Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Stratégies de l'eprit

Le 1 novembre, la part du feu

C’est Halloween, aux États-Unis les morts sortent de leurs tombes pour voter », m’explique Youssef. « Il y existe le système électoral le plus étrange de la planète. Même sans fraude, il ne correspond pas exactement aux choix des électeurs. Ce qui ne l’empêche pas d’être systématiquement soumis à des trucages éhontés. »

« De nos jours, dans l’Ouest où les scrutins tournent souvent dans les cinquante-cinquante, les moindres irrégularités risquent d’avoir des conséquences considérables. »

« Bref, ne cherchons pas comment le vainqueur sera désigné, mais je suis déjà sûr que ce sera Donald Trump. Pourquoi ? Parce que les États-Unis ont un impérieux besoin d’un élu qui soit en état de prétendre être autorisé à parler pour l’Union. Je n’en vois pas d’autres, quelle que soit l’inextricable arithmétique qui le désignera. Ils n’ont pas le choix ; ils doivent négocier. »

J’ai fait un rêve absurde cette nuit. Il m’était demander de donner des cours d’arabe. Et à qui ? À des migrants arabes. Je dois préciser que je connais trop mal cette langue pour l’enseigner, et surtout à des étudiants qui la parlent mieux que moi. C’est une malédiction qui m’a toujours poursuivie : l’on me demande de faire ce que je ne sais pas faire. J’imagine que c’est coutumier chez moi. Une amie professeur de lettres avait été invitée à donner des cours de latin qu’elle n’avait jamais appris. Le passé devait me rattraper en rêve.

J’étais embarrassé, mais je ne pouvais pas refuser ; je ne me souviens plus pourquoi. En fait, je n’avais pas envie de refuser. J’envisageais tout sorte de stratégies pour y parvenir.

Le maître ignorant peut enseigner à ses élèves à apprendre seuls et à se faire leurs propres maître. Je pensais naturellement à la célèbre « méthode Jacotot ». Joseph Jacotot (1770-1840), enseignant à l’École Normal, si ardent révolutionnaire qu’il n’hésitait pas à mettre à mal son piédestal, avait conçu une méthode d’enseignement qui ne l’était pas moins : « Pas de maître explicateur, tout le monde peut enseigner, on peut enseigner ce qu’on ignore », affirmait-il. Je me disais que je me perfectionnerai en arabe par la même occasion.

Pourtant ce défi m’inquiétait. Je craignais l’échec. Je craignais de perdre la face.

Pourquoi ne voulais-je pas refuser ? En France, j’avais surtout besoin d’être payé. Ici ce n’était pas mon problème ; cependant, ne m’animait pas moins un désir d’apprendre, d’expérimenter, de découvrir, au risque même de perdre la face, ce qui est pénible et coûteux. Quand on n’est plus dans la situation, l’on se souvient et il est plus facile de se comprendre.

« L’Ouest perd sur tous les terrains », poursuit Youssef. « Il ne peut laisser courir une situation qui est devenue pour lui sans issue. Il doit réagir vite maintenant. On dit “faire la part du feu” en Français, non ? »

Dans mon rêve, je rencontrai quelques-uns de mes étudiants, ou plutôt de mes étudiantes, et tout se passait parfaitement. Je n’en étais pas rassuré. Il est facile de sourire et de pérorer pendant une heure, mais sur la durée ? J’aurais préféré commencer à cerner des difficultés à résoudre.

« Tu m’écoutes ? Me demande Yousef.

« Oui, je t’ai bien entendu. Je songeais en même temps à comment les rêves que l’on se construit dans son sommeil illustrent des pensées à travers des images aussi étranges que saisissantes. Si je pouvais te les faire voir comme je les ai rêvées cette nuit, tu serais fasciné ; mais tu n’y décrypterait aucune de mes pensées. Ces images n’étaient là que pour moi. »

« Te les décrirais-je ou te livrerais-je mes pensées à travers elles que tu n’y verrais pas d’intérêt. Ce sont comme ces pierres qui sont si belles quand on les regarde sous l’eau, et quand on s’en saisit, perdent leur beauté en séchant. »

Le 4 novembre, grammaire des rêves

« J’ai lu ton journal d’avant-hier, et tu n’y dis rien des images de ton rêve que tu prétends saisissantes », m’interroge Sinta. « Parce qu’elles ne valent que pour toi ? »

« L’une de mes étudiantes semblait attirée par moi. Elle se tenait presque contre moi, et me touchait le bras. En Méditerranée, l’on se touche plus volontiers qu’ici. »

« Alors j’ai remarqué sa sœur à côté d’elle. Son visage avait quelque-chose d’effrayant. Il rappelait celui d’un saurien. »

« Un saurien ? » s’étonne Sinta.

« Il demeurait humain, et il n’était pas dépourvu d’une inquiétante beauté, et il me perturbait. »

« J’avais cherché le même jour de la documentation sur les sauriens et leur cerveau, et les effets de la faible densité du jurassique sur leur métabolisme. Il n’était donc pas si surprenant qu’un crâne de saurien soit venu se surimposer au personnage que je rêvais. Il me mettait mal à l’aise, car il attirait mon attention sur des suites d’idées qui m’échappaient. Plus je la regardais, plus son visage prenait des traits de saurien, et m’inquiétait. »

« Comment l’as-tu interprété ? »

« Je ne l’ai pas interprété. J’ai plutôt ressenti l’impression que nos faces à tous étaient moins définitivement dessinées que nous l’aurions cru spontanément. »

« En somme, que vos faces, vous pouviez les perdre, en quelque-sorte ? »

« C’est à peu près cela. Pour autant, nous restions tous souriants, car, tu as dû le remarquer, les sauriens ont des gueules qui paraissent sourire. Mais à quoi bon entrer dans tous ces détails que je n’ai qu’effleurés, profus, précis et enchâssés comme à l’infini. Qu’y aurait-il à transmettre à un tiers ? »

« La grammaire des rêves, peut-être ? »

Le 5 novembre, parole et langage

Je me suis laissé dire que les cachalots possédaient une langue de six-cents mots. Six-cents, c’est énorme. La presse oligarchique ne doit pas en utiliser beaucoup plus ; cinq fois, peut-être. Qualitativement, la différence n’est pas considérable.

On peut en dire des choses avec six-cents-mots. Je prends ce que je me suis laissé dire avec circonspection, mais pourquoi pas ? Les corvidés possèdent aussi des langues complexes.

Employer autant de mots doit générer des structures syntaxiques plus élaborées qu’un simple alignement de substantif. Il s’y distinguerait des verbes sans qu’il soit nécessaire de le penser ; puis substantifs et verbes se doubleraient probablement et automatiquement entre adjectifs et adverbes.

Je n’ai pas de raison de douter que les cachalots possèdent un si riche vocabulaire, mais je peine à comprendre ce que serait un mot dans une telle langue. Un mot, pour le dire simplement, serait un son, ou une suite de sons, qui véhiculeraient une signification. Ce n’est pas si simple si l’on s’y arrête, car ces significations ne manqueraient pas de se modifier en s’articulant.

Songeons au langage de l’arithmétique. ‘21’ et ‘12’ : chacun de ces nombres, différents et composés des mêmes chiffres, est-il l’équivalent d’un mot dans les mathématique ? Dans ce cas, elle en possède une infinité. Ou bien ce sont les chiffres qui sont les mots ? Alors elle n’en possède que neuf, de ‘1’ à ‘0’. Nous devons du moins nous en tenir à la signification de ces dix chiffres pour comprendre des nombres plus complexes. Ce n’est pas le cas de la langue naturelle, dont les lettres, ni les phonèmes, ne conservent une quelconque signification quand ils composent des mots. Comparons « image » et magie » ; ou encore « singe et signe » ; aucune lettres n’y conserve une signification identique.

Cependant les mathématiques sont un langage essentiellement écrit, ce qui ne concerne pas les cachalots, qui n’emploient probablement que des signes sonores. La notion de signe sonore n’est pas si simple. L’écriture, humaine puisque nous n’en connaissons pas d’autres, associe des lettres, voyelles et consonnes, pour former des syllabes qui composent les mots, du moins généralement, toutes ne s’y prennent pas ainsi, et les programmes de reconnaissance vocale ne s’en sortent pourtant pas si mal.

Le plus important est cependant la ponctuation. L’on n’a pas toujours écrit la ponctuation, mais l’on a toujours ponctué. Pour l’essentiel, les signes de ponctuation, et pas nécessairement écrits, sont essentiellement des silences, plus ou moins prolongés. Il en est aussi qui varient l’élévation ou la baisse du ton. Les points d’interrogation, de suspension, d’exclamation. Doit-on les compter pour des mots ? Les signes de ponctuation fonctionnent dans la parole comme des connecteurs logiques dans les langages logiques et mathématiques : « addition », « soustraction », « division »… « appartient », « il existe », « quel que soit », « alors »…, c’est dire leur importance.

Les silences, virgule, point-virgule, point, doivent-ils être considérés comme des mots ? Les élévations et les baisses du ton, également ?

Il est impossible de parler une langue sans ponctuation ; à l’écrit, l’on parvient à la deviner, quoi que ce soit malcommode. Je ne peux imaginer une langue de six-cents mots qui parvienne à se priver de telles subtilités.

Le 6 novembre, démocratie paroissiale

Je me demande comment la vie en société est possible sans tribus. Je ne m’étais jamais posé cette question en France, quoi que la lecture d’Ibn Khaldoun m’y avait fait songer. Ici j’apprécie toujours plus leur existence. Je ne suis pas membre à part entière de la tribu de Sinti, mais je le suis un peu par adoption. La tribu est une communauté intermédiaire entre le cercle des proches et celui des entités administratives : ce que la sociologie appelle « la société ».

On ne vit pas en société : la société n’est pas viable. L’on y est une entité anonyme sans existence autonome. Je ne connais pas la société, et la société ne me connaît pas. Je ne connais pas chacun des membres de la tribu de Sinti, et chacun ne me connaît pas, mais il suffit de m’identifier comme le compagnon de Sinti, pour que le lien immédiatement se noue. « Ah oui, la mère de celui-ci » , « la tante de celle-là », « la filleule du grand-père du cousin de mon gendre »…

Comment l’Europe a-t-elle vécu sans tribus ? Elle s’est trouvée des stratégies de substitution. La paroisse en a tenu lieu. Celle-ci dénote une relation à la terre, favorisant certainement et favorisée par les rapports féodaux. Elle a dû sceller un attachement à l’Église après qu’elle eût remplacé peu à peu sa fonction spirituelle par celle administrative.

La bourgeoisie britannique a inventé un substitut de la tribu : le club ; réservé alors strictement aux hommes.

J’imagine que la tribu est l’étape qui manque à la démocratie pour être fonctionnelle. Si on lit bien John Dewey, qui est à mes yeux le penseur le plus convainquant sur la démocratie, littéralement le pouvoir du peuple, il évoque une démocratie paroissiale, quoi que strictement laïque, c’est-à-dire tribale.

La démocratie ne saurait être effective qu’à partir de communautés réduites, comme l’enseignait Aristote, où tous se connaîtraient à peu près par parents ou amis interposés, où il n’est pas de réels étrangers, comme moi ici, où l’on me connaît fort bien comme tel.

Je me sens tout brisé ce matin. Je me suis endormi tout habillé sur le lit. Sinta a préféré ne pas me réveiller, et elle s’est glissée sous les couvertures à côté de moi. Ce n’était pas le choix le plus avisé. Je n’avais pas seulement mis mes habits de maison ; j’avais gardé mes bottes et mon ceinturon de cuir. J’ai dû m’allonger pour réfléchir, ce qui n’était pas non plus avisé.

Je passe toujours une période de flottement en début de novembre. Les jours raccourcissent si vite, et le froid nouveau me surprend. Il n’est pas encore excessif : j’ai sorti mes chemises de flanelle et un blouson plus épais. Les variations quotidiennes de température sont toujours difficiles ici, mais l’on s’y fait. Je crains surtout les aubes plus tardives, et les crépuscules précoces. J’y perds ma notion du temps.

Sint aussi a dû se coucher bien tard. Peut-être n’a-t-elle pas souhaité me réveiller en se sentant fautive. C’est bien possible : être d’une tribu oblige. Personne ne le lui reprocherait, évidemment, mais l’on se sent tenu. L’on n’est moins enclin à s’oublier.

La tribu alimente un sur-moi. Je le ressens moi-même. Être exemplaire, au moins pour les jeunes générations. Cela ne me déplaît pas. Non, il n’est pas mauvais de se retrouver moins indulgent envers ses faiblesse, tant du moins que l’on n’en fait pas une obsession. Rien dans les mœurs ici n’alimente d’ailleurs l’introspection sévère.

Le 9 novembre, effacement, disparition

Je ressens nettement une forte impression que je ne parviens pas à formuler. Elle est une intuition tenace qui ne demande qu’à s’exprimer, et qui me reste au travers de la gorge. Elle m’obsède et m’inspire le besoin impérieux de la réduire dans la parole.

J’ai bien tenté de dire : j’ai noirci quelques feuillets que j’ai finalement jetés. J’ai tenté d’en parler ici où là, sans parvenir à articuler quelque énoncé satisfaisant, ni davantage à en susciter en retour. Peut-être vaut-il mieux ne pas insister. L’énonciation viendra à son heure, peut-être en rêve.

Je lis bien les rêves, encore doit-on rêver. J’oublie tout au réveil ces jours-ci.

L’architecture de Dirac mérite l’attention, et la ville possède depuis des temps anciens des architectes accomplis. Le lieu ne manque pas de pierre pour des immeubles robustes, grands et complexes. Il ne manque pas non plus de bois pour en faire des portes superbes.

Son côté sauvage lui vient de ses jardins, de ses mélèzes et de ses cèdres. Ses immeubles sont ceux d’une grande ville, et elle parvient discrètement à le faire oublier par l’espace laissé entre eux, ses remises et ses jardins potagers. Il en résulte comme l’impression d’un autre âge, mais certaines de ses façades ne dépareilleraient pas sur les boulevards des plus grandes villes.

Depuis que je décris Dirac, je n’avais encore jamais noté cet effet. Probablement ce que j’ai tenté d’écrire ces jours-ci finira par resurgir ainsi.

J’ai remarqué dans la rue une femme qui passait, vêtue d’une robe rose. Elle arborait aussi une fleur de la même couleur dans les cheveux. Je n’ai pas trouvé l’ensemble du meilleur goût, bien que pour sa part, elle paraissait fortement se plaire. Elle manifestait un convainquant plaisir de se sentir si belle, et finalement, elle n’était pas loin d’en convaincre.

Mon regard a été attiré par une autre passante. Elle ne paraissait pas se soucier de sa beauté ni de ses vêtements, cependant que sous son tricot de laine et son pantalon de toile, son corps était d’une perfection sculpturale. Je l’ai remarquée qui traversait la rue pour passer derrière la camionnette garée en face. Je ne l’ai vue ressortir ni d’un côté ni de l’autre, ni n’ai vu derrière s’entrebâiller la porte d’une façade par laquelle elle aurait pu entrer.

Je ne l’ai plus vue réapparaître, comme si elle s’était dissipée dans les airs, ou avait disparu sous le sol. Le monde est parfois surprenant quand on s’y fait attentif.

Je crois qu’il existe des sujets dont il serait préférable de ne pas parler. Ils contiennent trop de présupposés dont on devrait commencer par se débarrasser. L’on ne saurait les aborder sans plonger d’abord dans de profondes confusions. Mieux vaut couper court, et les rencontrer par d’autres voies si le cheminement de son esprit doit les croiser.

L’intuition que je tentais de formuler est de cet ordre, je le sens bien maintenant. Autant emprunter d’autres routes plus droites à partir desquelles nous les réduirons en quelques phrases.

Il me plaît parfois de considérer la pensée comme se déployant dans un espace vierge, tels ceux sur lesquels on dessine, et dont aucun fragment ne disparaît ni ne se perd. Je ne réduis pas pourtant la pensée à la parole, et moins encore le réel.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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