« Vous n’avez toujours pas bien compris la situation de la Fédération de Russie en Ukraine. Vous voudriez qu’elle avance. Jusqu’où ? Les buts de guerre consistent à imposer un traité de sécurité pour l’Europe avec l’Otan. Quand tout le Donbass sera libéré, et Kherson, et Kharkov, et la Zhaporozhie, et même Odessa, en quoi le but se serait rapproché ? L’Ouest parviendrait à tenir indéfiniment ainsi, même en s’effondrant peu à peu, même si cette voie la conduit à sa chute. »
« Oui, je sais bien Farzal, mais je peine à le concevoir. Quand l’Ouest prétendait “la Russie ne peut pas gagner”, je haussais les épaules. Je n’imaginais pas que l’Ouest compulsif avait toujours la capacité de refuser tout traité, fût-ce au prix de son suicide. »
Farzal, commandant de cavalerie, c’est-à-dire d’un détachement d’hélicoptères, les seuls que possèdent Dirac, c’est-à-dire peu, je ne sais combien, est notre meilleur informateur sur la situation militaire, avec sa jeune épouse, la colonelle Sariana, dont la guerre électronique a favorisé la rapide promotion ?
Je crois comprendre que le désir de la Fédération serait de contraindre les pays de l’Otan à accepter un gouvernement fédéral en Ukraine, revenir, en somme, au point de départ, au temps des accords de Minsk. C’est probablement ce que souhaiteraient aussi les Ukrainiens, il n’est qu’à leur demander, et sur quoi ils avaient élu le candidat Zelensky, mais l’Ouest se fiche de leur avis. D’ailleurs, pour ce qui reste de l’Ukraine…
Les forces vives, plus de la moitié des habitants, ont abandonné le pays aux oligarques et à leurs milices armées. Ils se sont réfugiés en Russie ou en Europe. La Fédération a récupéré des millions d’ouvriers qualifiés, des ingénieurs et des agriculteurs qui ont été aidés à s’installer, et aussi les militaires qui étaient cantonnés dans les régions.
Plus la Fédération libère et annexe des territoires, plus son projet deviendra difficile à réaliser. Même si elle terrasse militairement l’Ouest ; si elle contribue à l’écraser diplomatiquement, à le ruiner économiquement, à le distancer technologiquement…, elle dépend de son accord, et il ne semble pas près d’advenir.
« La fédération ne voudrait pour rien au monde poser ses bottes dans l’Ukraine continentale. L’Europe, elle a tiré un trait. Elle veut la paix : un bon traité de sécurité », dit Farzal en goûtant ma liqueur d’anis avant le repas.
Je suis toujours embarrassé quand je vais déjeuner chez des Musulmans. Je ne sais quelle boisson apporter. J’ai choisi du pastis. « Il est tenu pour hallal par plusieurs communautés chiites de Méditerranée », leur ai-je expliqué, « car l’eau le fait changer de couleur. » Ils ont souri, mais en ont goûté.
Les régimes de l’Europe vacillent, et nul ne sait de quel côté ils vont tomber. Je redoute que ce ne soit pas du meilleur. Je suis content d’être ici.
Les hélicoptères de Farzal me font penser aux moustiques. Ils sont maniables comme eux. Ils font beaucoup de bruit, levant des volées de choucas qui nichent dans les falaises. C’est très beau.
Je suis venu déjeuner chez eux. Ils ont pris un nouvel appartement dans les quartiers neufs qui viennent d’être construits en aval du pont où se rejoignent les deux rivières. Sariana attend un enfant, et ils ont souhaité plus de confort. Je crains que la haute falaise qui leur fait face, ne donne beaucoup d’ombre en hiver. Ils avaient tant de soleil près de la forteresse, mais beaucoup de vent aussi.
« Tu ne peux pas dire que le travail n’a rien à voir avec le temps », me corrige Sharif. « La définition du travail que donne la mécanique comprends le temps. » Je partage avec lui ce souci de l’exactitude des dénotations, « mais l’usage que nous en faisons les fait se contaminer les unes avec les autres, produisant ce que nous appelons des connotations. Je te renvoie à La Métaphysique du Shifâ‘ d’Avicenne. »
Je voulais seulement dire que si un travailleur fait en trois heures le travail qu’un autre accomplit en trois jours, ce dernier n’aura pas travaillé davantage. « Conclus si ça te chante que le temps a son importance, ou le contraire aussi bien. »
« D’autre part », Sharif, « le temps n’entre pas dans la définition du travail ; seulement de la puissance. » Comme à son habitude, Sharif rit bruyamment. « Tu es un sophiste. L’on se croirait dans un dialogue mineur de Platon ».
Sharif n’enseigne pas seulement le français, mais le grec ancien aussi. Il est un fin lecteur de Platon. Il s’est particulièrement intéressé à ce que l’on appelle ses “dialogues mineurs”. Ils ne le sont pas à ses yeux, ni aux miens.
Dans ces dialogues, Platon apparaît plus comme un sophiste. On le croit souvent leur adversaire. Il leur reprochait seulement de faire commerce d’enseigner la sagesse, que chacun possède déjà. Les modernes auraient dit la raison, ce qui n’est pas exactement la même chose, je le reconnais. Il était à sa manière un précurseur du copyleft.
Platon eut un important rayonnement dans l’antiquité à Dirac, au temps des royaumes bouddhistes grecs. Y était déjà présente, avec le Zoroastrisme et le Manichéisme, la religion des prophètes. Le Platonisme se renforça encore avec l’introduction de l’Islam. Des philosophes d’Asie de l’Ouest ont même professé que Platon était un prophète.
La bibliothèque de Dirac possédait de nombreux écrits des sophistes, dont beaucoup sont perdus. Protagoras d’Abdère (485 - 411) ; Gorgias de Leontium (487 - 380) ; Prodicos ; Thrasymaque ; Antiphon d’Athènes ; Hippias d’Elis… Elle en conserve des copies, mais que peu de spécialistes tiennent pour authentiques. Comment savoir ?
Sous le règne de Koubilaï Khan, les Chinois ont inventé le papier hygiénique. Ils ont aussi inventé le papier monnaie. Ce n’était pas des billets comme aujourd’hui, mais de grandes feuilles au format lettre d’un papier épais et somptueusement imprimé. Ces billets étaient réputés infalsifiables, d’ailleurs peu de pays connaissaient la fabrication du papier.
– Comment était leur papier hygiénique ?
– Je n’en sais rien, mais probablement semblable au nôtre. Les Chinois ont rapidement perfectionné la fabrication du papier, qui s’est introduit jusqu’à Samarcande. Aujourd’hui encore, la Chine et le Turkestan représentent la moitié de la production mondiale. Ils sont devenus des champions de l’emballage, de l’empaquetage, du sac en papier, de la boîte en carton. Papier et carton, ils les ont utilisés dans l’architecture. Ils en ont fabriqué de toute texture, souple ou rigide, inaltérable ou délibérément biodégradable.
– Ils s’en servaient aussi pour écrire.
– Bien sûr, ils écrivaient plus qu’aucune autre civilisation. Bien que leur langue se prêtait peu à l’usage de caractères mobiles, ils ont inventé l’imprimerie. Les Coréens durent modifier entièrement leur système d’écriture pour utiliser la première presse à caractères de plomb mobiles. Les Chinois employaient de l’argile.
Sinta a reçu pour quelques jours l’une de ses petites filles, et je joue au grand-père. Quelle grande chose qu’éveiller la curiosité d’un enfant.
La curiosité d’un adulte n’est pas non plus à négliger. Je me suis invité à un cours de l’université sur ce que l’on appelle l’apprentissage profond : comment on écrit des programmes en Python pour apprendre à des ordinateurs à apprendre seuls.
Le professeur a écrit au tableau des équations complexes, les expliquant à l’aide d’un vocabulaire que je maîtrise mal. Je n’ai pas compris tous les détails, mais le principe. C’est à la fois très simple et complexe. Je voulais surtout comprendre la simplicité, ce qui n’est pas si facile, contrairement aux équations compliquées et aux matrices enchâssées les unes dans les autres, qui ne résisteraient pas longtemps à la patience et au décryptage obstiné.
J’ai laissé le professeur répondre d’abord à ses élèves après le cours, puis j’ai un peu bavardé avec lui. J’étais surpris de l’avoir vu si paralysé par le trac au début. Il lui inspirait des remarques saugrenues qu’il prononçait d’une voix chevrotante, cherchant peut-être à détendre l’atmosphère, mais surtout à se rassurer.
Il est devenu brillant peu à peu pendant qu’il noircissait son tableau blanc. Je l’en ai félicité. « Comment en maîtrisant si bien ton sujet », lui ai-je quand même demandé, « et en connaissant un peu tes élèves qui ne faisaient pas un auditoire bien écrasant, ressentais-tu autant le trac ? J’espère que ma présence inattendue ne t’a pas dérangé, au moins ? »
À peine avais-je formulé ma question que je me suis souvenu d’une réponse de Sacha Guitry à une actrice qui se vantait de n’avoir jamais le trac : « vous verriez si vous aviez du talent ». Il l’a notée.
Un nouveau coup a frappé durement l’impérialisme, à peine un an après la rencontre fracassante des Brics à Kazan. Celui-ci est militaire : un nouveau missile de croisière intercontinental alimenté par un moteur nucléaire miniature qui lui permet de voler à basse altitude, indétectable pendant des jours, d’un continent à l’autre. Il est capable d’esquiver et de redéfinir lui-même sa route. Encore une application de l’apprentissage profond. Nous savions par Sariana qu’il était en développement ; maintenant le voilà.
Personne ne sait construire de réacteur nucléaire si petit, même pas les Chinois ; capables d’équiper des missiles, ou de minuscules sous-marins non habités. Voilà qui sonne encore le glas de l’arme atomique, qui n’est plus réellement utilisable, dangereuse pour ceux-là-mêmes qui l’emploieraient ; trop lente, trop facile à détecter, et surtout soumise au principe du tout ou rien.
Le nouveau missile saurait transporter une charge nucléaire, mais à quoi bon ? Imagine-t-on l’impact d’une telle arme frappant à Mach dix ou davantage ? Sa puissance serait supérieure à plusieurs fois la bombe d’Hiroshima sans avoir rien à lui ajouter. Les États-Unis ne sont plus protégés par leurs larges océans. L’on ne le verrait pas venir. Il est peut-être déjà là, indétectable.
Leur pittoresque président a immédiatement réagi, rassurant pour ses compatriotes, menaçant pour les Russes, étalant son ignorance, feinte ou sincère, de la guerre moderne, à moins qu’elle ne soit celle de ses conseillers.
Les coups s’accumulent sur la grande république. Ce mois-ci aura marqué un tournant. Elle perd pied, et cela se voit. Il devient difficile pour la presse des oligarques de dire le contraire ; et les autres nations commencent à le lui faire davantage sentir.
Nous savons que ce régime ne doute de rien. Aussi je suis à peine surpris qu’il ait envisagé de se lancer dans une nouvelle guerre. Pourquoi pas en Amérique du Sud ? Au Vénézuéla, dont le jury du Prix Nobel vient opportunément de couronner une opposante, depuis longtemps à son service. Même en Europe la presse était mal à l’aise pour en parler. Je parais m’en amuser, mais je suis terrorisé pour les Vénézuéliens.
« Tu évoquais l’autre jour, Idris », intervient Sinta, « les critiques de l’opposition envers le gouvernement de la Fédération de Russie, qui serait jugé trop conciliant envers les États-Unis. Qui le croirait ? L’Ouest, il s’agit plutôt de le réduire. Songes-tu que ces gens ont créé en Ukraine des laboratoires de guerre biologique pour produire des bactéries capables de contaminer les peuples de l’Est particulièrement, à l’aide d’oiseaux migrateurs ? Que pour se distraire, leurs hommes tirent en Palestine sur des enfants qui jouent, des enfants qui jouent tu entends ?… Qui s’entendrait encore avec eux ? Qui leur ferait encore confiance ? »
Le réquisitoire de Sint a un peu surpris Idris et Sharif, la connaissant plus mesurée d’habitude. Ils sont venus prendre le café chez nous, le balcon restant praticable par beau temps avec une simple veste. Ils se connaissent peu, et nous aimons resserrer les liens entre nos amis.
« Tu penses donc que Descartes était platonicien ? » m’a interrogé Sharif, avec qui nous avions repris notre précédente conversation, qui ne manque pas d’intéresser Idris aussi.
« Il l’était plus encore que ceux qui se déclaraient néoplatoniciens à Florence, comme Marsile Ficin ou Pico della Mirandola, ou, bien avant, Plotin. Il est le premier philosophe en Occident à avoir dit que l’homme possédait des étincelles de sagesse divine. Je ne l’ai pas moi-même vérifié ; je l’ai lus dans les notes de Ferdinand Alqié pour son édition des “Œuvres choisies” en trois tomes épais, et je suis enclin à lui faire confiance. Vous connaissez ce philosophe qui était dans le mouvement surréaliste ? »
« Je te conseille d’acheter une Lada. » Sinta veut acheter une nouvelle voiture ; la sienne est une ruine. Si l’on déplace un peu le tapis de sol, l’on voit défiler l’asphalte sous ses pieds, et le moteur est prêt à rendre l’âme. Elle consomme beaucoup d’essence, énormément d’huile, et nous devons toujours avoir un ou deux litres d’eau dans le coffre si le moteur se met à trop chauffer dans les pentes de Dirac.
Sinta songeait à acheter une voiture électrique chinoise. « Non, non, je te conseille une Lada. Elles n’ont jamais de peine à démarrer dans les matins d’hiver sous la neige. Tu t’en féliciteras. »
Sinta les trouve rustiques. « C’est parfait, et elles sont solides. Elles ne craignent pas les routes mal entretenues. Je te rappelle que notre rue n’est même pas goudronnée et qu’elle est caillouteuse. As-tu vu comment ses amortisseurs sont faits ? Le moteur est bien accessible. Il est aisé de le réparer soi-même. Elle n’est pas une amie des garagistes. »
« Nous connaissons bien la mécanique russe, robuste et parfaitement ajustée. Les derniers chasseurs chinois, les plus rapides du monde, sont équipés de moteurs russes, et ils volent plus vite que leurs Sukhoïs. »
« Les Chinois sont les meilleurs pour les ordinateurs. Mon Lenovo a treize ans ; je l’ai acheté en 2011 et il est comme neuf, j’ai seulement des problèmes de mise à niveau. En attendant, les Russes sont imbattables pour tout ce qui est confronté au grand air. »
« Tu devrais candidater pour en être le représentant exclusif à Dirac. » Sinta n’est pas convaincue, mais elle va réfléchir. Elle comprendra que j’ai raison.
Le soir tombe doucement devant la maison sur les branches qui commencent à se dénuder. J’aime cette heure où l’on se sent paisible.
« Tu te souviens de quoi nous parlions Idris et moi, quand vous m’aviez trouvée outrancière ? La question n’est pas de savoir si les dirigeants de la Fédération de Russie seraient trop enclins à des concessions avec les États-Unis. »
« En effet, ils n’en font pas. »
« Le problème est que la Fédération paraît trop complaisante avec ses ennemis quand ils feignent de n’être que les négociateurs entre elle et l’Ukraine, des faiseurs de paix en somme, et non les réels belligérants. »
« Je ne les trouve pas complaisants. Nous ne pouvons pas savoir ce que les uns et les autres se disent à huis clos, mais pour ce que nous en connaissons, les positions des Russes sont sans ambiguïté. Que peuvent-ils sur les pirouettes de leurs ennemis ? »
« L’Ouest franchit des lignes rouges sans provoquer ses réactions. »
« Il n’a jamais été question qu’ils ne réagissent pas. Pourquoi devraient-ils réagir immédiatement ? L’Ouest écervelé s’engage souvent bien loin sans paraître le comprendre. »
« Ils sont en guerre, et ni les uns ni les autres n’osent le dire. L’on comprend que les États-Unis y trouveraient leur compte, mais la Fédération de Russie, ce jeu l’avance à quoi ? Si tu le comprends, explique-moi.
« Je n’en sais rien, et je ne suis pas sûr que les États-Unis trouvent leur compte à ce jeu-là. Eux non plus ne peuvent rien contre, non pas les pirouettes de leurs adversaires, mais leurs actions bien concrètes et le rapport de force qui les soutient. »
L’on ne distingue plus rien derrière les vitres de la cuisine où nous avons dîné. Ne reste plus que l’odeur des tomates qui ont un peu brûlé. Sinta vient s’asseoir près de moi et devient tendre. Elle adore me faire répondre à ses questions.
© Jean-Pierre Depétris, octobre 2025
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