Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Métaphysique amusante

Le 14 août, le boson de Higgs

Ma tablette de chocolat n’est plus molle, c’est pour moi un signe plus sûr que le thermomètre qui ne tient pas compte de la pression ni de l’humidité. Il fait plus frais et la pluie, dit-on, est en chemin. C’est un temps de saison. Les saisons, voilà un élément de stabilité qui ne nous déçoit jamais.

Il a commencé à pleuvoir dans les vallées environnantes, et l’on en ressent d’ici la fraîcheur. Il est possible que des gouttes tombent cet après-midi.

« Je préfère parler de champs de Higgs que de boson », me confie Youssef. « Les champs de Higgs décrivent bien comment la masse d’un corps est modifiée par son environnement. De là à y voir une particule, un boson, un champ de particules, voilà un pas que j’hésiterais à franchir. »

« Je suis un vieil homme », réponds-je, « et les récents travaux de Higgs me sont quelque peu passés au-dessus de la tête. » Youssef rit, qui peine à me voir comme un vieil homme : « Je suis sûr que tu t’es renseigné. La théorie de Higgs doit tenir en trois pages A4. Ses équations ne devraient pas te mettre en échec. »

Je crains qu’il ne s’avance beaucoup. Je n’ai malheureusement eu accès qu’à des articles de vulgarisation, qui cherchent davantage à convaincre que ce soit difficile à comprendre, qu’à expliquer précisément.

« Le paradigme de champ », continue Youssef, « nul ne sait bien ce qu’il veut dire, mais l’on sait ce qu’il ne dit pas. Il a été conçu pour se débarrasser des ondes et des particules, alors pourquoi s’en encombrer ? »

« À cause de l’accélérateur de particules qui sert à les percuter, je suppose. – Moi je pense plutôt qu’imaginer une particule, même dépourvue de masse ou de quelque matérialité, produit davantage une impression de concret. Je crois d’ailleurs que l’accélérateur de particules de Lausanne est un procédé de recherche peu élégant », commente Youssef.

« Élégant ? »

« Je ne vais pas t’apprendre combien importe l’élégance en ce qui touche aux mathématiques. Elle est la voie la plus sûre des grandes découvertes. »

Le 17 août, du côté du Golfe du Bengale

Il se passe de drôles de choses du côté du Golfe du Bengale. Un coup-d’état au Bangladesh ; et un peu plus à l’est nous avons la Birmanie que j’ai déjà évoqué dans mon journal. L’Ouest Sauvage se déchaîne, mais je tiens à mon idée qu’il a les yeux plus gros que le ventre. Je t’avouerai cependant que je comprends mal ces régions ; je les connais mal.

« Le coup-d’état au Bangladesh est une copie conforme de celui de Kiev », me répond Farzal. « Il semble que les États-Unis souhaitent une nouvelle base dans le Golfe du Bengale, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient une idée bien claire de leurs intérêts. Elle risque de leur coûter plus cher qu’elle ne leur rapportera. Des bases, ils n’en ont que trop, mais pas des alliés. Elle risque de leur coûter un rapprochement de l’Inde et de la Chine. Je suis sûr que c’est ce qu’il adviendra. »

Il y a longtemps que je n’avais plus bavardé avec Farzal. Il n’a plus l’esprit à la chasse, ou peut-être simplement le temps. Depuis qu’il dirige son détachement d’hélicoptères plutôt que ses cavaliers, voir ces montagnes du haut du ciel doit changer profondément la façon dont il les ressent, et donc le désir de se faufiler dans leurs profondes vallées. Peut-être après-tout n’a-t-il pas changé ses habitudes ; il ne manque pas d’autres compagnons mieux préparés que moi pour l’accompagner.

Nous avons déjeuné ensemble dans un petit restaurant de la vieille ville. On mange bien à Dirac, et j’ai trouvé depuis que je suis ici un plaisir nouveau à faire la cuisine. Même lorsque je ne la fais pas, je ne manque jamais d’interroger le cuisinier sur les goûts que je découvre.

Nous avons aussi parlé de la guerre au Moyen Orient au dessert, des gâteaux avec des noix de pécan. Je suis toujours curieux des avis de Farzal. Il est mieux informé que moi.

« L’Iran va lancer des représailles, tu peux en être sûr », m’a-t-il affirmé. « mais il n’est pas pressé de servir à l’entité sioniste la guerre dont elle a besoin. De toute façon, pendant qu’il n’agit pas, il fait régner une guerre des nerfs qui est déjà dévastatrice. Il est bon de faire éprouver à ses ennemis la peur de ce qu’ils redoutent. »

« Les ennemis de l’Iran désirent-ils la guerre, ou la redoutent-il ? »

« Les deux », me répond Farzal. « Ils la redoutent et en ont besoin. Ils craignent ce qu’elle leur coûtera, mais il la leur faut pour durer. C’est comme en Ukraine. »

« De qui parles-tu ? Du gouvernement israélien, ou de l’Ouest tout entier ? »

« C’est l’histoire de la queue qui remue le chien, la question que tu poses là, ou de la girouette qui fait tourner le vent. »

Le 19 août, les bons légumes du jardin

Il est agréable de déguster un bon repas, et j’ai appris que si l’on ne le cuisinait pas soi-même, l’on ne pouvait l’apprécier pleinement. Les saveurs que nous ne savons produire nous échappent pour une large part. Mieux que les cuisiner, il est préférable de choisir les ingrédients au marché, ou encore de les cueillir au potager où on les aura cultivés.

La cuisine en conserve ou surgelée, je ne la regrette pas. Je ne dis pas qu’elle ne soit pas bonne, mais nous ne l’avons pas faite, personne en réalité ne l’a faite, et nous ne savons la goûter.

Je peine toujours à croire qu’une soupe de légumes soit roborative. J’en suis toujours étonné en sentant combien elle donne de force et de chaleur à mon corps. Je ne sale jamais. Les légumes le sont naturellement. Je n’y ajoute pas une noisette de beurre.

Et une soupe de lentille, une soupe de lentille à l’oignon, cuite avec de petites gousses d’ail entières ! L’on peut trouver ma cuisine rustique, ça m’est égal. Sint était déjà portée à la cuisine rustique. Elle se justifiait en invoquant la paresse. Moi, je l’ai adorée, et elle s’y est adonnée sans retenue. Je suis partisan de la paresse. Le moindre effort produit souvent le meilleur, nous l’observons partout.

Vous rappez une ou deux grosses pommes-de-terre et vous la faite un peu revenir dans de l’huile d’olive, vous cassez trois œufs pour une omelette. Vous servez avec deux feuilles de salade du jardin. Vous pouvez l’accompagner avec du foie de morue. Ce plat s’accorde aussi avec une omble fritte.

Les œufs, nous allons les prendre au poulailler, mais je me refuse de tuer les poules. Je veux bien les manger, mais tuer froidement des animaux qui se sont habitués à moi au point de m’approcher sans méfiance, je ne me reconnaîtrais plus dans la glace. Sinta peut me dire que je ne fais pas tant de manières quand je fracasse la tête contre un rocher d’une omble que je viens de pêcher, ou quand j’achève le gibier que je viens de tirer, mais ce n’est pas pareil, nous ne nous connaissions pas.

Je ne vais jamais chasser seul. Je ne crois pas que j’en aurais le droit, ni ne sais ce que je devrais faire pour l’obtenir. Il ne doit pas y avoir du gibier pour tous dans la montagne.

Je m’entraîne à parler lentement. Il paraît que j’avale mes mots. Sharif hausse les épaules : « Il est bon que les étudiants n’apprennent pas à comprendre le français seulement comme les professeurs le prononcent, en articulant bien chaque phonème, mais comme les Français le parlent réellement. »

Il trouve que je le prononce bien, respectant les règles de la métrique, et n’omettant aucune liaison. « Oui l’accent. L’on doit bien en avoir un. Michel Serres avait celui du Sud-Ouest. Il a celui du Sud-Est : plus nerveux. »

Le 20 août, les animaux sont des anges

« Rien n’est plus répugnant que la vie : ça mange, ça chie, ça s’entre-dévore, ça pue. »

Sinta paraît surprise par mes paroles. « Tu ne peux le nier : le vivant nous répugne tous. Il inspire l’horreur. Nous avons peur de ce qui bouge. Il suffit que nous sentions sur notre peau remuer un corps étranger, pour être saisis de frayeur et de dégoût. »

Je ne sais pas s’il en est ainsi depuis la petite enfance. Je crois me souvenir que rien ne me dégoûtait alors ; mais l’effroi est arrivé, je crois, avec le sadisme. Je ne sais lequel a précédé. Un insecte est si fragile qu’on lui brise une patte sans le vouloir.

« Je te croyais plutôt un adorateur de la vie », s’étonne Sinta.

« Nous n’y pouvons rien, nous sommes ainsi. Avec cela, le vivant est voué à la mort, alors il se décompose et il pue plus encore, et attire toujours plus de vivant. »

Les fortes températures sont passées. Les murs de pierre gardent encore la chaleur, mais une veste est nécessaire pour rester bavarder sur le balcon de bon matin. Se distingue encore au ras de la montagne une pâle lune blanche sur le ciel bleu. Le vent porte le bruit du cours d’eau.

« Cette horreur pure que constitue le vivant, possède une faculté inattendue de copuler. C’est ce qui la sauve ; nous sauve. Ces êtres qui ne suscitent que le dégoût, parviennent à s’inspirer l’un l’autre du désir, un désir puissant. Quand je l’ai découvert, je n’étais qu’un enfant, et j’en fus fasciné. J’apprenais une façon toute neuve de voir. Elle transformait toute forme de vie comme en une sorte de fleur…, ou d’ange. Les anges sont des fleurs. Oui, les animaux sont des anges. »

« J’en ai été guéri du dégoût et de l’horreur, mais pas entièrement bien sûr ; il m’arrive que certaines formes de vie me les fassent encore ressentir, ou encore de mort, mais j’en fus largement libéré. J’ai découvert que les araignées étaient belles, surtout leurs yeux. Elles ont de très beaux yeux. »

« Il faut une loupe pour les voir – L’objectif de mon appareil photo fait bien l’affaire. »

« Tu torturais les animaux comme les autres petits garçons ? – Elle te va bien cette question, quand je te vois prendre un plaisir sadique à tordre le cou des poules et regarder leur corps se débattre.

« Ce n’est pas vrai », fait Sinta avec un rire gêné. Puis, changeant de ton : « Tu me fais peut-être comprendre l’intérêt que tu portes au marquis de Sade. »

« Sade a su en partie montrer que l’Être Suprême sous son nom de “Nature” était toujours un “Dieu terrible”. Les républicains n’en ont hélas jamais eu l’intuition. Il n’est pas évident pour tout le monde qu’un Dieu d’amour soit un Dieu terrible. »

« Puisque tu n’y crois pas. »

« Croire et savoir sont différents »

« Je vois… », fait Sint. « Tu aimes Sade ? »

« Pas vraiment. Sade me fait réfléchir, mai il ne m’emporte pas. Trop catégorique. Jacques Lacan y a vu comme un air de famille avec Emmanuel Kant, dans sa célèbre préface. »

« Ce sont les raisons pour lesquelles tu me ramène toujours des fleurs en rentrant ? » Me demande Sinta en m’attirant par la nuque.

Le 24 août, une révolution épistémologique

J’ai oublié mon stylo-plume et j’écris avec la pointe gel dont le me sers d’habitude pour corriger définitivement mes copies. Elle écrit parfaitement bien, alors que ma plume écrit toujours plus mal. Les porte-plumes ne sont plus ce qu’ils étaient. Le monde tourne, mais je le regrette parfois. L’on ne trouve plus que du papier compatible avec les imprimantes, c’est-à-dire épais et moins souple. Tout passe. Si c’est pour trouver des pointes gel qui glissent si bien, alors passons.

Je ferais mieux de racheter le même avant qu’il ne se vide ; ou plutôt d’en acheter des recharges, car il se recharge.

L’Occident est passé à côté du numérique. Se gargariser d’intelligence artificielle lui a permis de ne pas le comprendre. La question est inversée en pensant à ce que l’IA fait pour ses utilisateurs, et non ce que nous pouvons faire avec le numérique.

Je m’attendais à d’autres évolutions : une révolutions épistémologique. Je m’attendais surtout à ce que tout le monde s’en mêle, un peu comme tout le monde s’était mêle de mécanique quand le moteur à piston s’est généralisé par exemple. L’époque est complètement passée à côté.

Je sais qu’il y avait un tournant décisif à franchir pour la civilisation si elle avait intégré le savoir numérique dans sa façon de penser . Non. On l’a seulement employé pour qu’il nous permette d’utiliser nos instruments sans rien apprendre ni rien comprendre. Ce fut même un argument de vente. Aujourd’hui, même ceux qui commençaient à bien se dégrossir il y a trente ans, n’y comprennent plus rien. L’on commence même à ne plus rien comprendre au moteur à piston (et je ne m’extrais pas du lot).

Ce fut le mythe du hacker, qui se transforma en mythe du « cracker » sans qu’on s’en rende compte ni seulement qu’on change de nom.

« Tu as déjà dit tout cela dans ton journal », critique Sinta.

« Peut-être, mais vois-tu, je parlais de l’Occident ; maintenant je me demande ce qu’il en est dans le reste du monde. Il paraît bien décidé à s’émanciper. »

« Je n’y vois rien de différent. Toi si ? »

« Non rien ; mais j’imagine que des changements si décisifs seraient tout sauf spectaculaires. Une révolution épistémologique se fait à bas bruit. »

« Je me demande pourquoi tu t’arrêtes souvent à cette buvette entre la station-service et l’épicerie. On y entend beaucoup la circulation. »

« J’aime quelquefois entendre la circulation, et voir ces beaux et bruyants poids-lourds qui passent. Ne t’emportent-ils pas le cœur ? »

« Achète pour moi une pointe gel quand tu iras en chercher une autre. Elle écrit bien. Le stylo se tient bien en main, et il est beau. L’on doit trouver du plaisir à écrire si l’on veut noter n’importe quoi qui nous passe en tête. » Je comprends bien que Sinta me chine un peu, mais je préfères ne pas relever. « Je trouve que le plastique est devenu une matière noble. Pas toi ? »

Le 28 août, la mère de Dieu

J’ai apporté une bouteille de vin que nous a donné le cousin viticulteur de Sint, pour la déguster avec Idris dans la fraîcheur apaisante du soir devant sa porte. Le vin et la nuit sont propices à parler sans idées préconçues.

« Ne crois pas que je m’intéresse au futur. Je me soucie du présent. C’est là qu’est l’avenir. Là est sa virtualité. Elle s’actualise souvent sous la forme d’une farce, et elle a parfois un goût de passé. L’histoire, c’est du passé non ? Le futur, je le préfère dans le présent. Sinon rien de bons ne nous attend dans l’avenir, sinon la mort. »

Les réflexions d’Idris me semblent quelque peu pessimistes ce soir ; mais peut-être ne le sont-elles pas. Pour me laisser le temps d’y réfléchir, je cite le Coran : « Nous courbons le dos à qui nous accordons longue vie. Pourquoi ne comprennent-ils pas ? »

Idris me demande en riant : « Je ne te situe toujours pas bien. Tu es chrétien ou tu es musulman ? »

« Je suis athée et internationaliste, mais je me nourris de toutes les écoles spirituelles. »

« Tu te nourris de quoi dans le Christianisme, que Dieu se soit donné un fils ? »

« Ce n’est pas le plus important, ni qu’il ait voulu se faire homme. Plus bouleversant encore, plus énorme, est qu’il se soit donné une mère. »

« La littérature canonique n’est pas prolixe sur ce sujet, mais la peinture si. Tout est dans la peinture », dis-je sans ne rien perdre du chant des insectes nocturnes.

Le monde arabo-persan ne s’adonne pas à la figuration, et lui préfère la calligraphie. Je regrette que les chrétiens de langue arabe ne se soient pas lancés à représenter la Vierge et l’Annonciation par ce moyen. Le non de Myriam m’inspirerait seul si j’étais rompu à cet art. Je suis sûr qu’il aurait offert davantage que les images figuratives pour saisir dans le dessin abstrait des caractères où se mêle le son de la voix humaine, le mystère des mystères, l’idée que Dieu eût une mère, une jeune femme comme toutes les autres.

Je sais que les Musulmans ne croient pas qu’‘Îsâ fût crucifié, mais Myriam l’a vu mourir. Myriam de Magdala, elle, l’a vu ressuscité. Comment se fier aux témoignage quand on n’y était pas ? Surtout quand les témoins sont bouleversés ; mais je crois en la douleur de sa mère. Je crois que c’est ce que l’on ferait mieux de retenir.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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