Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

Table des matières





Fin de saison

Le 31 août, les idées sombres

Je n’ai pas assez dormi et le temps est couvert. Il ne fait pas tant chaud, mais l’air est si humide que l’on est trempé au moindre effort. Je sens l’humidité jusque dans la texture du papier sous mes doigts.

J’ai peu dormi pour m’être adonné stupidement à un jeu électronique de stratégie que je n’avais plus touché depuis des années. Il est passionnant et vous prend la nuit si vous y touchez.

Ne pas assez dormir donne des idées sombres. Il y a toujours des événements pour venir jeter leur ombre sur vos idées quand vous n’avez pas assez dormi. Je n’ai pas envie d’écrire des idées sombres dans mon journal. J’ai toujours considéré que les idées sombres ne sont pas les plus intéressantes. Ce n’est pas l’avis de tous, c’est le mien, et c’est d’abord mon choix. S’attarder sur des idées sombres les assombrit davantage, et n’apporte rien de plus.

Je ne supporte plus comme avant de ne pas avoir assez dormi. Je vieillis. Encore une idée sombre.

Le 2 septembre, la mue

L’on trouve dans la région de Dirac une espèce de serpent très particulière. Nous savons tous que les serpent muent : ils doivent à période régulière se débarrasser de leur vieille peau qui ne grandit pas avec leur corps. À Dirac, une espèce de serpent doit aussi changer d’ombre. Elle s’est faite trop petite elle aussi, et ils doivent la remplacer. C’est une espèce unique.

Comme il arrive que l’on trouve partout ailleurs des peaux de serpent raidies, déchirées et devenues fines comme du papier à cigarette, l’on trouve parfois ici sur le sol des ombres de serpent toutes pâles, que le temps finit par effacer.

Ces serpents ne sont pas venimeux quoiqu’ils ressembles aux vipères, avec un corps moins trapu, mais de forme semblable. L’on ne doit pas être surpris d’en découvrir parfois une ombre sur le sol, une ombre immobile et blafarde.

Il m’est déjà arrivé d’en parler, mais le plus souvent l’on ne me croit pas. L’on est prêt pourtant à croire des choses plus bizarres, si elles sont répétée souvent. Il suffit parfois que les faits soient écrits pour en gagner un crédit surprenant. Dans ma jeunesse, j’accordais un grand crédit à la chose écrite ; et cela où qu’elle le soit, sans avoir à me fier à quelque autorité d’édition ou de relecture. Ce fut le grand mérite du web, et surtout de Wikipédia, de nous en avoir guéris.

J’ai tôt appris à faire la différence entre les éditions sérieuses et celles qui ne l’étaient pas. J’ai vite appris à reconnaître, parfois à voir seulement la couverture, ce que l’on ne doit pas croire ; ce où l’on doit prendre et en laisser ; ce que l’on doit vérifier ; ce à quoi il est raisonnable de se fier. Qu’importe, les fait ne continuaient pas moins à prendre une grande important, trop grande, dès que couchés sur du papier.

L’autorité de la chose écrite tient surtout à ce que d’autres la lisent, sont susceptibles de la lire, et de la commenter. Même la conférence ne produit pas un tel effet, à moins qu’elle ne soit vidéographiée et mise en ligne, suscitant des commentaires écrits.

J’avais peine à percevoir clairement ce qui importait vraiment : Qui énonce ? D’où parle-t-il ? À qui ? Pour inciter à quoi ? Ces questions nous renvoient à l’autre, récurrente et toute simple, de nos vieux manuels de française : « Quelle est l’intention de l’auteur ? »

J’ai pourtant vu une ombre de serpent abandonnée aujourd’hui-même. Je marchais vers un lac sur des cailloutis au sortir de la forêt. L’eau des lacs n’est pas encore trop fraîches en cette saison ; il est agréable de s’y baigner après une bonne marche. C’est l’époque où les serpents se dépouillent de leur ombre que le soleil a brûlé et rendue moins souple tout le début de l’été.

J’ai déjà eu l’occasion de voir un serpent abandonner sa vieille peau. Cela dure un certain temps pendant lequel il ondule et se frotte aux pierres. Je n’en ai jamais vu se dépouiller de leur ombre. J’imagine que ses mouvements doivent la dédoubler comme s’il se trouvait entre deux sources lumineuses. L’ombre était bien là, immobile et qui commençait à pâlir entre deux gros cailloux, à l’approche de la prairie qui fait écrin au lac dont j’approchais.

Le 2 septembre, changeante et fugace beauté

Les yeux de Sint sont sans cesse accrochés par la beauté. Où qu’elle se trouve, elle remarque des détails saisissants : dans l’architecture, dans les paysages, dans le vol des choucas, dans la lumière du jour, la feuille sur une branche… Elle s’en émerveille et le partage, et c’est ce qui m’émerveille aussi.

Elle dit que je suis comme elle, toujours l’œil aux aguets, comme si j’étais prêt à sortir mon appareil photo, de quoi faire un croquis, ou noter un haïku comme on épaulerait un fusil. Mais je ne le fais pas. À quoi bon puisque la beauté est partout et mouvante.

A-t-on déjà remarqué combien l’éclairage du soleil change perpétuellement ce qu’il éclaire, même ce qui ne paraît pas sujet au changement, comme les roches escarpées de l’Actar par exemple. Vues du balcon de Sinti, elles ne sont jamais les mêmes. L’on pourrait revenir à la même place tous les ans à la même heure. Je le sais, je l’ai déjà fait.

C’est pourquoi je n’aime pas changer de place : on ne distingue plus les changements. L’on croit que l’on a seulement changé de place.

C’est pourquoi aussi je ne me sens pas dépaysé à Dirav, ni n’éprouve la nostalgie de mon pays.

Le 4 septembre, causalité

C’est la saison des orages. Ils sont d’abord tombés en montagne, et hier, ils ont fondu sur la ville. Ils avaient dû s’y préparer depuis longtemps. Nous n’avons pas souffert de dégâts, mais l’éclairage urbain n’y a pas résisté.

Je n’ai jamais bien compris la météorologies, et je ne sais d’où vient toute cette eau. Ce ne doit pas être bien complexe : il suffit de se référer à la causalité : les faits s’enchaînent des causes aux effets, et nous n’avons en principe qu’à les suivre. Dans ce sens là, c’est toujours un peu plus compliqué. Nous connaissons heureusement toujours par avance des effets, et nous nous trompons moins en partant d’eux. Quand nous cherchons à les déduire des causes, c’est toujours hazardeux.

Le 5 septembre, langue classique

La langue arabe a un statut particulier. Elle est une langue classique tout en étant une langue véhiculaire largement répandue. C’est aussi le cas du chinois. J’accepterais du bout des lèvres de la dire canonique, mais certainement pas sacrée. Je ne crois pas que l’arabe soit la langue de Dieu ; ni non plus le chinois, comme le disait en plaisantant Claude Hagège. L’arabe sert de base aux écrits fondamentaux de grandes civilisations. Il doit donc demeurer stable. Ce n’est pas le cas des grandes langues véhiculaires qui s’adaptent à toutes les évolutions.

Le vocabulaire étonnamment riche de l’arabe parvient à traduire les mots désignant les objets les plus modernes et les plus triviaux : téléphone, avion, secrétariat…, avec des racines fréquemment employées dans le coran, voire les mots intacts « être élevé au ciel », « le message coranique », « le dépôt divin », etc. C’est ainsi que j’ai connu une femme qui se prénommait littéralement « Téléphone », mais plus exactement « Révélation ». Ces mots devenus familiers surprennent le débutant quand il découvre les textes sacrés et les grands mystiques, et l’aident à les approcher.

La langue française ne sait pas faire cela, ayant abandonné au latin ses écrits canonique, même ceux des premières sciences pour lesquelles l’Europe a fini par choisir les langues vernaculaires. Les européens puisent le plus souvent dans les racines grecques et latines, mais après avoir coupé les ponts avec ces langues ; pas l’arabe. Le Vatican s’évertue de traduire en latin le vocabulaire moderne, mais qui reste une langue morte.

Le 7 septembre, d’un être-soi

Avec Sharif, nous avons prolongé ma réflexion sur la langue arabe, et bien au-delà. Nous nous sommes installés dans une salle de cours de l’université. Elles sont toutes libres en cette saison. Il pleut encore, et le son des gouttes sur les vitres, la sensation d’humidité, et un rien d’électricité dans l’air, ont éveillé en moi des souvenirs depuis longtemps enfouis.

« Sans le savoir, Martin Heidegger me semble avoir tenté d’utiliser l’allemand comme il avait été fait de l’arabe : en faire un langue classique et vernaculaire à la fois ; une langue traditionnelle et moderne. Je ne partage pas l’avis des commentateurs qui y voient une lourdeur épouvantable. On ne la trouve que dans les traductions. J’ai déjà évoqué le Da-Sein, qu’on ne traduit généralement pas, sinon par un littéral “être-là”, et qui est un mot banal dans l’allemand le plus courant. Il est proche de “présence”, et peu éloigné de “l’instant”. Au traducteur de jouer avec le contexte pour les faire s’épouser. Heidegger disait que l’allemand ne se traduit pas. Mot-à-mot, dois-je corriger. »

« Il suffisait bien de ne pas lui pardonner son adhésion au Parti National-Socialiste. Si Heidegger était nazi, sa philosophie devait bien l’être aussi. C’est ce que j’aurais aimé voir démontré, ou pour le moins développé. »

« Moi, j’ai senti le souffle glacé du nazisme dès que j’ai ouvert son premier livre, Sein und Zeit. Je ne savais pourtant encore rien de lui. Tout le monde ignorait dans les années quatre-vingt, ce qu’avait été ses affinités politiques. J’ai vite su combien il avait été impliqué et enthousiaste ; découverte surprenant pour celui qui était à la fois le maître et l’amant d’Hannah Arendt. »

« Je ne fus pas moins surpris de mesurer toujours plus son influence profonde sur des esprits insoupçonnable de collusion avec le nazisme, et même des marxistes. Heidegger était donc un philosophe intéressant, quoique nazi, intéressant à ce titre-même (il ne s’en est jamais repenti). »

« Il m’a intéressé pour cette raison, et aussi pour son approche de la langue allemande. Il m’a aidé à découvrir et comprendre des prémisses anciens, ou des prémices aussi bien, qui se sont cristallisées dans le national-socialisme, et demeurent après qu’il fût disparu. »

« Non, je ne prétends pas que tous ceux qui ont été influencés par Heidegger eussent été contaminés pas ses idées », ai-je répondu à Sharif. « Ce serait idiot. Je n’entends pas davantage que son approche et son usage de la langue auraient en lui-même quelque convergence avec le nazisme. Non elles ont fait seulement émerger les prémisses qui étaient là, en Europe. »

« C’est intéressant en effet », conclut Sharif. « Tu laisserais donc entendre que Heidegger était nazi malgré lui ? »

« En un sens, nous sommes tous tel que nous sommes un peu malgré nous. Mais on est soi, n’est-ce pas, malgré soi ou non. »

Le 10 septembre, aux lacs

L’eau des lacs a refroidi au-delà de la forêt. Elle était déjà fraîche quand je m’y suis baigné. Sint et moi allons donc nous contenter de pique-niquer.

« Je n’ai pas, en traduisant, le parti-pris de guider le lecteur au plus près du vocabulaire et de la syntaxe du texte source. Je cherche plutôt à construire les phrases que l’auteur aurait spontanément choisies s’il avait connu et pensé dans la langue cible », explique Sinta. « D’abord comprendre, puis utiliser les paroles qui seraient venues seules. »

« C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de bien connaître une langue pour la traduire ; juste assez pour comprendre le texte en se servant d’un dictionnaire, mais il est impératif de bien connaître celle dans laquelle on traduit. Je sais qu’il semble bête de le dire ainsi, mais souvent les traducteurs doivent trouver ces principes trop simples, et donnent à leurs versions des airs exotiques dont nous nous passerions bien. »

Sinta aujourd’hui n’est pas bouleversée par les hautes roches qui nous font écrin, nous coupant du monde. Rien de lui ne saurait nous atteindre ici.

Je suis un peu comme elle : je reste hanté par la lumière que diffusait le crépuscule l’autre soir où il avait tant plu. Une clarté dans l’air : le voile nuageux avait dû se déchirer plus loin, laissant passer les rayons d’un soleil que l’on ne voyait pas, une pâle lumière un peu verdâtre et teintée d’or qui illuminait les nuages et les ramures devant la maison, chatoyante sur le fond sombre du ciel.

Le 14 septembre, rentrée

Les fortes pointes de chaleur dans l’après-midi sont terminées, et je ne m’en plains pas. Dans les lieux secs, offerts au plein soleil, il frappe encore fort, mais ce n’est pas pareil. Le vent a faibli depuis hier. J’ai eu l’impression d’être suivi : un vélo, une trottinette ? Ce n’était qu’une feuille morte qui avançait à mon pas.

J’ai toujours aimé cette saison où les feuilles se colorent et où le climat s’adoucit, bien qu’elle fut parfois gâché par les rentrées scolaires.

Je n’ai jamais détesté l’école, mais je préférais le grand air. À l’école, on apprend des choses. Je m’étais mis à faire chaque soir le bilan de ce que j’avais appris de nouveau, et j’en ai gardé l’habitude longtemps.

Pour autant, je ne dirai pas que l’on n’apprenne rien au grand air.

– Quoi donc ? M’interroge Sinta.

– C’est là que tout se met en place, notamment ce qu’on a appris à l’école, dis-je à demi sérieusement.

Le 15 septembre, peur de la guerre

A-t-on déjà vu des fauteurs de guerre si peu décidés à se battre ? Si l’on veut la guerres, on y va. L’on se persuade d’une victoire facile, et en avant.

L’Ouest Sauvage s’est persuadé d’une victoire facile sans devoir seulement entrer en guerre. Il est en passe de la perdre sans s’y être seulement engagé. Il la désire et il en a peur, terriblement peur.

Le monde entier comprend sa peur. L’Ouest Sauvage qui souhaitait la gagner sans avoir à la mener, n’a pas les moyens de la guerre qu’il désire. Il n’a pas l’industrie, il n’a pas la technologie. Ses armes sont vétustes et disparates, ses combattants sont des mercenaires dont le fanatisme tient lieu souvent de détermination. Ses officiers ne savent rien de la guerre moderne, et connaissent mal leurs unités. Ses missiles et son armement nucléaire sont du siècle dernier. Il n’a plus la maîtrise exclusive de l’espace… L’Ouest Sauvage sait tout cela, mais peine à y croire. Ils n’osent pas. N’oseront-ils jamais ? Le temps le dira.

Nous approchons de l’équinoxe et les jours raccourcissent. Nous n’y perdons pas au change, car les nuits s’allongent. Nous allons maintenant profiter de longues soirées près de la cheminée. Une petite flambée n’est pas de trop quand nous préparons le repas alors que la nuit tombe.

J’étais venu pour une saison, me disant que je rentrerai quand le climat fraîchirait. Je me souviens, c’était pendant la libération de l’Afghanistan, quand l’Empire montrait déjà des signes incontestables de faiblesse.

« Tu penses vraiment qu’ils n’oseront jamais », me demande Sinta.

« Nous n’en savons rien, mais j’en suis convaincu. L’ouest Sauvage devra finir par accepter un traité de sécurité, car il est incapable de changer cette situation qui lui est funeste. »

Nous n’avons pas assez profité de l’été pour voyager. J’aurais aimé voir Astana. Le Kazakhstan est un pays qui m’attire : si immense et si peu peuplé. Il est des régions entières où la lumière électrique ne doit pas gêner la vue du ciel nocturne. Parcourir ses steppes. C’est le pays des chevaux et de la conquête spatiale. Ce sera pour une autre fois, ce printemps peut-être.

L’Asie va changer. Son centre si dépeuplé ne le demeurera pas toujours. Il est un creuset où les civilisations se mêlent depuis tant de siècles, et en créent une nouvelle.

« Les hommes ont été si cruels les uns envers les autres, sans qu’on ne parvienne à concevoir comment ils auraient pu agir autrement. Se pourrait-il que se dessine un monde plus fraternel ? Je ne voudrais pas être candide », se confie Sinta.







suite

Table des matières






© Jean-Pierre Depétris, août 2023

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




        Valid HTML 4.0 Transitional         CSS Valide !