À Dirac

Jean-Pierre Depetris, octobre 2025.

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À propos de langages

Le 20 octobre, une conférence

L’on trouve des figuiers à Dirac. Cet arbre apprécie peu le froid, mais il le supporte dans quelques micro climats de la ville. Par-dessus les murs des jardins, les figuiers offrent généreusement leurs fruits. Ils n’en ont plus maintenant ; on n’en trouve même plus au marché. Je regrette de ne plus pouvoir en cueillir en promenant dans les ruelles.

J’ai été invité à produire une conférence sur l’Empirisme poétique. Il m’a été demandé de la faire en anglais. Je n’ai pas de problème pour écrire en anglais, surtout sur un tel sujet, mais je le prononce mal. Je le lis, je l’entends et je le traduis souvent, mais je le parle peu, et avec des interlocuteurs qui n’en sont pas natifs. Je devrai dont particulièrement bien le préparer.

Mes conférences, je les écris soigneusement et je les lis. Je sais parfaitement bien lire en public en donnant l’impression que j’improvise, même si l’on voit ma feuille devant moi, et si parfois je feins d’y souligner au stylo une idée importante. C’est que je connais l’importance de la chose écrite qui donne toujours aux paroles une troublante impression de vérité, dont je demeure moi-même dupe.

Qu’est-ce que l’empirisme poétique ? C’est une discipline nouvelle de mon invention. Qu’est-ce alors que l’empirisme ? L’expérience : la poétique du point de vue de sa mise en pratique expérimentale. Et qu’est-ce que la poétique ? À la fois une discipline de la linguistique, et la poésie elle-même. Qu’est-ce alors que la poésie ?

L’on dit que Li Thaï Po, poète chinois qui m’est cher, n’est noyé un soir de beuverie en se jetant dans une rivière pour attraper le reflet de la lune. Cette anecdote, évidemment symbolique, ne prétend sûrement pas que la poésie serait une activité dangereuse, seulement l’abus d’alcool, ni moins encore vaine. Elle suggère plutôt qu’elle aurait à voir avec la chose et son image, comme la poétique justement, et tout particulièrement la pragmatique qui en est un prolongement radical.

Les figues dont je regrette la disparition des ruelles de Dirac ont une odeur particulière qui me revient en mémoire, et les figuiers aussi. Elle est discrète, et particulièrement difficile à décrire, même pour quelqu’un de très entraîné ; un œnologue par exemple. Charles Sanders Peirce était venu en France pour étudier l’œnologie quand il jeta les fondements de son pragmatisme, non comme une simple discipline de la linguistique, un prolongement de la poétique, mais comme une nouvelle philosophie.

En froissant une feuille de figuier, nos doigts deviennent légèrement péguants. Nos lèvres aussi, et légèrement irritées, quand nous croquons une figue. Je me souviens, alors que les figues étaient encore mûres, il n’y a pas un mois, qu’une certaine tiédeur s’était maintenue sur Dirac dans les après-midi ensoleillés où la forêt restituait une nébulosité bienfaisante, retenant et dissipant à la fois la force du soleil.

Je rencontrais des chardons secs sur le bord des départementales. Ils étaient d’un bleu pâle qui en faisait d’admirables bouquets. Leur motif décore souvent des étoffes ici ; des étoffes d’un bleu très sombre, comme on les aime à Dirac, presque noir, que le soleil délave lentement, exaltant leurs senteurs de vieux tissus.

Je dois confesser que je ne suis pas le véritable inventeur de l’empirisme poétique, mais du nom seul. Son véritable inventeur fut Pierre Reverdy. Il n’avait pas le souci d’en faire une discipline universitaire. Moi non plus en vérité. À quoi bon ? Une question d’administration et d’organigramme.

Le 22 octobre, le camp de la démocratie

Les dirigeants de l’Ouest ne paraissent pas être capables d’assurer leurs fonctions. On ne les sent pas à leur place. Ils semblent s’être retrouvés là sans n’y être pour rien, simple quidams victimes du hasard, ne comprenant pas où ils sont. C’est ce qu’ils ont en commun, en contraste avec les dirigeants du reste du monde.

Eux disent qu’ils forment le « camp de la démocratie ». À l’Ouest personne ne trouve cette prétention ridicule.

Je ne suis pas un adepte de la démocratie. Je demeure trop proudhonien. Je sais bien que les critiques qu’en faisait Joseph Proudhon sont datées, mais tout n’y est pas à jeter. Je sais aussi qu’elle a pris des formes nouvelles ailleurs depuis.

« L’orient en a un peu marre du socialisme français », plaisant Maryam. Elle est la bien aimée de Youssef, mon filleul que je ne vois plus aussi souvent que je le souhaiterais. Il la laisse bien seule elle aussi, me semble-t-il. Il est très occupé.

« C’est pourtant en orient qu’il a le mieux germé. Rien cependant n’est fait pour durer sans changer. Plus que tout il en avait besoin. »

Le 23 octobre, je prends le soleil

Je prends le soleil. Je m’abreuve de soleil. Il brûle, comme toujours à Dirac, même quand il fait froid.

La campagne a reverdi, malgré le rouge des feuilles qui a la vivacité d’un nouveau printemps. Des figues sont réapparues. L’automne est moins avancé que les récentes pluies nocturnes m’en avaient donné l’impression. Il reste même encore des mouches. J’ai aussi vu un moustique.

Le moustique a une façon stupéfiante de voler. Ses deux ailes sont ridiculement petites, même pour sa taille. Elles battent formidablement vite. Elles se font invisibles quand il se tient immobile dans l’air, mais fort sonores.

L’on est étonné si l’on s’y arrête et y songe. Comment ces minuscules ailes produisent-elles cette sonorité caractéristique, maintenant le diptère immobile dans l’air, se déplaçant soudainement très vite et très peudans n’importe quel sens ?

Le 24 octobre, le bruit des fontaines a changé

Il fait froid. Aujourd’hui, le bruit des fontaines a brusquement changé : il n’est plus doux et rafraîchissant à l’ombre des ramures vertes, mais glacial et hostiles sur un sol jonché de feuilles jaunes qu’un vent balaie. Le soleil brûle pourtant toujours, quand il daigne s’ouvrir un passage entre les nuages qui s’étirent si loin et si haut qu’ils emportent les bruits.

Les nuages et les montagnes entretiennent une intimité particulière à Dirac. Les uns mobiles et vaporeux contre l’immuable et solide minéral, ils semblent pourtant échanger leurs natures, vers les hauteurs surtout, où n’est plus que la roche et la glace.

Les ombres épaisses qui glissent sur leurs falaises en les redessinant, paraissent faire se mouvoir et flotter les montagnes ; et les nuages en deviennent en retour comme pétrifiés, fossilisés et lourds d’un temps qui se serait arrêté.

Le 25 octobre, psychologie ou cybernétique

« La guerre des factions se déchaîne aux États-Unis », dit Sharif, l’énergique responsable du département de français de l’université de Dirac. « En témoignent les propos erratiques du président, agité comme un hameçon dans les courants d’une rivière après une forte pluie d’automne. Il dit blanc, il dit noir ; il dit oui, il dit non…, l’on ne sait plus ce qu’il dit. Nul ne saurait déduire une ligne de l’auguste république, ou de l’empire, dont sa principale fonction serait d’en être l’indicateur, le témoin. Les commentateurs en viennent à se livrer plutôt à l’analyse psychologique du président. »

« Le parti au pouvoir de la Fédération de Russie en perd du crédit au profit des communistes, à l’inverse de ces dernières années, parce qu’il ne paraît pas comprendre les objectifs que poursuivent ses adversaires », remarque Idris, le musicien et poète à la mine songeuse et altière, qui m’accompagne souvent rencontrer mes collègues. « Qui le pourrait ? » ajoute-t-il. « Les dirigeants de l’Ouest ressemblent à des pantins qui tireraient les ficelles les uns des autres. »

« Si tu as raison », relève Licos, le chercheur en mathématiques que j’aide à traduire Poincaré, « voilà qui ouvrirait un problème de logique des plus intéressants. »

« J’ai lu des analyses », dis-je, « d’expériences faites sur des programmes informatiques qui, à partir de commandes minimales, produisaient des comportements et des stratégies plus complexes : une sorte d’auto-programmation spontanée. Elle nous ferait assister à l’émergence d’une cognition ayant rompu tous ses liens avec une psychologie, une mentalité humaine, ou pour le moins vivante, pour devenir littéralement cybernétique. »

« Tu avais fait des remarques fort intéressantes à ce sujet, à propos des jeux de stratégies auxquels il t’arrive de te divertir », me reprend Licos. « Tu t’y prends parfois, me disais-tu, à considérer tes adversaires ou tes alliés virtuels comme d’authentiques personnages ou de véritables nations, au point de ressentir de réels accès de haine ou d’amitié ; et loin d’obscurcir ton jugement, avais-tu remarqué, ces émotions t’aidaient au contraire à mieux cerner tes stratégies. »

« Si c’est exact », remarque Licos amusé, « les commentateurs politiques n’ont peut-être pas tort de psychologiser à l’excès leurs analyses. »

« Oui », ajoute Idris, « mais notre ami avait fait une intéressante observation : plus cette psychologisation nous inspire des comportements magnanimes ou conformes à l’honneur, plus ils favorisent le succès, comme éviter des massacres inutiles ou des famines chez l’ennemi, ou respecter scrupuleusement les engagements pris. »

« Je me suis mis à m’essayer à ces jeux. L’on imagine qu’il nous intéresse davantage d’y jouer seul contre la machine, esprit humain contre logique mécanique. Il y a de quoi jeter un jour nouveau sur toute métaphysique des mœurs. »

Le 26 octobre, le passé absolu

J’ai trouvé de vieilles photos en noir et blanc de Dirac au siècle dernier, quand Sint et moi étions enfants.

Les montagnes étaient toujours aussi belles, et les forêts, et les rivières aussi tumultueuses. La ville, elle, paraissait misérable, vétuste et délabrée. Les gens aux-même semblaient vieux, même les enfants, vêtus d’estrasses, emmitouflés, maladroits, mais les visages juvéniles étaient pourtant émerveillés.

Rien n’était différent pourtant de vielles photos des Alpes de mon enfance, jusqu’à mon regard en sortant d’un taillis. Aucune automobile, mais beaucoup de chevaux, des moutons, et des faux, des râteaux, des bourras… Des chameaux aussi ; il n’y en avait pas chez moi. Nous avons connu ce temps, Sint et moi. Comment pouvons-nous être si vieux ?

Ces photos m’ont évoqué le passé, le passé absolu, absent de toute époque, avant le jurassique, avant les bactéries anaérobies qui ont produit l’oxygène sur terre ; bien avant tout début, le verbe, ou le big bang. Celui d’où nous venons.

Du temps de ces photos, tout a changé très vite. Du passé absolu, tout change toujours rapidement. Pas les montagnes : quoi que, mais pas si vite, enfin pas toujours.

À l’époque de ces photos, dans toute ma vallée, il n’y avait qu’un téléphone, et la radio ne captait que Monté Carlo. Mon père n’aimait pas trop la radio. Il préférait s’asseoir sur le banc de planches recouvert d’une toile de jute devant la maison à regarder les étoiles. Je ne comprenais pas comment il n’était jamais parvenu à les reconnaître.

Nous avons, assis sur ce banc, vu passer les premiers satellites. Voilà qui projette hors du passé absolu.

Le 27 octobre, démilitariser l’OTAN

« Les Russes étaient partis pour démilitariser l’Ukraine, mais comme l’Otan ne le voyait pas de cet œil-là, ils ont entrepris de démilitariser l’Otan aussi. » Youssef a souvent de ces formules lapidaires.

Pour ce qui est de dénazifier, j’imagine mal comment ils s’y prendront. « Des néonazis démilitarisés ne sont plus un grave problème », ajoute encore Youssef.

Je ne comprends pas comment cette guerre se mène. Les forces de la fédération sont incompréhensiblement lentes. Je suis sûr qu’ils le font exprès. La situation joue trop à leur avantage.

« Bien sûr que le temps joue pour eux, comme tu l’as toujours dit. Tu dois aussi tenir compte que demeurent beaucoup de civils dans les villes qu’ils libèrent. Ils doivent prendre soin d’eux, avant et après, et tout déminer. Cela ne favorise pas la guerre éclair. »

Il y a très peu de victimes civiles dans cette guerre. Je ne crois pas en avoir jamais connues qui en fissent si peu. Nous pouvons en être sûrs, car sinon l’Ouest se ferait un plaisir de nous le faire savoir.

Comment font-ils ? Qu’importe, si j’étais un civil dans une ville du Donbass, je n’apprécierais pas beaucoup de vivre terré dans des caves, dans le froid et l’humidité, en manquant de tout.

« Ils n’en acclament pas moins les soldats, qui viennent les libérer. – Cela se comprend aussi. »

Nous parlons toujours beaucoup de la guerre, c’est normal, elle est mondiale, même si elle est lointaine, et qu’elle n’est pas formellement déclarée. C’est en Ukraine que se mènent les combats décisifs. Au Congo et en Palestine occupée, ce sont plutôt des massacres. C’est pourtant la même guerre.

« La résistance mène quand même une vraie guerre, et le Yémen aussi. Et elle n’est qu’en sursis avec l’Iran. »

Je ne crois pas que les États-Unis oseront attaquer l’Iran. Le pays ne s’y attendait pas ce printemps, et il a rapidement triomphé. Le camp sioniste n’a pu, champion incontesté du crime de guerre, que se venger sur des civils. L’Ouest sioniste ne peut rien faire. Comme en Ukraine, les Iraniens se renforcent pendant que les États-Unis s’affaiblissent. L’écart ne fera que grandir.

L’Ouest sauvage en est surpris et incrédule ; et les oligarques qui le dirigent indécis. « Le monde paraît ne plus respecter l’argent », se disent-ils, « la réalité elle-même ne s’incline plus devant lui. Comment, au prix que coûtent nos armements, ne sont-ils pas invincibles ? ». Ils ne comprennent rien au capital, qui se concentre ailleurs.

« Tu crois trop au capital », me critique Youssef. « Non », dis-je. « Le capital, ce sont deux choses en une : d’un côté, ce n’est que de la mesure ; de l’autre, c’est ce qu’elle mesure. Le travail, seulement du travail, manuel ou intellectuel. Et tu sais comme moi où il s’accumule. Je ne dis pas du temps de travail. “Le temps ne fait rien à l’affaire”, comme chantait le poète. Tu as lu Robinson Crusoe ? Tu devrais. »

« Tu n’as jamais dû connaître des ports de marchandises. C’est une expérience qui te manque : des hangars à perte de vue, des grues immenses, les voies ferrées qui se perdent à l’horizon, les bruits, les éclairs des pinces à souder, les cris des oiseaux de mer, et des infinitudes de produits du travail, des minerais, des denrées agricoles, des machines, des étendues sans fin de containers, les hauts silos, les citernes, les grands cargos et les pétroliers géants… Tu devrais visiter Shanghai, pas te contenter de photos. Moi je connais surtout Marseille Fos, parmi les raffineries près des marais où courent les taureaux de combat. C’est là que tu découvres un pays. »

Le 28 octobre, par où j’aurais pu commencer

J’ai commencé un nouveau tome de mon journal. Le précédent était trop long, et son dernier chapitre l’achevait fort bien. Le premier était plus long encore, et il devient malcommode de manipuler des fichiers trop lourds. J’ai eu beaucoup de mal à en achever leurs éditions. Je m’évertue cette fois encore à le rendre accessible à celui qui n’aurait pas lu le début. J’aime les livres qui se laissent découvrir en ouvrant une page au hasard.

J’ai hésité à continuer, craignant de n’avoir plus rien de nouveau à dire. J’ai craint de radoter. Et pourquoi cette fois ? C’est bien ce qui fait de la plume un objet magique. Elle est inépuisable, il suffit de changer de cartouche.

C’est par quoi l’écrit, je pourrais dire le langage, participe bien d’une façon ou d’une autre au réel. D’une même façon, ils sont inépuisables. Les langages sont seulement plus difficiles à manipuler que la chose inerte, qui se révèle finalement plus plastique, plus facile à soumettre ; ils demandent de plus gros efforts à leur manière. Il suffit d’éviter de trop les délier.

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© Jean-Pierre Depétris, octobre 2025

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Dirac/




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