas parce que ces langage seraient partiellement pré-construits qu'ils perdraient toute puissance et n'autoriseraient pas une grande liberté d'énonciation, comme en témoigne la diversité des différentes littératures religieuses.

Pour faire une métaphore, les religions seraient comme, pour la programmation, des « langages objets », des langages de haut niveau, par opposition à ceux de « bas niveau ». Naturellement, ce qui se dit dans un langage peut se traduire (se « convertir ») dans un autre. Il est aisé d'observer que la diversité des religions et des cultures ont peu fait obstacle à la diffusion des connaissances et des idées, pas plus que celle des langues.

Pour autant, ce n'est pas une raison d'en négliger les différences. Traduire n'est pas simple, et ce n'est pas en commençant par mélanger ou confondre les paradigmes et les règles qu'on y parvient.


Les techniques religieuses

Ce qui caractérise la religion au sein de la culture, serait une question qui s'y poserait de façon plus obsédante : La doxa serait-elle un contenu, où est-elle plutôt un jeu de règles me permettant de l'énoncer et de le concevoir ? Ou encore, le contenu d'une religion est-il ce que le dogme dit et qu'il nous invite à admettre, ou est-il plutôt, une fois le dogme admis comme les règles d'un langage, ce qu'il nous fait découvrir ? La différence est considérable selon la réponse pour laquelle on penche.

Ce qu'on identifie couramment comme le champ de la religion pourrait bien être cette part de la culture où la question de faire la part entre ce qui est à admettre (croire), ce qui est à comprendre, et ce qui est à utiliser, est tout particulièrement obsédante. Elle serait alors surtout une question technique. C'est ce qui pourrait occuper dans ma topique la place d'une quatrième dimension. Les trois premières étaient le rituel, les textes et l'identité.


Toutes les religions ont une dimension technique. Celle-ci est particulièrement peu perceptible dans le Catholicisme, malgré la quantité de termes techniques dont il fait usage. Elle est bien plus centrale dans le Zen ou le Yoga. Toutes supposent cependant une technique de la pensée et de l'usage du symbolique qui engagent le corps et l'esprit. Il s'agit bien de technique, et pas seulement de « pratique » ; voire de jeux de techniques.

Cette dimension technique est principalement ce qui rend vaines les tentations d'un syncrétisme. C'est encore l'aspect technique qui est le plus irréductible entre les différentes écoles religieuses.

Si vous vous asseyez en lotus pour atteindre la vacuité, ce n'est donc pas pour corporalisé l'esprit dans le souffle. Si vous admettez que l'Islam est une scission du Christianisme qui l'est lui-même du Judaïsme, vous ne soutenez pas que le Judaïsme est une scission de l'Islam. Dans ce cas, le plus important est encore ce que cela change à propos des séphiroth ou du kalame.

Remarquons aussi qu'on ne peut pas davantage faire en même temps de la géométrie riemannienne et euclidienne. La question qui demeure ouverte est donc : « Et après ? »


IV Introduction à la noocratie

La mondialisation de la culture

Toute conception sereine s'articule très mal avec l'institution mondiale de la culture, elle-même déterminée par la pulsion plutôt folle de ramener la vie et le monde réel à des sociétés par actions. Nous pourrions résumer l'état du monde ainsi : Nous avons d'un côté une technoscience décapitée, dont les acteurs sont réduits aux fonctions de techniciens de plateau du théâtre marchand. Cette même technoscience est pourtant invitée à fournir la métaphysique de ce monde, à être l'autorité ultime qui décide du « vrai », dépositaire du savoir absolu : la « Vérité Scientifique ».

De l'autre côté, nous avons les cultures (au sens très états-uniens de cultural studies, et qui peuvent donc donner lieu à une étude scientifique) déterminant des identités et des appartenances, dont les religions constituent une part difficilement discernable.

Il est évident que ces « cultures » sont elles aussi décapitées, puisqu'elles sont déconnectées des technosciences, qu'elles sont soumises aux lois du théâtre marchand, et qu'elles ne peuvent que céder le pas devant l'incontestable « vérité scientifique ». Cette dernière est accréditée par de prestigieuses institutions nationales ou privées, en concurrence pour la commercialisation du savoir.

Tout phénomène culturel se voit donc intégré dans un marché de la culture, dans celui du savoir autorisé, ou encore dans une ethnicité qui renvoie, en dernière instance, à celui du tourisme.


L'intégration du religieux

S'il y a donc un retour du religieux, il se fait dans un champ tout tracé de la « culture », et il est fortement entaché de communautarisme ethnique. Celui-ci ne peut qu'être intégré ou en conflit avec une autre « culture » à vocation universelle : celle d'un grand marché mondial de l'art et des loisirs, le tout chapeauté par une troisième qui ne dit pas son nom : le savoir universitaire, la technologie et l'économie mondiale. En somme, la place pour un retour du religieux est toute faite : le parc de loisir.

Irrésistiblement, même si personne ne vise délibérément une telle perspective, et si s'exercent des résistances les plus diverses, les religions sont amenées insensiblement à devenir des centres d'attraction touristiques, où se mêlent religieux complaisants, et observateurs animés par les curiosités les plus diverses, au risque que personne n'y trouve son compte.

Dès qu'on se distancie un peu d'une obsédante guerre de l'information qui focalise l'attention sur des manifestations « intégristes », principalement « islamistes » et accessoirement évangélistes, on voit une bien plus évidente « intégration » du religieux dans un marché mondial du loisir. Les devises qu'attirent des centres spirituels peuvent vaincre de nombreuses réticences.

Les différentes écoles du Bouddhisme sont celles qui réussissent le mieux dans cette voie. À l'autre extrémité, les déclinaisons de l'Islam, pour la principale raison qu'elles sont pour l'instant impliqués, si ce n'est mobilisées par des guerres qui ne sont pas particulièrement religieuses, sentent trop la poudre, si ce n'est le soufre. Mais ça n'empêche pas des derviches de tourner pour des tours operators.


Les limites de l'intégration

Le Christianisme romain, catholique ou réformé, se heurte à d'autres problèmes : ses rapports avec ce qui tient lieu de culture universelle. En effet, si nous considérons que la culture occidentale moderne qui s'est mondialisée est indissociable de ses racines chrétiennes, nous donnons au Christianisme romain le statut d'une super-religion, et même au pape celui de chef, ou du moins de représentant suprême de la spiritualité — perspective qui semble lui convenir. Si nous considérons au contraire le Christianisme romain et réformé comme des religions parmi les autres, la question de leur rapport avec la culture occidentale n'est pas résolue, ni de l'universalité de cette dernière.

J'ai cité Berkeley : il illustre parfaitement la question. Son œuvre s'inscrit-elle dans le champ d'une philosophie universelle, ou dans celui de la religion, voire du christianisme, ou même de la seule église presbytérienne, dont il était quand même évêque ? La réponse est indécidable, car l'œuvre de Berkeley constitue une étape importante dans la constitution non seulement d'une philosophie, mais d'une science d'autant plus universellement prégnante qu'elle est technologiquement incontournable. Naturellement, la même question s'étend alors aux penseurs d'autres civilisations. Peut-on lire Avicenne, Dôgen ou Molla Sadra Shirazy d'un point de vue seulement religieux ?


Il y a là l'aspect d'un « retour du religieux » particulièrement peu remarqué. « La mort de Dieu » a eu un effet rétroactif sur la pensée occidentale : elle a entraîné un refoulement de sa présence dans les idées et la culture antérieures. C'est comme si un point aveugle s'était posé sur la part « religieuse » de la culture occidentale. Or, l'onde de choc en retour d'une occidentalisation du monde décile notre regard sur ce point aveugle. « Dieu revient » irrésistiblement dans la lecture des classiques. Il redevient visible dans une culture passée d'autant plus qu'elle s'éloigne.

Indépendamment de cela, en s'éloignant dans le passé, la culture occidentale moderne, avec ses sources profanes ou sacrées, est vouée à perdre son caractère universel — dans la mesure justement où il est déjà universalisé —, et à devenir une aire culturelle locale et historique comme une autre.2


L'avenir d'une illusion

Rien n'est moins clair que ce que l'on entend par « religion ». Qu'on associe implicitement le terme à l'idée de dieu (au singulier comme au pluriel), ajoute encore à la confusion. Ce que l'on entend par « religion » peut aussi bien s'étendre à n'importe quoi, que se réduire à des notions très étroites, selon l'approche que l'on adopte.

Le terme peut s'appliquer à un ensemble si complexe que persone ne saurait prétendre en avoir une connaissance exhaustive, ni même seulement s'en faire une idée complète. Toutes les « théories de la religion » adoptent en réalité des points de vue très sélectifs.

Parmi celles-ci, il en est une, plus ou moins spontanée, qui propose une conception simple et cohérente, bien que limitée. Elle considère la religion comme une illusion, pour tout dire, un mensonge, qui voudrait s'imposer à tous les esprits et les contraindre à des comportements compulsifs.

Cette conception n'est pas stupide, elle ne manque pas de consistance et elle a une certaine efficacité descriptive et explicative de la religion dans l'Histoire. Je suis pratiquement né avec une telle idée de la religion, et j'aurais très bien pu ne jamais la mettre en doute. C'est celle, par exemple, que développe Freud dans l'Avenir d'une Illusion. Elle se heurte cependant à deux limites embarrassantes.


D'abord, on trouverait sans peine des religieux, souvent mystiques et radicaux, qui nous diraient que la religion est bien le contraire, qu'elle combat tout ce qui prétend limiter la liberté et la dignité humaine, et ils ne manqueraient pas d'exemples et de textes à nous citer. Elle laisse de côté une part notable de postures et de discours religieux, qui sont plutôt aux antipodes de ce qu'elle décrit, et qui nourrissent, au moins partiellement, des critiques et des pratiques bien plus efficacement libératrices envers de telles « illusions ».

Ensuite, on n'aurait pas davantage de peine à trouver d'autres religieux, plus conformistes, souvent des clercs, qui seraient tout prêts à faire leur cette théorie, à la seule limitation près qu'elle exclue leur propre religion et ne concerne que des « infidèles ». C'est ce que j'ai cru comprendre dans le confus discours de Ratisbone de Benoît XVI.

Pis encore, cette théorie de la religion est implicitement répressive. Elle assimile la religion à une sorte de psychopathologie collective, qu'il s'agirait pour le moins de guérir. Elle offre même tous les arguments pour justifier ce qu'elle prétend combattre.


La noocratie

Cette théorie décrit pourtant bien la réalité historique des religions et l'on hésite à la rejeter totalement. Elle montrerait même que les religions ont une forte tendance à se transformer en ce qu'elles prétendent combattre... à moins que ce ne soit le contraire. Bref, on finit par ne plus savoir ce qu'on dit ; éclairante au départ, elle jette vite plus de confusion qu'elle n'en ôte.

Cette confusion est celle entre religion et pouvoir. Naturellement, cette relation existe, et l'on ne voit pas comment elle pourrait ne pas exister. Elle est justement une relation, et nous ne pouvons pas l'identifier à l'un de ses termes.

Je suggère le néologisme de « noocratie » pour la désigner, qui dit bien ce qu'il veut dire. Il dénote parfaitement les processus de coercition, de domination, de subordination, d'intimidation... fondés sur un savoir accrédité par une institution au-dessus de toute critique, qu'elle se dise ou qu'on la dise religieuse ou non.

Il est clair que nous sommes là dans une question de vocabulaire. Si nous choisissons d'appeler « religion » ces « illusions » à vocation coercitives, alors nous devons être cohérents, et ne plus employer ce terme pour des manifestations spirituelles qui n'ont pas, ou trop partiellement, un tel caractère, et même le rejettent, le démasquent et le combattent. Il devient alors embarrassant qu'une bonne part de ces manifestations revendiquent pourtant bien ce terme. Nous devons aussi avec cohérence appliquer ce même terme de « religion » à d'autres manifestations qui, elles, ne s'en revendiquent pas, et le rejettent même avec horreur.


La part maudite

Nous avons une autre théorie de la religion, plus intéressante encore. C'est celle de la Part maudite de Georges Bataille, ou encore de l'Homme et le sacré de Roger Caillois. Le concept massif et empirique de sacré est plus opératoire que celui insaisissable de religion. Il a cet avantage de renvoyer presque immédiatement à ce qui touche aux relations étranges entre société et communauté.

Bataille renvoie le sacré à une part très matérielle des biens, celle qui est « consacrée », ou « sacrifiée », et qui ne se prête donc ni au partage privatif, ni à l'appropriation personnelle d'un bien qui demeure commun. Il approfondit par là les approches faites par Marx du caractère fétichiste de la marchandise.

Cette part maudite est de façon évidente au cœur du système capitaliste contemporain. Il y a du « sacré » dans le spectacle marchand, il y a même un processus fondamental de « consécration ». Aller cependant jusqu'à dire que le capital est une religion, me semble au mieux une figure de style.

Sur beaucoup d'aspects, d'ailleurs, bon nombre de déclinaisons de la tradition prophétique dénotent un regard aussi lucide qu'hostile sur cette « part maudite », de Daniel ou Osée jusqu'à Savonarole et Calvin, pour parler des plus connus. Naturellement, tout rejet d'un fétichisme peut finir par en alimenter un autre.


Introduction à l'étude non-aristotélicienne du fétichisme

Tout symbolique sert à symboliser le réel. Évidemment, toute figure symbolique est elle-même réelle, et elle a pour fonction de réaliser, de faire advenir une réalité. Le réel n'est donc pas seulement l'actuel, mais aussi le possible, le virtuel, le réalisable. En cela, il n'y a pas de représentation stable du réel, immobile et apaisée, mais plutôt une réalité chargée de représentation. Il n'existe d'ailleurs pas de limite bien nette entre représentation-intellection, perception-action, et interactions physiques.

Le fétichisme serait sans doute la réponse à une demande d'apaisement, la production d'une relation stable entre représentation et réalité. Les situationnistes ont suggéré comment l'appareil photographique démocratisé devenait un puissant gri-gri pour procurer l'impression sécurisante d'une réalité sans possible (« surtout qu'il ne se passe rien »). Le désir qui par instant saisit chacun de « décharger » le réel pour le rendre plus apaisant, est compréhensible, mais il revient à le stériliser. Celui inverse de se faire battre le cœur, est plus compréhensible encore. L'un et l'autre se complètent, et quel qu'ait pu être le premier, ils peuvent s'engrener dans un cercle vicieux.

À l'évidence, noocratie et part maudite fonctionnent ensemble, transformant le pouvoir des hommes sur la réalité, en pouvoir de l'homme sur l'homme, ramenant les rapports humains vers ceux des sociétés animales, où l'appartenance à un groupe est exclusive.


Conclusions provisoires

La vérité existe-t-elle ?

L'usage du terme « noocratie », en a immédiatement mis un autre en valeur : « savoir ». Il est sans doute plus pertinent que « croyance » trop automatiquement associé à « religion ». Quand on n'est pas certain, on questionne : « Vous croyez ? » Mais celui qui répond « bien sûr » ne croit pas, il sait.

Nous ferions peut-être bien de nous placer du point de vue du savoir plutôt que de la croyance. Il serait alors pertinent de nous demander : Où allons-nous pêcher ce que nous savons ? Ou encore : D'où viennent nos certitudes ?

Il existe depuis très longtemps, depuis les temps antiques, des réponses très élaborées, profondes, et souvent convaincantes, à de telles questions. Elles sont pourtant presque toujours éludées. Elles semblent inconvenantes, naïves, ou encore déroutantes. La réponse la plus « convenable », la plus « raisonnable » qui soit généralement attendue est celle-ci : « Des savants. »

D'où ces savants sont eux-mêmes sensés tenir leur savoir n'est pas sans importance, mais en l'occurrence ce n'est pas l'essentiel. N'importe même pas, en ce qui nous occupe ici, la valeur intrinsèque de ce savoir.

Inversement, la façon dont quelqu'un obtient des certitudes autrement que par la « croyance » à un savoir autorisé, n'est pas non plus essentielle : par l'observation, la découverte, l'expérience, l'inférence, l'intuition, les données immédiates de la conscience, la révélation onirique ou hallucinatoire... Le plus important n'est même pas que ce savoir soit erroné ou « vrai ». C'est même bien plutôt le sens de « vrai » qui fait question.


La disparition de la religion

Si nous optons pour appeler « religion » toute certitude puisée ailleurs que dans un savoir garanti par une institution, alors nous devons admettre que Wittgenstein, par exemple, atteint les sommets d'une « religion » sans dieu ni rite ni croyance. Si nous réservons au contraire ce mot pour la « croyance » en cette « science » accréditée par une institution au-dessus de toute critique, alors nous devons admettre que, non seulement les mystiques, mais tous les textes fondateurs eux-mêmes, ne sont pas proprement « religieux ».

Dans ce dernier cas, nous dirons qu'un esprit religieux est celui qui s'applique à croire ce qu'une autorité instituée accrédite. Dans le premier, ce sera le contraire.

Certes, il est impossible de remettre en question et de vérifier jusqu'à une ultime certitude tout ce que l'on apprend, et il y a toujours un moment où l'on doit bien faire confiance — mais faire confiance n'est pas exactement s'appliquer à croire. On peut faire confiance sans renoncer à des certitudes éprouvées pour croire une autorité établie.

Il s'agit d'ailleurs la plupart du temps d'apprendre systématiquement et d'appliquer, bien plus que de croire. Si vous apprenez par exemple à un enfant à additionner des nombres rationnels, avez-vous besoin de lui demander de vous croire ? Pouvez-vous seulement lui demander de vous faire confiance sans l'en rendre capable aussi ?


Si nous entendons « religion » dans le sens de noocratie, il y en a alors bien une qui, sans dire son nom, travaille à la soumission du monde ; c'est celle de la monnaie et du crédit. Elle travaille à se soumettre tous les savoirs et toutes les activités. Formellement déjà, rien n'échappe à son contrôle.

Nous seulement cette nouvelle noocratie veut faire de la monnaie la représentation ultime de tout, mais elle la voudrait aussi la réalité ultime (réalité chargée de sa propre représentation). Elle voudrait que sa « libre circulation » détermine toute « vérité », celle des « autorités scientifiques » qu'elle se soumet, jusqu'à celles plus triviales de « l'information », en passant par la distribution de « diplômes qualifiants ».

Iconoclastes, voilà donc vos idoles à détruire.


De la certitude

La question est donc finalement celle de la vérité. Le terme « vérité » est problématique en ce qu'il parait apporter quelque chose de plus à la réalité qu'on entend décrire, alors même qu'il ne peut prétendre à rien d'autre que lui correspondre exactement. « Vrai », cela signifie la plupart du temps : qui s'accorde avec les faits. Or, qu'est-ce qui peut bien s'accorder avec des faits, si ce n'est d'assez modestes « vérités », et de façons très ponctuelles et circonscrites ?

« Vrai », cela signifie à peu près : c'est une bonne image, c'est une image qui marche. Si justement il s'agit d'une image, c'est qu'elle n'est donc pas précisément ce qu'elle représente. Plus encore, on peut toujours créer d'autres images, qui peut-être marcheraient mieux, ou en tout cas saurait mieux faire apparaître d'autres aspects d'une même réalité.

La question est donc : Est-il nécessaire de s'entendre sur des images ? Naturellement, cela a parfois une nécessité que quelques personnes s'entendent ponctuellement sur quelques images. Demander davantage est proprement fou. Dans les cas où c'est nécessaire, nous pouvons d'ailleurs observer combien c'est difficile, car le problème est moins alors celui d'une entente sur un choix d'images, que celui de ce que nous parvenons chacun à percevoir « à travers » ces images.



Bibliographie, lectures conseillées


La lecture de ce travail demande à être contextualisée. Il est probable qu'il sera compris avec de sensibles différences selon l'éducation philosophique ou spirituelle de chaque lecteur. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, c'est cette diversité de lecture que je me suis proposé de provoquer. Je ne demande à personne de laisser de côté, au moins provisoirement, son substrat culturel ou cultuel ; je les convoque, au contraire. Chacun comprendra en retour qu'il y a peu de chance pour que je le partage, ou seulement le connaisse. En quelque sorte, la meilleure bibliographie qui devrait accompagner ce travail serait celle qu'il aurait inspirée à son lecteur. La liste des textes qu'il serait utile de consulter est impossible à dresser, et elle ne saurait être la même pour tout le monde. La bibliographie que je propose est donc déjà elle aussi une contextualisation.

La plupart de ces ouvrages sont facile à trouver en ligne ou en librairie, et je n'ai pas systématiquement précisé l'édition peut-être épuisée. Wikipedia est une mine d'informations pour cela.



Georges Bataille : La Part Maudite

George Berkeley : Three Dialogues between Hylas and Philonous (Project Gutenberg, www.gutenberg.net/)

Ernst Block : Thomas Munzer: théologien de la révolution, Paris, UGE, 10/18, 1975

George Boole : The Calculus of logic (Project Gutenberg, www.gutenberg.net/)

André Breton : Le Message automatique, dans Point du jour

# L'Amour fou

Roger Caillois : L'Homme et le sacré

Ralph Waldo Emerson : Essays (Project Gutenberg, www.gutenberg.net/)

Ludwig Feuerbach : l'Essence du Christianisme

Sigmund Freud : L'Avenir d'une illusion

William James : The Varieties of religious experience (Penguin Classics)

Alain Jugnon : Le Contredieu et autres guerres dans les lettres humaines : 2007, Le Grand Souffle.

Ken Knabb : La réalisation et la suppression de la religion, 1977, Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA < www.bopsecrets.org>, dans Secrets Publics, à paraître aux Éditions Sulliver 2007.

Charles Sanders Peirce : La logique de la science, dans : 1984, Textes anti-cartésiens, introduction et traduction des trois articles de 1868 et des deux articles de 1877-78 par J. Chenu, Paris, Aubier)

Max Stirner : L'Unique et sa propriété

Henry David Thoreau : Walden (Project Gutenberg, www.gutenberg.net/)

Ludwig Wittgenstein : De la certitude

# Leçons et conversations



Notes

1Je dois cette idée principalement à l'essai de Ken Knabb La réalisation et la suppression de la religion, 1977. Mais elle est aussi celle de Feuerbach dans son Essence du Christianisme (1841), ou encore de Stirner avec L'Unique et sa propriété (1845).


2C'est semble-t-il, le problème que pose, par exemple, la création d'une succursale du Louvre dans le Golfe Persique, avec toute l'ambiguïté de la culture parc de loisir.



© Jean-Pierre Depétris, juillet 2007
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