Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Culture et histoire

Le 7 juillet, la phychocybernétique

En montant à l’université, j’ai cueilli des prunes le long du cours d’eau du côté du jardin. Plusieurs sont déjà mures malgré le printemps boudeur. J’en ai gardé quelques-unes pour Licos.

« Tes remarques sur la psychocybernétique », m’a-t-il dit, « à mon avis, ne sont pas aussi claires que Sint semblait le croire. »

« Elles ne le prétendent pas. Ce ne sont que des remarques en passant. Je n’ai pas approfondi la question autant qu’elle y inviterait. – Tu parles pourtant d’une discipline nouvelle. »

« Je n’ai pas prétendu m’y engager. Cependant, j’ai nettement remarqué ces effets psychocybernétiques qui contaminent bon nombre de réactions humaines des dernières années. »

« Tes prunes sont délicieuses », s’arrête Licos, paraissant laisser reposer mes paroles en s’adonnant à leur dégustation. « Oui », approuvé-je, « c’est vraiment un plaisir de les déguster en les cueillant au bord de l’eau attentif à ne pas glisser sur leurs racines tout en regardant le soleil jouer dans les branches. »

« Si je t’ai bien compris », reprend-il, « Tu sembles dire que des réactions psychologiques te paraissent déterminées par des processus cybernétiques qui ne dépendraient des intentions de personne. C’est bien cela ? – Oui, tu l’as bien synthétisé. »

« Soit, et en quoi diffèrent-ils des réactions psychologiques dans lesquelles la cybernétique n’interviendrait pas ? »

« Ce n’est pas la bonne question. Celle que l’on doit se poser est comment interviennent des procès cybernétiques dans la psychologie humaine. Et cette question en implique une autre : comment ces procès cybernétiques seraient-ils autonomes, indépendants de toute volonté programmatrice. N’importe quel événement provoque des effets psychologiques. Une simple poignée de porte qui nous résiste parvient à susciter notre fureur, non ? Comment donc un programme est-il susceptible d’intervenir là-dessus, en quoi parviendrait-il à modifier notre état psychologique et dans quel sens ? »

« Ces questions ont déjà dû être abordées, ne serait-ce que pour concevoir les boîtes de dialogue des applications, et leurs bulles d’aide », remarque Licos pensif.

« Certainement, mais probablement pas sous l’angle le plus intéressant. »

« Oui, tu soulèves une bonne question », convient-il enfin. « Je crois que je vais y réfléchir. »

« Tu songes à créer un département de psychocybernétique à l’université ? »

Le 9 juillet, silence

Sinta s’est vêtue tout de blanc : un ample chemisier à manches longues et un large pantalon de toile fine. Elle porte des sandales de cuir qui s’enfilent comme des babouches, d’un cuir sombre et brillant tant il a été bien battu. Elle porte un voile d’un noir de jais retenu par une simple barrette, qui ne cache presque pas ses cheveux. Ils sont demeurés très noirs eux aussi, longs et ondulés, malgré quelques mèches blanches. Son corps en paraît plus filiforme, et sa peau plus cuivrée. Mes yeux sont captivés par ses poignets et par ses chevilles.

Sinta se sent belle aujourd’hui ; ou plutôt elle se sent bien dans son corps, trop bien pour penser seulement qu’elle est belle. Son corps suscite ce même désir qu’inspirent celui des chats dont on ne sait se retenir de le caresser quand ils s’étirent au soleil.

Nous aimons la chaleur elle et moi, surtout quand elle est comme aujourd’hui tempérée par une brise venue de la forêt.

Le vent éveille en moi l’envie de prendre de l’altitude, comme nous l’avions déjà fait en cette saison ; d’aller passer quelques jours dans a ferme familiale de Sinti sur les hauteurs de Dirac.

Nous lourions des chevaux. J’aime l’odeur de ces bêtes, et surtout de ce produit dont nous les badigeonnions pour chasser les grosses mouches suceuses de sang. Il est fait d’une herbe que l’on trouve près des sources. J’ai parfois été tenté de m’en servir d’après-rasage. L’odeur est un peu rêche, un peu virile, malgré des touches de mélisse, et un arrière-goût d’ardoise.

J’aime les odeurs de Dirac, quand il pleut surtout, celles de ses rues en pente pavées de pierre. Il ne pleut pas beaucoup ici, seulement dans la montagne. L’on y voit des orages de loin, sur les monts coiffés de nuages sombres, déchirés d’éclaire brillant dans le jour qui décline.

L’on y entend des roulement de tonnerres qui vous emportent l’âme, et attirent les corps l’un vers l’autre.

Sinta est tout entière dans le livre qu’elle lit, dans la chaleur près du lac et la brise rafraîchissante, balançant doucement sa sandale sur le bout de son pied.

Le 10 juillet, géographie et histoire

La civilisation arabo-persane, quand je l’ai découverte, je ne la voyais pas du tout ainsi. Comme tout Français, je la rêvais d’abord à travers l’Algérie. Les Algériens, eux, ont plutôt attiré mon attention sur le monde gréco-latin. C’est ce que nous avons en commun, et il compte pour eux, même s’ils se pensent d’abord Arabes.

D’arabe, les Algériens ont surtout la langue. Nous savons combien peu de véritables Arabes se sont établis au Maghreb. La péninsule arabique était peu peuplée comparée aux pays qui furent prétendument envahis au temps de l’Hégire : Mésopotamie, Égypte, Cyrénaïque, Afrique du Nord et Europe du Sud. Grecs, Romains, Phéniciens, Goths, Vandales, Normands… Pour l’essentiel, les Arabes sont restés en Arabie et y ont prospéré.

La civilisation arabo-persane s’est épanouie bien plus à l’Est, et au Nord, et au Sud aussi, tous les Suds.

Quand j’ai découvert Ibn Arabi, Sohrawardi, Roumi, Avicenne… mon esprit restait peuplé de dunes et de palmiers. Je ne voyais pas de hautes cimes rocheuses ou boisées, ni des ports, ni des mangroves…

Oui, la civilisation arabo-persane occupe beaucoup de zones désertiques ; mais d’abord, si elles sont désertiques, c’est qu’elles ne sont pas les plus peuplées ; et surtout, si elle le sont devenues, c’est parce qu’elle s’est déployée sur des cultures très anciennes qui ont eu des millénaires pour ravager leur habitat.

Le 11 juillet, encore géographie et histoire

L’Europe de l’Est reste pour moi une énigme. Je me suis laissé longtemps convaincre qu’elle était une Europe comme les autres. Elle ne l’a jamais été, mais je ne comprends absolument pas en quoi.

Cette Europe a été largement nazie sous le contrôle des Allemands et des Austro-hongrois. C’était comme un retour de bâton du traité léonins de l’armistice. Puis elle a été brutalement convertie au Communisme.

Pour autant cette Europe existait avant le vingtième siècle, ici sous le Saint Empire, ici sous les Ottomans, ici sous la Sainte Russie ; ces Europes, car l’on ne peut imaginer un seul instant qu’elles fussent stables et raisonnablement unitaires

Qu’y avait-il entre le Saint Empire, les Ottomans et la Sainte Russie ? Je n’en sais rien, et je ne crois pas être le seul.

L’Europe de l’Ouest s’est fixée naturellement sur les questions de nationalités, entraînée par l’élan westphalien. Ce fut une grande question au début du vingtième siècle, et la cause de la Grande Guerre. Elle a possédé l’époque, et elle s’est enkystée. L’Ouest ne sait pas aller au-delà, sans paraître comprendre qu’elle n’est plus à l’ordre du jour.

« Tu es calé en histoire », relève Sinta. « Justement, non. »

Le 12 juillet, allant à la plage

La figure de l’intellectuel a disparue, du moins dans l’Ouest Sauvage. Il a été remplacé par le diplômé. Oui, l’intellectuel était souvent diplômé, mais nous y étions tous indifférents. Sa fonction ? Écrire.

La façon dont les gens marchent dans les rues a changé avec la grosse chaleur. Nous avons tous adopté un pas de caravaniers. Il n’est pas paresseux, il économise son eau, se fait avare de sa sueur. La ville y gagne une impression particulière, plus grave.

« Il y a très longtemps que des hommes écrivent des livres », confie-je à Sint pendant que nous descendons vers la nouvelle plage aménagée devant les quartiers neufs. Elle a enfin accepté de m’y accompagner. « Cela remonte au Ramayana », continué-je pendant que nous descendons sur le boulevard où est la station. Nous n’avons pas pris le chemin le plus court, mais le plus ombragé. Il le sera davantage encore pour notre retour.

« Avant, les livres n’avaient pas d’auteur, personne dont le nom méritât d’être connu. Tout en est changé. Comment lire un livre dont on ne peut imaginer un auteur ? Ou dont on ne peut que l’imaginer plutôt ? Comment l’interpréter ? Qui dit quoi à qui ? – Tu me l’avais déjà dit », relève Sint. Nous continuons de notre pas de caravanier, qui est très différent de celui de montagnard ne craignant pas l’échauffement, au contraire, mais avare seulement de ses forces.

« Depuis ce temps lointain, tout a encore changé, incessamment et vite. Tout : la suite des caractères, les systèmes d’écriture, leur support, la façon de les inscrire sur ces supports, de les reproduire, la façon dont ils arrivaient entre les mains de ceux qui les lisaient ; et surtout qui disait quoi à qui. Ces différences permettent-elles de mettre ce qui feraient leurs points communs sous le même registre de la littérature ? »

« Tout a changé, tant de fois et si vite ; et sans cesse aussi depuis seulement l’avènement de l’Europe Moderne ; depuis un siècle pour ne pas remonter plus loin. »

« Au premier abord, l’on pourrait penser que le plus important pour un livre ou un auteur est d’avoir le plus grand nombre de lecteurs. Avec la démocratie, et quand le livre est devenu marchandise, peut-être. Non, bien sûr, à quoi bon ? Ceux qui en ont eu n’ont souvent aucune importance. »

« Ce qui serait déterminant est que, depuis un siècles disons, ou encore depuis ma naissance, ce qu’était écrire, publier et diffuser des livres, le livre donc, a considérablement changé, et l’auteur, tout. À tel point que je ne saurais bien dire aujourd’hui de quoi je suis encore en train de parler. Ce fut peut-être toujours le cas, depuis au moins le Ramayana. Tu imagines, depuis ce temps, combien tout a changé à tous moments ; combien rien n’a jamais cessé de devenir différent ? »

« Et pourtant », me répond Sinta, « je crois qu’en tout temps l’on a peu cessé de s’efforcer de refaire selon les mêmes méthodes éprouvées. Je crois que c’est ce que l’on appelle faire de la nouveauté. Et je crois que ça marche ; qu’ainsi tout change perpétuellement. »

Le 14 juillet, la chaleur rend paresseux

Je n’aime pas ma façon d’écrire mon journal ces derniers temps. Je suis bien trop cérébral.

« Si ta vie s’endort, risque-la » écrivait Jean Malrieu. Malgré ma sympathie, je le trouve manquer de profondeur. Pourquoi ne pas la laisser rêver dans la chaleur de l’été ?

J’ai toujours eu un désir d’écrire irrépressible, en langue naturelle bien sûr, je suis bien trop fainéant pour écrire des équations.

J’aurais eu du goût pour la recherche mathématique si ce n’était pas si fatiguant. Aujourd’hui, je ne sais pas si je connais encore ma table de multiplication.

Ce n’est pas grave, la table de Pythagore est surfaite. Les décimaux, nous en avons fait le tour.

La consistance des mathématiques, elle m’est toujours parue douteuse. Ses preuves n’en sont pas. On observe que le monde paraît obéir à ses lois ; c’est parce qu’on oublie seulement qu’on les a tirées du monde.

L’on est saisi de vertige si l’on s’interroge assez sur « un plus un ». Je suis trop paresseux pour m’y intéresser assez. L’été, la chaleur rend fainéant.

Le 15 juillet, apparition

J’ai encore observé qu’entrer dans l’eau, quelle que soit l’heure, réveille une impression matinale. À cause de la fraîcheur peut-être, mais pas seulement. La rivière est encore agitée d’un faible courant en face de la nouvelle plage, malgré les digues jetées pour ralentir sons cours et accroître son niveau.

Pour aller sur la plage l’on passe sous un dôme, une semi-sphère dont un côté est ouvert grand sur la rivière. L’on y accède par de larges escaliers qui redescendent dans l’autre sens vers le sable.

Le dôme n’est pas dans le style persan de Dirac : trop massif, sans arcs outrepassés, sans pointe à son sommet. Il rappelle plutôt Rome, le dôme du sénat par exemple, premier usage ambitieux du béton.

Quoique neuve, cette entrée n’est déjà plus très propre, jonchée de sable et de détritus.

L’on est aussi bien à nager dans le lac aux restaurants de bois. Des gens le font. Les femmes ne se baignent pas en maillot à Dirac. Elles restent habillées.

Une femme s’est assise sous un parasol devant moi près du lac. Elle porte une robe drapée blanche de toile légère. Ses yeux perçants et noirs paraissent ne pas me voir, et ses lèvres ont ce dessin particulier d’antiques sculptures indiennes. Sa chevelure est sombre et ondulée.

Elle porte des sandales noires aux semelles et aux lanières d’un cuir épais et solide qui évoquent la marche en forêt.

En voyant sa broche d’argent en croissant de lune, j’ai pensé à Artémis, l’antiques déesse de Dirac. Elle est si singulière et parfaite que mes yeux ont du mal à se détacher d’elle, et je m’en inquiète en songeant aux inconscients qui avaient dérangé le bain de Diane.

Quand les dieux vont parmi les hommes, il n’est pas insensé de s’en alarmer.

Le 17 juillet, civilisation indienne

La chaleur est presque intenable tant elle est sèche. Je devrais me munir d’une gourde. Je ne sais comment les travailleurs de force parviennent à tenir le coup. Oh, je l’ai fait avant eux, fût-ce même non sans plaisir de vaincre ces éléments qui semblaient vouloir interdire l’effort. Aujourd’hui, mon cœur ne la soutiendrait peut-être pas.

« Je me demande ce qu’il se passe en Birmanie. Nous n’en entendons pas parler. – Il y a probablement peu à dire. L’on ne doit pas douter que l’Ouest fasse son possible pour pourrir la situation, mais il n’a plus de moyens. C’est surtout le problème de l’Inde. »

J’ai rejoint Sariana dans le luxueux restaurant où nous nous étions déjà rencontrés. Sa réponse ne me surprend pas. La Birmanie est du côté de la civilisation indienne, mais une Inde bouddhiste, n’en déplaise au gouvernement ; comme tout ce que l’on avait justement appelé l’Indochine.

« L’Inde de Narendra Modi a tenté de faire l’impasse sur l’Islam des Moghols, mais aussi sur le Bouddhisme », ajoute-t-elle. « Les militaires ont toujours été les âmes damnées de l’anticommunisme, et si les Chinois leur livrent des armes à dose homéopathique, c’est par souci que la situation ne se dégrade trop vite. Les incompatibilités sont fortes. La résistance rêve peut-être d’un soutien atlantiste qui ne peut plus rien. La situation finira tôt ou tard par se résorber, comme à Ceylan, mais rien n’y est près. Les Indiens ont produit une situation morbide en se divisant. »

J’apprécie toujours les analyses de Sariana, bien supérieures à celles de la presse mondiale, qui n’expliquent jamais la situation dans un pays avec un suffisant recul géographique, ne tenant compte des cultures ni des civilisations qui le traversent.

La Birmanie, comme ses pays voisins, ont de longues histoires. Le Bouddhisme y fut introduit dès l’antiquité. Des princes indiens avaient envoyé des missionnaires. Il en fut ainsi en Malaisie et en Indonésie où l’Islam s’est introduit bien plus tard grâce à leurs voies maritimes.

« L’Inde est cernée par des foyers d’instabilité dont elle ferait bien de se soucier si elle rêve d’un avenir à sa mesure. Il existe un lourd contentieux entre les Musulmans qui se sont fait les auxiliaires de l’Empire Britannique, croyant sans doute prolonger celui des Moghols à travers lui ; qui les oppose à tous les autres Indiens. – Il y eut aussi de lourds contentieux en Europe », me répond Sariana.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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