Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Maryam

Le 18 septembre, Maryam

« Si Donald Trump a encore été victime d’une tentative d’assassinat, c’est qu’il est parti pour gagner les élections. Sinon pourquoi se donner tant de peine ? »

« Ce n’est pas exactement la question », me réponde Youssef. « Tu sais comment ont lieu les élections aux États-Unis : autant tirer à la courte paille. Les résultats seront vivement contestés. Le système est si peu fiable qu’il a toujours demandé un esprit de consensus entre les partis ; et il sera plus difficile encore de l’obtenir que la dernière fois. De toute façon, pour ce que ça change. »

« Je ne suis pas d’accord. Cette fois les enjeux sont de taille : la République contre l’Empire. Nous sommes partis comme en vingt-neuf. »

« En vingt-neuf ? »

« En vingt-neuf après Jésus Christ, quand Jules César a franchi le Rubicon. Celui qui a tenté d’assassiner Trump n’est pas, comme la presse essaie de l’accréditer, un isolé marginal. Il est directement impliqué dans le recrutement de mercenaires pour l’Ukraine, d’anciens combattants afghans notamment. La disparition de Trump résoudrait un problème urgent. »

« Harris peut gagner. »

« Oui, mais comme tu le dis toi-même, personne ne sera jamais sûr que le scrutin aura été équitable. Tout le monde l’est déjà qu’il sera contestable pour dire le moins. Il n’y aura même pas d’observateurs internationaux. »

« L’Empire est confronté à une crise grave, aussi grave que le fut pour Rome la guerre entre César et Pompée. Les provinces européennes ne bougeront pas, mais nul ne sait ce qui peut craquer aux États-Unis. La crise est d’autant plus grave qu’elle s’énonce dans des rhétoriques absconses qui ne permettent pas d’ouvrir des débats sérieux. »

Ce soir le ciel était encore saisissant avec ses nuages d’altitude. Le crépuscule était illuminé de lueurs oranges, et quelques gouttes éparses ont commencé à tomber.

Youssef est venu dîner avec nous pour nous présenter son amie Maryam. Elle a débarrassé la table avec Sinta, et elles se sont retirées toutes les deux dans la cuisine pour préparer le café. Il n’y avait aucune raison de s’y mettre à quatre, et c’était une occasion pour elles de se retrouver seules.

« Ça a l’air sérieux entre eux », me suis-je dit quand Youssef a voulu nous la faire connaître. Je ne sais pas bien ce que signifie sérieux dans cette acception à Dirac, mais je ne l’ai jamais bien compris non plus en France. Nous sommes donc restés entre hommes, à tenir une conversation d’hommes, en attendant le café. Je crois que les femmes ont commencé à faire la vaisselle. Aucune raison non plus de s’y mettre à quatre.

Le 19 septembre, l’art de choisir des cartes-postales

L’on trouve encore à Dirac des cartes-postales comme je les aime. Il est devenu si simple de prendre des photos avec son téléphone et de les envoyer en pièces-jointes qu’elle sont devenues rares. Je ne le fais jamais. J’aime écrire quelques mots sur une carte, la timbrer et la déposer dans une boîte proche, même sans enveloppe. On n’écrit pas de secrets sur une carte-postale.

La carte que l’on choisit dénote notre personnalité dans la seule mesure où elle n’en possède aucune par elle-même. Les cartes sans originalité sont devenues difficiles à trouver. Elles se veulent des œuvres d’art.

Quand j’adresse une carte a un ami, j’imagine qu’il est moins intéressé par son concepteur que par moi. L’intéresse plutôt ce que la carte montre et que j’ai choisi. Elle dit : « voilà ce que j’ai vu ». Certains de mes amis m’en envoient que je garde longtemps sur ma table ou sur une étagère.

C’est la magie des cartes-postales que n’a pas la photo en pièce-jointe. Parce que choisie et achetée au hasard de mes allées et venues, sa magie est plus forte que la photo que j’enverrais imprimée.

C’est un jeu avec la circulation à la surface de la terre. Aussi beau que soit le paysage ou le monument, la carte qui en porte l’image ne doit pas avoir des qualités esthétiques qui se fassent remarquer. Si le photographe est bon, il doit demeurer modeste et discret.

Il y a longtemps, au début du temps des cartes-postales, l’on collait le timbre sur l’image de face que devait oblitérer le cachet de la poste. Voilà qui nous apprend beaucoup de l’art discret de la carte-postale.

Le 20 septembre, le thé avec Maryam

Tous les experts sont formels : le quotient intellectuel baisse partout. On en est sûr pour l’Occident, mais ce doit être pareil ailleurs. Quelles en seraient les causes ? On n’en propose aucune.

Je m’interroge : l’air polluée ne permettrait plus d’alimenter suffisamment nos poumons, notre sang, et de là notre glande pinéale, qui d’après Descartes serait l’interface entre l’âme et le corps ? La généralisation de l’Intelligence Artificielle dont la fonction est de couper l’accès à l’Intelligence Réelle des techniques numériques ? La dés-habitude de la langue écrite au profit de la communication audio-visuelle ? Les particules de plastique que nous ingérons et qui envahissent nos organes, notre sang, et jusqu’à notre glande pinéale ? L’usage excessif de casques-audio qui nous isolent du monde rée ? La moindre nécessité d’un recours au sens de l’orientation ? L’incapacité grandissante de savoir lire un ciel étoilé ? Une perte de puissance sexuelle que ce qui précède suffirait à expliquer aussi ? Nul ne sait bien. Moi-même je me sens moins intelligent que je le fus, mais je peux le mettre sur le compte de l’âge.

Les jeunes-gens d’aujourd’hui ne manquent pourtant pas de cultiver leur dextérité, et ils exercent quotidiennement des habiletés que j’ai moi-même du mal à acquérir. Écrire avec les pouces sur mon ordinateur de poche est un exploit que je m’efforce le plus souvent de m’épargner. Toutes ces opérations minutieuses qui emplissent notre quotidien ne devraient-elles pas contribuer à développer nos facultés cognitives ? Il semble que non.

J’ai rencontré Maryam dans le centre, et nous avons pris un thé. Elle m’a immédiatement plu quand elle est venue l’autre soir, et m’a fait une forte impression. J’ai rarement rencontré une telle prestance chez une femme aussi jeune.

Nous n’en avons pas parlé, mais je sais qu’elle écrit. On le sent immédiatement au premier contact ; dans l’assurance de ses propos, les gestes des mains, la façon de regarder devant soi à leur hauteur comme si pour énoncer l’on devait compter sur elles.

Elle parle et se tient avec une rare assurance, ce qui ne l’empêche en rien d’être charmante et souriante. L’on est porté à croire ses parole plus encore que si elles étaient écrites ; l’on jurerait qu’elles le sont quelque-part.

« Tu crois que votre génération était plus intelligente que la nôtre ? » m’a-t-elle demandé. « Je garde plutôt l’impression inverse. Je ne dispose pas cependant des moyens psychométriques pour m’en assurer. »

« Tu prends ces mesures au sérieux ? » m’a-t-elle encore demandé plus sérieuse qu’ironiques. »

« Ce sont des mesures, et si elles varient, quelque-chose les fait varier, même si j’ai des doutes sur ce qu’elles mesurent. D’un autre côté nous pourrions aussi nous interroger sur ceux qui les font. »

« La question est cependant recevable, » conclut Maryam. « Quelque-chose peut-être nous rend idiots. »

« C’est inquiétant. »

« Oui. »

Le 21 septembre, la civilisation est comme le vélo

« La civilisation est comme le vélo, elle ne se perd pas. » Maryam ne se contente pas d’écrire, elle adresse des courriels. Nous avons abordé en ligne cette question qu’une civilisation se construit lentement, laborieusement, et qu’ensuite ses conquêtes spirituelles résistent longtemps à des sorts adverses ; qu’on les voit parfois renaître quand on les croyait mourantes.

Je ne sais quoi en penser. J’ai fait allusion dans ma réponse à la grande civilisation Khmère qui ne manifeste aucun signe de renaissance depuis sa chutes brutale avant la Renaissance européenne.

Où se conserve une civilisation après qu’elle soit tombée, et avant qu’elle ne se relève ? Dans la langue, Maryam est formelle.

Je fus un peu déçu par l’évidence de la réponse. Elle n’est pas si banale à la réflexion. Comment se conserve ou se modifie, ou évolue une langue, est une question profonde.

Le 23 septembre, j’aime la pluie

Il pleut. J’adore ce temps, surtout lorsque je porte des vêtements déperlants et un chapeau avec des bords assez larges pour protéger mes lunettes des gouttes. Ce n’est pas le cas aujourd’hui où la pluie m’a surpris.

Ironiquement, j’étais sorti pour sécher mes cheveux au grand air. La météo annonçait de belles éclaircies. Je m’étais quand même muni d’un parapluie à la vue des nuages gris et bas.

Je regarde les gouttes tomber, à l’abri de la bâche près du lac, sans bruit ni hâte. La vie devient souvent bizarre quand on la regarde à partir des rêves nocturnes. Ils offrent une vue parfois déroutants sur le monde réel ; réel toujours, et qu’ils rendent plus que réel. Ils pressent leurs empreintes profondément dans la journée, nous laissant quelquefois inquiets de son étrangeté. Les jours humides rendent le glacis de la vie plus souple à l’empreinte des rêves.

La pluie continue à tomber sans hâte, mais ne semble pas prête de s’arrêter. Je vais rentrer sous les gouttes, les cheveux encore humides.

Le 25 septembre, une mauvaise habitude

J’ai perdu depuis que je suis ici une mauvaise habitude. Je ne m’implique plus aussi personnellement quand j’agis avec d’autres. Bien sûr je suis conscient de n’être pas chez moi. J’ai mon point de vue, mais je garde ma réserve. J’ai mes idées sur le fonctionnement de l’université de Dirac, sur notre séminaire…, mais je n’en fais pas des questions personnelles. Je remarque que mes avis sont maintenant écoutés avec plus d’intérêts qu’ils n’en ont jamais reçus. Que n’ai-je adopté plus tôt cette attitude !

Être étranger est une excellente raison de ne pas s’impliquer davantage. Les principaux sujets de tension et de dispute en sont miraculeusement balayés.

Je me suis toujours trop impliqué. J’ai l’esprit militant. De tout je faisais une affaire personnelle, et je m’y soumettais comme à un impératif catégorique.

La vérité est aussi qu’ici je ne me sens jamais personnellement compromis. C’est apaisant. Si l’on ne se compromet pas, pourquoi s’inquiéter ?

Un doute cependant vient troubler parfois ma bonne conscience : n’y aurait-il pas comme une lâcheté à ne s’impliquer en rien ?

Sharif part d’un grand rire : « Je ne te savais pas si compliqué. Ne change rien. Tu es bien ainsi. »

Le 27 septembre, du techno-féodalisme

Yanis Varoufakis avait écrit quelques articles à l’époque où il était ministre des finances en Grèce, peu avant la reddition du gouvernement de gauche devant la Commission Européenne, et sa propre démission de ce gouvernement. Il m’avait fait alors une forte impression, et j’étais sûr que j’entendrai encore parler de lui.

« Le techno-féodalisme que théorise Varoufakis est un paradigme important pour concevoir comment le capital a changé. Est-ce encore du capital ? Du capitalisme ? Ou bien celui-ci est-il déjà mort ? C’est une question de termes », me reprend Shimoun.

Avec l’automne, l’université s’ébroue lentement. Les membres du séminaire se rencontrent plus fréquemment maintenant, mais on préfère les baraques du lac. En cette saison, la forêt s’est teintée d’or au-delà de la rivière dont les eaux plus tumultueuses lui donnent un bleu émeraude striée d’écumes blanches.

« Cette métamorphose du capital, qui après être passé de la rente foncière à l’industrie, entre dans une ère nouvelle, un lecteur perspicace l’aurait vue pointer dans les intuitions de Karl Marx quand il écrivait ses Grundrisse. Le savoir technique tendait à devenir un facteur décisif, plus important que les moyens de production, les fabriques, les usines, les ateliers, les mines…, mais qui y aurait vu les prémices d’une dictature des ingénieurs ; les ingénieurs comme les chefs de guerre de la lutte des classes ? L’Union Soviétique aurait pu, quelques décennies plus tard, le laisser spontanément augurer, comme l’avait fait un anarchiste russe dont j’oublie le nom. »

« Marx, quant à lui, n’aurait sûrement pas imaginé une dictatures des propriétaires de brevets. Voilà en somme ce qu’est le techno-féodalisme. »

« Les analyses de Varoufakis expliquent l’état actuel du monde si on le lit avec perspicacité ; jusqu’à la guerre qui est en train d’opposer la Fédération de Russie aux maître de Washington, celle qui se trame entre le dit “Occident Collectif”, et le Sud Global. La Fédération de Russie est en guerre contre le techno-féodalisme, c’est-à-dire le stade actuel du capital. Les thèses de Varoufakis l’éclairent à mes yeux, mais lui, fait mine de ne pas le voir. »

« Les oligarques, ceux qui possèdent les brevets technologiques, plus puissants que les chefs de gouvernement, tissent-ils leur toile sur toute la planète à partir des États-Unis ? La Fédération de Russie, ou encore la Chine, ou tous les BRICS, sont-ils entraînés dans le même courant, soumis aux mêmes nouvelles règles ? »

« Mais il n’y a plus d’oligarques en Russie, ni en Chine. Il y demeure encore de grandes fortunes, mais dont la puissance politique est devenue nulle, et qui ne le disputent plus à celles des gouvernements. Les effets les plus évidents en sont une élévation continue des salaires et des protections sociales. Varoufakis sait-il qu’il y a une guerre, ou croit-il comme le Parti Communiste de son pays, qu’elle est celle d’un impérialisme russe ? »

« Tu as raison », approuve Sanpan, « et Varoufakis nous montre sans paraître le voir, que le Marxisme demeure fortement ancré dans la Fédération de Russie après l’Union Soviétique, comme dans la Chine, ou dans la Corée qui ne le nieraient pas ; mais il n’est plus celui qui avait cours avant. Pour le dire vite : l’État contre la propriété privée. »

« L’État, par opposition aux oligarques, ce n’est plus un modèle fonctionnel, ni seulement concevable. Même la démocratie n’est plus une alternative. L’État ne demande qu’à se soumettre aux oligarques, c’est dans sa sature ; et même la démocratie. Il en est ainsi depuis l’antiquité. Il n’est qu’à voir ce que les États, comme la démocratie, sont devenus dans l’Empire. »

Le 29 septembre, l’élégance du choucas

Je regarde le choucas qui se promène parmi les tables sur la terrasse du restaurant, l’air de rien. Dans son frac impeccable, il ressemble à un maître d’hôtel. Il circule en se donnant des airs de ne s’attacher à rien ; ne posant son regard sur personne longtemps, par crainte peut-être de mettre mal à l’aise.

Je sais bien qu’il regarde d’un coin de l’œil s’il ne se trouverait pas à chiper quelques restes d’un repas tombé d’une assiette, mais l’air de rien. L’on ne saurait porter un si sobre et élégant costume pour se jeter sans pudeur sur des reliefs de repas. La mise du choucas est trop hautaine pour se laisser aller à des comportements dignes de pigeons ou de chiens.

Le choucas n’aime pas le chien, et il affiche envers lui du mépris, surtout quand celui-ci fait mine d’approcher sa gueule avec familiarité, voire agressivité. Le choucas sait que son bec est comme l’épée d’un gentil-homme. Elle est une arme qui tient toutes les espèces d’animaux en respect, qu’ils soient gros, voraces ou venimeux.

Le choucas n’est pas agressif ; il a sa fierté, à l’image de son sobre et élégant costume. L’on ne risque pas un coup de bec tant que l’on ne se fait pas trop familier ou condescendant.

Le blanc de son œil est le plus fascinant. Le choucas est la seule espèce avec l’homme à posséder des yeux semblables, qui permettent de voir où il dirige son regard. Nous voyons s’il nous observe ; et lui-même, si nous l’observons. Il renvoie alors un regard hautain. Le choucas n’apprécie pas qu’on le dévisage sans façon. Il ne devient cependant jamais hostile : hautain seulement, méprisant peut-être.

J’observe donc le choucas qui circule parmi les tables, avec curiosité, mais avec distinction, l’air de rien.

Le 2 octobre, soleil d’automne

L’on apprécie ce soleil d’automne qui est encore chaud, mais pas plus qu’il ne faut. Les restes de la mousson sont passés maintenant, et il n’a pas beaucoup plu.

J’ai regardé les images de la riposte iranienne sur le minuscule territoire sioniste. Les maîtres de Washington doivent être à court d’anti-missiles. Je n’en ai pas vu beaucoup et ils n’ont pas dû arrêter grand-chose. En témoignait le mur de feu qui s’élevait au sud. Nous ne saurons pas avant longtemps jusqu’à quel point la riposte fut sévère ; tant que la Fédération de Russie ne voudra pas révéler ses images satellitaires.

Les Iraniens disent avoir détruit une vingtaine de F35, mais on n’est pas obligé de les croire car seuls des idiots les auraient laissés au sol, mais ces avions sont si capricieux que tout est possible. Le fait est que les missiles de croisière iraniens sont capables de frapper là où ils le veulent.

La question est de savoir combien de fois l’Iran a les moyens de renouveler son opération, et je les crois seuls à le savoir ; et combien les maîtres de Washington disposent encore d’anti-missiles. Ils les économisent, semble-t-il.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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