La Fédération de Russie a eu bien raison d’appeler Opération Militaire Spéciale ce que l’on aurait bien pris pour une guerre normale. La dimension économique et surtout industrielle l’a toujours emporté sur celle militaire. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours su que l’Ouest allait la perdre, et pour laquelle il était si sûr de la gagner. L’Ouest tablait sur la ridicule faiblesse, bien trop ridicule, du produit intérieur brut de la Fédération. Il ne paraissait pas avisé de ses moyens de production, ni surtout de ses potentiels.
Pour les décupler, il ne manquait au gouvernement que de pouvoir d’imposer sa politique à la banque nationale ; et les sanctions le lui donnèrent sans réserve. Ce qui relevait avant du choix politique, passa alors sous le registre de la nécessité.
La Fédération, dont le contingent était au départ en trop faible effectif pour s’attaquer à tout le pays largement soutenu par les moyens de l’Ouest, a agi avec sans froid en ne se pressant pas pour le renforcer. Elle en avait déjà fait preuve depuis onze ans en ne réagissant pas à l’agression militaire du Donbass que soutenaient déjà les forces de l’Otan. Elle préféra accroître patiemment ses moyens, renforçant son industrie, stabilisant, puis améliorant le niveau de vie, investissant sur le long terme, fût-ce à devoir d’abord céder du terrain.
Les premières unités qui avaient pénétré en Ukraine n’étaient par ailleurs pas si insuffisantes, puisque la junte de Kiev était prête à négocier dès les premiers mois. Les régimes de l’Ouest ne l’ont pas accepté, convaincus que leur adversaire n’allait plus tenir bien longtemps maintenant. Ils ne comprennent toujours pas comment cette économie trop ridiculement faible produit des armes en plus grand nombre et de meilleure qualité que leur industrie qui s’effondre.
Il m’importe de garder sur cette guerre spéciale un regard plus large. L’affrontement concerne en effet deux camps plus importants : ce que l’on se plaît à appeler le Sud Global, qui regroupe toutes les grandes civilisations, face à l’agression de ce que j’aime nommer l’Ouest Sauvage. Je dis bien toutes, car la civilisation Occidentale Moderne y est représentée par la Fédération de Russie.
Un premier caractère de ce choc est la constitution d’une nouvelle forme d’accumulation du capital, comme l’histoire en connut plusieurs, dont la dernière alimenta le succès de la modernité occidentale, centrée sur l’Atlantique Nord. C’est le premier aspect sous lequel l’époque doit être pensée. Il en est un second plus complexe : celui d’un changement de paradigme dans, ce que j’appellerai faute de mieux, la spiritualité. Par ce mot, je n’entends pas particulièrement la religion, sous lequel je la range quand même dans un coin.
En suivant la route après le barrage et en continuant au-delà de la forteresse, l’on ne tarde pas à se retrouver dans un paysage sauvage et montagneux. J’ai emprunté une départementale sur ma gauche (on les appelle autrement ici). Elle conduit après une pente raide en lacets dans une profonde vallée.
Sinta s’est décidée très vite à acheter une Lada que je suis en train d’essayer. Elle ne le regrette pas, ni moi de le lui avoir conseillé. L’auto se comporte fort bien dans les trajets difficiles, et offre un bon confort de conduite.
J’ai renoncé à mon habitude de régler le carburateur et l’embrayage pour une conduite nerveuse. Sint et moi n’avons plus les réflexes de nos vingt ans, même si les routes aux virages serrés et aux pentes fortes demandent de bonnes reprises et des débrayages réactifs.
J’ai traversé un village aux murs de pierre et aux toits d’ardoises, avec des fagots de branches sèches pour colmater les façades de bois des hautes granges. Je me suis arrêté à la mosquée, petite, une simple chapelle, bien suffisante pour tous les habitants. Comme tout ici, elle est construite des mêmes grosses pierres sombres et luisantes de la dernière pluie. Son minaret ressemble à ces clochers si aigus des églises de montagne suisses.
Il est le dernier village de la vallée où je n’ai rencontré personne. Elle se prolonge, enserrée entre des falaises vertigineuses de granit noir, parfois entrecoupées de quelques fractures horizontales où la neige s’accroche parmi les sapins et les mélèzes. L’air est si pur et si glacé qu’il brûle les poumons.
Je me suis garé pour franchir à pied un pont de bois sur la gauche de la route, et j’ai suivi le chemin jusqu’à un nouveau bras de la rivière tumultueuse. Le tronc d’un arbre énorme avait été jeté entre les deux rives en guise de pont. Je n’ai pas osé m’y aventurer.
Au-delà de l’autre rive, je voyais en face de moi une profonde gorge ouverte dans la falaise, d’où tombait un câble d’acier que les vents balançaient lentement, probablement la partie visible d’un dispositif destiné à descendre du fourrage en été, ou à hisser du matériel et des ravitaillements peut-être pour des bergers.
J’ai employé le mot « spiritualité » avant-hier parce que je le crois littéralement le plus juste, bien que chargé de sous-entendus encombrants : comment l’on pense, comment l’on sent, comment l’on perçoit… Emmanuel Todd m’a donné du grain à moudre avec son intuition d’un degré zéro de la religion qui déboucherait sur le nihilisme et une adoration de la mort et de la destruction. L’intuition est bonne, mais un peu courte. J’admets que s’y attarder trop comme elle y invite, conduirait à brasser de la confusion. Elle prend cependant figure dans la production cinématographique de ces dernières décennies, elle s’y dessine et devient toujours plus inquiétante.
Quelques bandes-annonces vues récemment m’ont donné une image précise et saisissante de ce dont Todd témoigne, à travers leurs effets spéciaux excessifs de destructions et de massacres, destinés à subjuguer les foules. Penserait-on qu’un relâchement des contraintes portées par les religions ouvrirait la porte à de telles pulsions, dont les séries policières offrent le spectacle légèrement adouci, quoique rendus plus glaçant parfois par l’abandon d’effets spéciaux souvent grotesques, monstres ou robots ? Je ne le prends pas pour argent comptant. Le souvenir des croisades et de la sainte inquisition me ferait soupçonner le contraire.
Dans une de ses conférences, Todd cherchait le nom d’un dieu aztèque assoiffé de sacrifices humains, que l’on aurait pris pour remplacer celui des prophètes. Je lui suggérerais plutôt celui d’un autre : Ahriman, le seigneur des ténèbres de l’antique Dirac, opposé à Ahura Mazda, celui de lumière.
Ni Ahriman ne revient, ni il n’avait disparu. La lumière n’efface pas les ombres, comme il est facile de s’en assurer : elle les produit. Rien n’est donc si nouveau ni surprenant. J’en déduis que la lumière frappe fort ces temps-ci, et projette des ombres profondes.
Le vent fait tourbillonner les dernières feuilles mortes. Bientôt, il n’y en aura plus, la neige les remplacera. Elle est déjà bien basse sur les pentesdes montagnes. Le froid devient vif.
« L’obsession de la cybernétique pour reproduire le fonctionnement de la langue et de la pensée humaines semble idiote. Au dix-neuvième siècle, l’on se désolait de leurs inhérentes faiblesses, et l’on rêvait de langages parfaits, propres à épouser les plus subtiles circonvolutions de la pensée. C’est d’ailleurs en suivant cette voie qu’est née l’informatique. Tu connais cela aussi bien que moi », me dit Shimoun.
« Oh oui, surtout lorsqu’au tout début de l’internet, j’ai eu enfin accès à tant d’ouvrages qui me demeuraient inaccessibles ; ceux de George Boole, ou encore d’Ada Lovelace, plus subtile que son complice Charles Babbage, et plus visionnaire. »
« Alors pourquoi dresser des programmes pour parler et penser comme l’homme, ce que nous faisons très bien sans eux, quand nous ferions mieux d’apprendre à utiliser leurs langages et à nous en servir avec notre intelligence ? J’ai été séduit quand, dans les premiers temps de ta venue à Dirac, tu nous as parlé du Bibi de Robert Lapointe. Sa méthode pour écrire, et surtout pour parler l’hexadécimal, nous le rend, avec un peu d’habitude, aussi maniable que le décimal ; nous permettant de manipuler sans peine des nombres bien plus grands, et d’opérer des calculs plus complexes. Pourquoi l’usage n’en a-t-il toujours pas été adopté par tous, sauf par les programmes ? »
« Peut-être pour un rêve confus de manipuler l’esprit des hommes à l’aide des programmes. Ahriman n’est-il pas un esprit puissant, mais confus ? »
Les feuilles mortes continuent à tourbillonner derrière les vitres. Avec ce temps, nous sommes restés à l’intérieur près du feu qui ronronne, contemplant la forêt en partie enneigée.
Youssef et Maryam viennent de trouver un petit appartement pour s’installer entre le centre et les nouveaux quartiers, où les loyers ne sont pas chers. Nous les avons un peu aidés à emménager ce début de semaine, et ils nous ont invités à prendre le thé avec Sariana et Farzal.
« J’avais bien dit le mois dernier que la situation mondiale était parvenue à un tournant. Il a été marqué par la proposition de paix avec laquelle Washington vient de siffler la fin de partie », dis-je en allongeant les jambes, car l’appartement demeure relativement spacieux faute d’être déjà bien meublé.
« Une proposition ? Je l’appellerais plutôt une liste de vœux », me corrige Youssef.
« Il importe d’en retenir d’abord que tout se règle maintenant entre la Fédération de Russie et les États-Unis », reprend Sariana. « Exit l’Union Européenne et la Grande-Bretagne, et l’Ukraine surtout. Ce projet demeure pour le reste trop fantaisiste, ne serait-ce que par la façon dont les États-Unis se présentent à la fois comme médiateurs et comme partie. Il serait dur d’imaginer quelle formulation juridiquement acceptable ces pourparlers sauraient produire. »
« Nous le verrons bien », conclut Farzal, « puisque le Kremlin juge que cette liste de vœux offre une base acceptable pour négocier, mais pas de si tôt à mon sens. »
« Nous y décryptons déjà que les États-Unis feront tout pour se défausser sur les Européens », remarque Sinta, qui nous a apporté un thé des plus remarquables, riche de toutes les saveurs de l’Orient ; « et ils envisagent déjà de leur tondre la laine sur le dos. »
« Je ne suis pas sûr que la Fédération accepte de les suivre dans cette voie », dis-je. « Elle ne tient probablement pas à jeter l’Europe dans une situation lamentable. Les États-Unis laissent toujours les alliés qu’ils abandonnent dans des états qui ne font pas souhaiter être leur voisin. »
« Toi qui es français », intervient Maryam, « quelle stratégie croirais-tu être la meilleure pour ton pays et pour l’Europe ? »
« Personne heureusement ne me le demande. Je n’en ai aucune idée. Quels que soient les gouvernements qui sortiront bientôt des urnes dans les principales nations européennes, mais pas de si tôt tout de même, la diplomatie des États est incapable d’accomplir des virages brusques. »
« À propos, l’on vient d’avoir la confirmation que les Européens ont déjà tapé dans la caisse des avoirs gelés de la Fédération. C’est plus fort qu’eux », nous annonce Farzal.
« Voilà qui ne plaira pas aux Russes, et risque de coûter cher à leurs finances », confirme Sinta. Puis elle ajoute en se tournant vers moi de l’autre côté de la table, penchant la tête avec une grâce délicieuse pour éviter un bouquet de lavande sur la toile cirée : « Je pense comme toi que la Fédération ne laissera pas l’Europe plonger dans le chaos. Poutine n’est pas Clemenceau, mais ce ne sera pas gratuit. Tout ce qui a de la valeur en Europe deviendra russe, ou chinois, ou sera racheté par la banque d’investissement des Brics. »
« Nous n’en savons rien », dit Farzal, « et nous verrons bien. »
Il n’a pas fait bien froid aujourd’hui, mais l’appartement de Maryam et Youssef, faute d’avoir encore été assez longtemps chauffé, est glacial. J’ai gardé ma gabardine. Les jours sont devenus très courts, mais il est rassurant de les voir diminuer déjà moins vite, et de songer qu’ils vont bientôt rallonger. Si ! dans à peine une dizaine de jours, les soirs commenceront à venir imperceptiblement plus tard.
Parfois me vient l’envie d’écrire un long poème lyrique sur la guerre d’aujourd’hui : un long récit en vers, comme l’Iliade. J’aime écrire des vers, surtout en français. En arabe, c’est trop simple ; en anglais, trop dur. La langue arabe a une propension naturelle à rimer. La grammaire trop rigide de l’anglais en décourage les poètes.
J’écrirais volontiers des vers sur la guerre en Tauride, tirant parti de ce que nous en voyons tout, comme aucune ne l’avait encore jamais permis. J’ai vu les combattants de la Fédération pénétrer dans Pokrovsk comme une horde sauvage, juchés sur des véhicules invraisemblables ou des motos, débraillés et hirsutes, mais sûrs d’eux, débordant d’une vitalité tranquille, rappelant les antiques héros achéens marchant vers le combat. Le temps était couvert, et ils ne craignaient pas que surgissent des drones.
« Pourquoi ne le fais-tu pas ? » me demande Idris. « À te lire, l’on y sent parfois ta plume toute prête. Pourquoi n’écris-tu pas ton journal en vers ? »
« Ce serait une bonne idée ; chercher la métrique aiguise la réflexion. Mais, je ne sais pas, il me semble que le vers est mort. Je me demande ce qui l’a tué. Peut-être l’enregistrement du son. Il est devenu chanson. En vérité, le vers ne s’écoute pas, il se lit. » Idris m’a rejoint avec un narguilé électronique. L’on en trouve aisément à Dirac. J’espère qu’il n’a pas fait de mélanges bizarres avec ses liquides. Le goût est bon, très oriental.
« Pourquoi es-tu si attaché à la nicotine ? » me demande encore Idris. « Je n’en sais rien, une vieille habitude. J’ai fini par penser que l’effet qu’elle a sur moi dépend moins d’elle que d’une respiration », réponds-je dans un long souffle vaporeux.
Aucune illusion n’est à entretenir ; le rapport qui nous lie, Sint et moi, est avant tout charnel.
Bien sûr tant d’autres choses y suffiraient : les lettres, la langue française, mais aussi la cuisine, l’entretien du jardin : nos lointaines origines hellénistiques, Dirac pour elle, et Marseille pour moi ; nos lectures de Platon et des sophistes, et des soufis aussi ; de Socrate sophiste, qu’elle est capable de lire dans le texte ; et notre goût pour les promenades dans les bois et les montagnes ; nous devrions en refaire plus souvent ; notre goût pour la chaleur et pour le froid, pour le vent et la pluie, tout ce qui fouette les sensations ; notre façon de tout regarder comme forme de vie… Tout cela a son importance, mais ce qui nous lie d’une force bien supérieure est le désir charnel que nous nous inspirons.
L’on me comprendrait mal si l’on croyait que je pense ici à la naturelle attirance qu’exerce la beauté des corps entre eux. Non, j’évoque le désir de se toucher, de se saisir, et la manière dont les corps et les gestes se répondent, et les regards, et les lèvres…
Il m’est arrivé de me demander si, à vingt ans, j’aurais su la trouver si belle. Mon regard sur les femmes a bien changé avec celui que je porte sur moi, mais celui sur Sint, je le crois, ne vient pas entièrement de moi. Je me demande si elle aurait désiré, quand j’avais vingt ans, me faire connaître sa beauté. Peut-être, si elle les avait eus aussi.
L’on dit ici que l’on voit les autres comme leurs parents les ont faits, mais quand on est amoureux, on les voit comme Allah les a créés. Parfois, en promenant dans la ville, je me prends à regarder les femmes en cherchant à les découvrir comme Allah les a créées.
Ce n’est pas aussi facile qu’on le croirait. Il me semble que j’aurais alors besoin d’un tout petit peu plus de temps. Je parviens parfois à ne percevoir ainsi que quelques parties de leurs corps : leur port de tête, leur démarche, leurs poignets…
© Jean-Pierre Depétris, octobre 2025
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