L’attentat qui a fait une cent-cinquantaine de morts lors du concert à Moscou a été exécuté par des Tadjiks. Quand je suis arrivé à Dirac, pendant la libération de l’Afghanistan, des groupes armés luttaient encore dans le Khorassan contre les Talibans entre les deux frontières. Ils étaient devenus plutôt des mercenaires, dépendant de ceux qui les ravitaillaient et les armaient.
Le Tadjikistan est persanophone et l’on ne doit pas y être particulièrement sensible aux prédicateurs arabes qui prêchent le salafisme. Il a été peuplé par de nombreux perses qui avaient dû abandonner l’Ouzbékistan voisin. Le pays est montagneux et découpé de profondes vallées, qui entretiennent souvent de violentes tensions entre elles. L’Est de l’Afghanistan est peuplé de Tadjiks, qui ont combattu les Talibans sous le commandement de Massoud.
Les occupants avaient formé des miliciens en Afghanistan destinées à combattre les Taliban, puis les avaient oubliées. Quelques-uns avaient fini par rejoindre le Kazakhstan et participer à une tentative de renversement qui a échoué. C’était précisément l’éventuel passage de ces soldats perdus que surveillait Farzal avec son unité quand je l’ai connu. Puis ils se sont réfugiés en Ukraine pour combattre les Russes aux côtés de Tatars de Crimée et des vestiges de la rébellion Tchétchène.
J’avais parlé l’an dernier avec Sanpan d’une agitation sporadique dans une vallée tadjike. Tout cela est de notoriété publique, et je n’en sais pas plus.
Rien d’autre n’est pourtant nécessaire pour comprendre que la tuerie de Moscou ne soit pas sans rapport avec la guerre de l’Otan contre les Russes en Ukraine. Les auteurs ont été arrêté quand ils s’apprêtaient à passer la frontière près de Koursk, confirmant les soupçons.
Personne ne s’y trompe dans le monde entier, sauf dans l’Ouest Sauvage où l’on joue la carte d’une menace « islamique » au sein de la Fédération et de ses alliés.
Le tournant de l’Arabie des Saoud l’a faite abandonner le soutien aux Salafistes armés. Elle se soucie maintenant de l’unité des Musulmans et de sa respectabilité. Même le Pakistan ne mange plus de ce pain là, quoi que toujours vérolé pas les services britannique et étasuniens.
Si à la fin du vingtième siècle, un ingénieur m’avait confié l’idée d’encapsuler les données avant de les libérer, pour les affranchir enfin du départages des longueurs d’ondes en nombre nécessairement réduits, je l’aurais cru fou. Des millions, des milliards de données circulant sur la même longueur d’onde sans se chevaucher et se brouiller : incroyable !
J’ai pu utiliser le procédé avant même de le comprendre. Je ne m’expliquais pas comment fonctionnait l’internet, et l’on n’en parlait pas.
Un tel encapsulage s’impose comme une évidence du moment qu’on en a été prévenu, mais avant il n’est pas facile de le deviner. Le procédé ne paraît même pas au départ très plausible, mais l’on n’en voit point d’autre.
En vérité, j’ai compris seul, alors que j’encapsulais déjà les données comme monsieur Jourdan faisait de la prose. Ça s’encapsule automatiquement.
C’était évident et je fus cependant surpris d’avoir dû comprendre seul, de n’avoir jamais vu un article, ou seulement quelques mots dans un manuel d’installation, pour décrire le procédé. Tout le monde avait-il opéré les mêmes déductions, ou s’en foutait-on carrément ? Rien d’autre n’étant possible, tout le monde avait dû deviner.
Ces remarques avaient encore une fois attiré mon attention sur l’extrême proximité entre les lois de la physique et celles de la pensée, de la logique, des mathématiques. Elle apportaient aussi leur éclairage a ce qui aurait pu sinon demeurer de mystérieux dans la jeune informatique.
Drôle de temps depuis la pleine lune. Un sable fin venu à l’évidence du Taklamakan flotte dans l’air, et se dépose avec la pluie. Les carrosseries en sont couvertes. Les ondées ont été faibles, juste ce qu’il fallait pour déposer la poussière dont elles étaient chargées.
Nous avons mal dormi ces derniers jours, mais pas la nuit dernière ; quoique le temps n’ait pas changé. Ç’aurait donc été la pleine lune qui nous aurait tenus éveillés. D’habitude, elle n’a pas sur moi cet effet.
Le ciel plombé du matin au soir est étonnant.
« Je n’avais jamais entendu parler de l’encapsulage des données », me dit Sint. « Une balise de code précède le message qui s’achève par une autre… »
« Oui, les deux tiennent lieu d’une enveloppe semblable à celle qui portait avant l’adresse du correspondant. Ingénieux, non ? »
Sinta regarde rêveuse les nuages poussiéreux à travers lesquels un pâle soleil réchauffe tout de même.
Hier je suis tombé par hasard en ligne sur des images saisissantes de combats au nord du Donbass. Je les ai ouvertes car le titre était en anglais, mais les commentaires en portugais. Les images en auraient à peine eu besoin, tant elles étaient explicites. Nous comprenions le nom des armes : T-90, Bradley, etc…, Aucune guerre n’avait encore produit autant d’images : téléphones, clones, satellites…, le montage était saisissant.
Je comprends de mieux en mieux pourquoi les Russes ont si peu de pertes. La ligne de blindés qui fonçait vers les tranchées recouverte d’une rangée de taillis, avant qu’elle ne soient réduite à du bois fracassé, semblait ne rencontrer aucune résistance.
Ces chars russes paraissent indestructibles. Un procédé fait exploser les obus avant qu’ils n’atteignent ni ne percent leur blindage. Si le choc est spectaculaire, il fait peu de dégâts. Soit le blindé s’immobilise, puis repart comme si le conducteur était soudain devenu saoul pendant un instant ; soit il est endommagé, et le personnel s’en échappe en courant. Je ne comprenais pas ces derniers mois comment les Russes perdaient autant de blindés avec si peu de victimes.
Quelques jours avant, j’avais vu sur un autre site la rencontre d’un T-72, un vieux char soviétique des années soixante-dix mais modernisé, et d’un Abram étasunien. Le T-72 a détruit l’Abram d’un seul premier tir.
Les États-Unis ont dit qu’il n’avaient pas livré des chars qui disposassent de toutes les ressources les plus modernes pour que leurs secrets ne tombassent pas aux mains des Russes ; mais que pouvaient-ils dire d’autre ?
Les chars russes sont plus légers, peut-être trente tonnes de moins, et donc plus nerveux et plus souples, plus profilés et plus solides. Tout ce que produit la Fédération, et avant elle l’Union Soviétique, est plus robuste, et pas seulement l’armement. La robustesse des matériels est déterminante sur un champ de bataille, où ils sont soumis à des traitements extrêmes.
« L’on dit que le canon français César est précis, mais les Russes en ont qui ne le sont pas moins, et qui le demeurent à l’usage ; que les tirs incessants et les avanies de la guerre n’entament pas, et dont la culasse n’explose pas au terme d’un usage excessif, mort certaine pour les artilleurs », m’a expliqué Farzal.
« Les armes russes sont supérieures, on le voit vite sur le terrain. Les armes de l’Otan sont des armes de salon, de salons de l’armement, pour que les démonstrations dans des conditions optimales séduisent vite les acheteurs. »
Je ne crois pas au risque d’une guerre atomique. La Fédération de Russie ne fera aucun pas dans cette voie. Elle domine trop sur la champ de bataille, et elle domine aussi dans l’armement nucléaire. Ses missiles hypersonique parviendraient seuls à causer des dégâts comparables.
L’Otan en brandit la menace, mais pour les mêmes raisons elle n’y cédera pas : son infériorité. Ce serait du suicide, et l’on ne se suicide pas pour avoir perdu des élections. Les États-Unis vont chercher patiemment des solutions à leur effondrement programmé. Ils n’en voient pas, moi non plus.
Inévitablement, ils finiront comme les Russes par se dire : « Nous avons quelque-chose à perdre. » Ce mot d’ordre inédit de Russie Unie m’avait surpris à l’époque. Mais les États-Unis sont un peuple de joueurs de poker : ils attendent probablement une meilleure main.
– Que penses-tu qu’il va se passer maintenant ?
– Le printemps va s’installer. Vois combien les neiges ont déjà reculé sur le flanc des montagnes, et comment, tout près, les fleurs recouvrent déjà les flaques boueuses.
– Je parlais de la situation internationale.
– Ça n’a pas grand intérêt.
– Comment ?! s’étonne Sharif.
– Il est difficile de le savoir, même par ceux qui doivent prendre des décisions et ne savent pas encore lesquelles : celles qui leur sont propres, et celles des autres. Il se pourrait que leurs conséquences en soient plus graves pour leur propre sort que pour celui des événements. Nous le verrons bien assez tôt. Le plus important n’est pas là.
Le plus important est toujours à quoi l’on ne pense pas, ce qui se fait le plus impénétrable. Je ne serai peut-être plus là quand il se fera sentir.
L’extrême proximité entre les lois de la physique et celles de la pensée, de la logique, des mathématiques, dont l’encapsulage des données avait encore une fois réveillé mon attention quand j’échangeais quelques mots à leur sujet avec Sin à la fin du mois, constitue proprement le point nodal des sciences modernes. Leur observation fut capitale. On l’attribue généralement à René Descartes.
Personnellement, je suis enclin à l’attribuer à Ja‘far As-Sâdik, le sixième imam.
« Non, je ne n’en ai pas lu une ligne, je te l’ai déjà dit », avais-je répondu à Sint, « mais j’ai lu nombreux de ses commentateurs arabes, arabes et persans. »
« Crois-tu que Descartes l’ait lu ? »
« Je ne crois pas, mais je suis certain qu’il a lu, comme moi, beaucoup de ses commentateurs. »
« Descartes a eu de nombreux héritiers en Europe : Spinoza, Leibniz, Berkeley…, tous partageant ce point commun de voir Dieu partout, dans tout. Ils enseignaient que Dieu était tout, tout était Dieu, et qu’il n’y avait, en quelque-sorte, que du Dieu. Ce n’est pas exactement ce que disait Descartes. Je n’ai pas lu une ligne de lui où il proclamait une telle chose, bien qu’il n’ai pas non plus dit le contraire. “Dieu, c’est à dire la Nature”, avait écrit Spinoza. Descartes ne l’aurait pas dit dans sa Métaphysique. L’on sent que ça n’y sonnerait pas bien. »
« Je crois que tu n’aimes pas trop le tout », a relevé Licos qui nous avait rejoint dans cette discussion.
« Tout est trop. Imagine la totalité de toute chose », dis-je. « Cette totalité ne serait-elle pas alors nécessairement l’élément d’une plus vaste qui la contiendrait à son tout ? »
« Après la mort de Descartes, Leibniz avait écrit un bel ouvrage : La Monadologie. La monade est une unicité existant en soi et pour soi. Elle peut en contenir d’autres, comme faire elle-même partie d’une autre, mais qui demeure en soi et pour soi. Selon ce modèle, tente d’imaginer la monade qui contiendrait toutes les monades, et serait donc Dieu selon Spinoza. »
« C’est le paradoxe de l’ensemble de tous les ensembles », me répond Licos.
« C’est un peu plus que cela, mais si tu y tiens… Ou encore, c’est un peu moins selon la théorie axiomatique des ensembles. »
Ce 3 avril est une date historique. Pour la première fois dans l’histoire, la Fédération a envoyé des robots sur le champ de bataille. Des robots ? Des chars sans pilote, sans aucun personnel à l’intérieur. Ils en ont mis en service une dizaine. C’est un test. Tout le monde attend de savoir comment ils se comporteront.
C’est un tournant considérable : une attaque de blindés sans risquer la vie d’un seul homme. Ça ne coûte pas cher un robot. C’est vite fait quand on a construit la chaîne de montage. Un homme, ça ne se remplace pas si facilement ; ça prend bien vingt ans.
La Fédération a tout intérêt à faire traîner la situation qui lui profite alors que son ennemi s’affaiblit pendant qu’elle se renforce. Elle peut frapper où elle veut, quand elle veut, dans la direction qu’elle veut. Elle est capable d’achever cette guerre quand elle le désire, mais elle attend. Elle est maître du temps.
Elle profite d’une terrain d’entraînement pendant qu’elle améliore ses armes nouvelles, et elle n’a pas intérêt à les employer massivement tout de suite, ni d’en produire autant qu’elle le pourrait, préférant investir ses capitaux dans des développements plus productifs. Elle déploie ses infrastructures et son niveau de vie. Elle n’est pas dans une économie de guerre.
Quelques dizaines de milliers de morts, ce n’est pas négligeable, mais si on les met en regard des appelés chaque mois au service militaire, ce n’est pas si grave, même pour un pays qui n’a pas une démographie si vigoureuse.
Les volontaires ne s’y trompent pas, qui s’engagent en plus grand nombre que nécessaire. D’accord, l’on risque sa vie, mais plus intelligemment qu’à la façon dont on conduit à Moscou, et l’on sait que dans tous les cas, les siens ne manqueront plus de rien. C’est important de le savoir.
Les Russes sont comme les autres : l’on ne décide pas du moment où l’on meurt, mais l’on peut choisir comment mourir. C’est important aussi de le savoir.
L’on aurait tort de croire que les tournants en cours ne datent que de ces toutes dernières année, même si l’on compte dix ans, ou vingt ans. Tout avait commencé bien avant.
Il y a longtemps que l’Ouest Sauvage s’est coupé du reste du monde. Bien sûr, il paraissait encore puissant dans son début d’isolement, à la pointe du progrès, démocratique et tout, mais il était déjà dans les cordes. Quand les Chinois ont racheté IBM, j’ai senti que quelque-chose tournait.
Les après-midi deviennent bien chauds. Dirac ne connaît jamais de températures modérées, même pas dans de courtes périodes transitoires. Ce soir, quand le soleil baissera, un vent glacial viendra des cimes.
Quand tu lis Ponge, tu sens qu’il ne reste de place pour personne. Aucun témoin : rien entre les choses et les mots.
Oui, il avait des lecteurs, il avait des éditeurs ; ils n’étaient pas indifférents : se noue toujours de l’amitié au cours de ces partages, mais ils étaient absents quand il écrivait.
On lui sent un regard de prédateur. Les choses prises dans les mots comme dans une mâchoire. Il ne reste de place pour personne.
Tu le sens Nadina ? Tu sens de quoi je parle ?
– Oui, il était seul.
« Ponge me rappelle les poèmes chinois de Dôgen », dit Nadina. « Pendant un temps, la Modernité Occidentale semblait avoir dépassé l’antique civilisation chinoise sur son propre terrain. »
Personne ne fait de compétition sur ce terrain… oui, sans doute… Compétition avec qui ?…
Nous parlions de chose et d’autres avec Nadina.
Les nuages de sable sont revenus. Nous avions fait les fenêtres et lavé les rideaux. Nous espérons qu’il ne pleuvra pas.
Le ciel est gris, plombé, mais de pâles rayons de soleil le traversent. Je n’ai pas vu ces nuages de sable au cours de ces dernières années.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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