Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Les longues nuits

Le 12 novembre, inférences hasardeuses

Les cèdres sont des arbres altiers. Ils sont nombreux à Dirac. Les choucas sont des oiseaux d’une élégance altière elle aussi. Ils renforcent ensemble l’impression que donne la ville. Les premières neiges sont tombées. Elles ont tenu sur les trottoirs et les toits toute la matinée. À l’aube, le froid était perçant ; un soleil voilé l’a dissipé. Le noir et le blanc effacent tout gris.

Sinta a préparé un cours sur la syntaxe de Marguerite Duras. La poétique romanesque y fonctionne comme celle de la poésie. Elle sert à décrire des banalités comme y excelle celle du Moyen-Orient. Cette syntaxe sur laquelle Sinta vient d’attirer mon attention, me fait envisager de l’employer plutôt à d’autres usages.

La langue française fait des méandres. Elle ignore la rigueur analytique de l’arabe, ou la subtilité du Farsi. La plume habile sait donner à son cours des airs paisibles et puissants. Elle se fait rarement torrentielle. Elle ralentit plutôt l’esprit, à l’opposé des langues d’extrême orient.

Sinta n’a pas manqué de me prévenir que mes remarques m’engageaient sur des terrains que je connais trop mal. Elle a raison : je ferrais mieux d’écouter et d’apprendre. Pourtant, c’est ainsi aussi qu’on apprend, et osant des inférences hasardeuses et provisoires.

Il n’empêche que Duras est la plus extrême-orientale des écrivains françaises par la syntaxe de sa langue.

Le 13 novembre, poétique de la révolution

La Chine s’est redressée en moins d’un siècle d’une façon saisissante. Elle est redevenue une puissance promise à un avenir comparable à son passé. Quelles qu’aient pu être les critiques des révisionnistes, des impérialistes, ou de ceux qui se voulaient plus révolutionnaires, le Grand Timonier a fait preuve d’intuition et de clairvoyance, malgré quelques mauvaises décisions dont l’histoire ne permet jamais de faire l’économie. Les calomnies et la mauvaise foi dont on accable la Chine sont à la mesure de son succès.

Comment Mao et le peuple chinois, car je pense que le peuple surtout en fut capable, ont-ils su si bien tracer leur chemin ? Je pense, comme le suggérait Maryam que la langue fut déterminante, et plus précisément, la poétique du chinois.

Mao était poète, et bon poète quoi qu’on en dise pour autant que ses traductions en anglais m’aient permis d’en juger. Je le crois avoir dessiné dans sa poésie la poétique pour sa pensée.

Qu’en penses-tu ?

J’ai adressé ces mots à Whu. Elle m’a répondu qu’elle n’en savait rien et qu’elle aimait mes remarques qui dénotent que je suis un ami sincère de la Chine.

– Elle t’a fait un réponse à la chinoise, a suggéré Sint quand je la lui ai lue.

Le 18 novembre, les crimines

« Tout le monde sait que les crimes contre l’humanité ne sont pardonnés qu’aux vainqueurs, et que l’Ouest sénile devrait commencer à s’en inquiéter », dit Sanpan

C’est une honte, depuis que je suis ici, je n’ai pas tenté sérieusement d’apprendre la langue locale. La plupart du temps, je parle français, ou bien anglais, éventuellement arabe. Je connais bien la grammaire de l’arabe, mais mon vocabulaire est pauvre.

Étant tombé sur la poignée de francophones qui vivent à Dirac, je ne m’en porte pas plus mal, mais je m’en veux de croire que mon cerveau se soit trop calcifié pour assimiler une langue nouvelle. De la paresse ! Ce n’est que de la paresse.

Plusieurs personnes parlent grec dans la tribu de Sinti. Quelques-uns l’enseignent à l’université où l’on se fait attentif à comment l’aristotélisme s’est glissé dans l’arabe à l’époque d’Avicenne et d’Al-Fârâbi, avant qu’il ne se revête d’hébraïsme au temps de Moïse Maïmonide. L’Hébraïsme s’est répandu très loin dans l’Empire Iranien, bien avant, semble-t-il, la vie de Jésus ; depuis Cyrus, ou plus tôt peut-être.

Bref, je contrains mon entourage à parler français. Ils ne semblent pas m’en vouloir, plutôt contents de progresser à l’aide de mes leçons. J’ai malgré tout appris un minimum, de quoi me faire comprendre dans une épicerie, ou parler de la pluie et du beau temps. J’ai donc dû forcer Sanpan à me livrer ses réflexions en français sur les crimes de l’Ouest.

« Tu crois que le prochain gouvernement étasunien s’en souciera davantage ? »

« Ils ne sont pas aussi bons joueurs d’échecs que les Russes, ni aussi maîtres du go que les Chinois, mais en bons joueurs de poker, ils doivent savoir compter les cartes qu’ils ont dans leur main. »

Le 22 novembre, malheur aux vaincus

« La bonne question n’est pas de se demander ce que va changer le mandat d’amener délivré par de la cours internationale contre le chef de l’entité sioniste. Elle est de s’interroger sur ce qui y a conduit. Nous savions que l’Ouest suprématiste était criminel ; ce que l’on n’osait énoncer clairement est qu’il était vaincu. Voilà de quoi la sentence est le stigmate honteux. »

« Ta remarque est excellente », Sanpan, « et elle illustre ce que tu devais sentir venir ce lundi. Je suis surpris de ne l’avoir encore entendue dire par personne. »

Le temps est devenu glacial. Tout l’air froid des cimes s’est déversé sur la ville avec ce ciel dégagé depuis l’aube. Il ne nous a pas empêché de prendre un café devant le lac après déjeuner. Nous n’avons commandé qu’un seul plat, mais gras et épicé comme on les aime ici, et riche en calories : un remède de cheval contre les refroidissements.

« Comment as-tu trouvé le noisetier russe ? » me demande Sanpan sans transition. C’est le nom du nouveau missile encore inconnu testé par la Fédération de Russies sur une usine ukrainienne de fabrication de fusées.

« Très impressionnant », dis-je, « comme le vent de panique qu’il a soufflé sur l’Ouest vaincu. La presse oligarchique s’est efforcée de ne diffuser que des informations indéchiffrables. Nous sommes bien certains que ceux qui s’en nourrissent n’ont rien compris. La presse alternative n’a pas fait beaucoup mieux par ailleurs. »

C’est pourtant simple dès que l’on connaît la célèbre et magique formule “E= M C2” :

Le poids du missile, nous préférons dire la masse (M), doit être au minimum de plusieurs centaines de kilos. Sa vitesse, j’ai entendu dire qu’elle est plus de dix fois celle du son : plus de douze-mille kilomètres-heure, que nous préférons dire célérité (C), doit donc être élevée au carré et multipliée par M pour donner l’énergie (E). Je n’ai pas fait le calcul, mais j’imagine que la déflagration ne doit pas être loin de celle d’une petite explosion atomique, et avec l’avantage de ne produire aucun déchet radio-actif.

L’arme est donc redoutable, et impossible avant longtemps à intercepter. L’Ouest défait n’est pas près de s’en doter de telles. Aussi, loin de menacer l’Ouest survolté de tels missiles équipés de têtes nucléaires, la Fédération aviserait plutôt ses États-majors qu’elle n’en a nullement besoin ; et ce n’est pas pour eux une bonne nouvelle. Si rien n’a fuité dans le public des dégâts provoqués, tous les états-majors les connaissent assurément.

D’autre part, même si ce missile n’est pas dit intercontinental, nul ne saurait affirmer qu’il serait incapable d’atteindre les États-Unis par le Pôle ou par le Kamtchatka. Il n’est pas possible de l’intercepter, ni non plus de déceler son lancement. Il n’est pas comme les autres, projeté verticalement et destiné à planer à haute altitude jusqu’au moment où il plonge sur sa cible. Il est lancé horizontalement et ne s’élève pas beaucoup, demeurant caché aux radars par la déclivité de la terre.

« Tu es bien informé », m’a dit Sanpan, « mais il y a longtemps que les Russes utilisent des missiles qui dépassent la vitesse du son, et les Iraniens aussi, non ? »

Le 28 novembre, la nuit s’est installée

J’ai pris froid. Mon corps a toujours du mal en novembre à s’habituer au climat quel que soit le soin que je prenne à me couvrir. L’air était glacial, je m’étais bien couvert, j’ai transpiré en marchant vite et je n’ai pas pu me changer tout de suite.

Rien de grave, mon nez a un peu coulé, j’ai pris une huile essentielle sur une cuillère de miel, puis l’irritation est descendue sur mes bronches. J’ai pris ce qu’il fallait. Il en est pourtant resté une fatigue diffuse qui vient à peine de me quitter. Le froid est devenu moins vif, le soleil brille et le vent est complètement tombé. Mon corps a toujours du mal à s’adapter au froid qui s’installe, et peut-être surtout aux longues nuits. J’en perds le sommeil.

En novembre, l’on ne remarque plus chaque jour le soleil se coucher plus tôt ; la durée des jours et des nuits ne varie plus beaucoup : la nuit s’est installée. J’en perds le sommeil.

Ce n’est pas la crainte d’une guerre nucléaire qui me tient éveillé. La balance penche trop du côté de la Fédération de Russie pour que les menaces de l’Ouest Furieux soient crédibles. Ils devraient être fous, mais nous savons justement qu’ils le sont, fous furieux, mais pas à ce point.

Les pires fous se concentrent sur le Moyen Orient, nourris de messianisme apocalyptique, de surdoses de cocaïne et d’autres substances assimilables à des dispositifs médicaux. Ils sont les enfants attardés des croisades, bien décidés à forcer la main du Très Haut, ou du Pentagone, qui se confondent peut-être dans leur conscience vacillante. Ils seraient bien capables de lancer une guerre contre l’Iran avant le vingt janvier. La cocaïne fait des ravages, comme le fit en d’autres temps l’opium sur l’Empire Ottoman.

La Turquie est devenue un paradoxe régional. L’on a raison de s’en méfier, mais jusqu’à un certain point. Elle-même assume la méfiance qu’elle doit inspirer, et au besoin la rappelle par la face de Janus qu’elle ne cache pas : sa participation à l’OTAN contre ses stratégies à long terme en Asie Centrale.

Je n’ai pas dû être un compagnon bien agréable lors de mon refroidissement. J’ai tout laissé faire à Sint. J’étais devenu un poids mort dont même l’esprit était fatigué, mais pas malade pourtant, affligé d’aucun symptôme : fatigué, seulement fatigué.

Le 29 novembre, points de vue

Il m’arrive d’avoir l’impression que des étudiantes me font des avances. Je me dis que je me fais des idées, mais non, je sais bien reconnaître ce qui ne trompe pas. Pourtant je ne peux y croire. Trop vieux.

J’en ai parlé à Sharif. Comme je m’y attendais, il est parti d’un grand rire. « Pourquoi n’y crois-tu pas ? Tu n’es pas encore un débris. Tu portes bien et ne manque pas de séduction. Les jeunes femmes aiment souvent les hommes murs, avec lesquels elles espèrent gagner aussi de la maturité. »

Je sais bien qu’il a raison. Quand j’étais jeune, moi-même il me semblait parfois n’être qu’un blanc-bec devant des hommes plus âgés. Mais j’ai soixante-douze ans ! Elles se demanderont si seulement je bande encore.

« Tout le monde s’en fout », m’a répondu Sharif. «  Chacun voit comment tu regardes Sint qui a pourtant presque ton âge. C’est ce regard qui les intéresse. »

Sharif est rassurant, mais ce qu’il dit ne change rien. « Je me sens intimidé par une femme trop jeune. Et cela me gêne : j’imagine combien elle risquerait d’être blessée si son charme demeure sans effet. Je ne sais quelle conduite choisir. Enfin si, j’ai appris comment il convient de s’excuser pour ne pas avoir cédé à la séduction. »

Le 6 décembre, ajustements

Le coup d’état le plus bref de l’histoire, une demie-douzaine d’heures, que les maîtres de Washington ont tenté en Corée du Sud, témoigne du niveau de décomposition de l’Ouest Sauvage.

Le vent est froid. Il a fait grimper à un mur une feuille morte oubliée avec l’agilité d’un chat. Les nuages sont nombreux mais le ciel est dégagé dans les lointains où le soleil éclaire les roches au-delà des toits. Le monde en devient fantastiquement net et immense. Il n’y pas trace de nébulosité.

« Tu as raison », me dit Farzal, « d’employer le mot “takfiri” pour désigner ceux que les maîtres de Washington ont lancé contre Alep. »

« Oui », insiste Sariana, « quand on emploie les mots justes, les idées s’organisent comme seules. »

Non, nous ne croyons pas que les Russes ni les Iraniens aient été profondément surpris. Il y aurait un sens à ce qu’ils laissent les Takfiris s’étendre. Ensemble, ils n’auront pas beaucoup de mal à les réduire à leur manière, patiemment et méthodiquement. La surprise et l’embarras se trouvent plutôt du côté des Turcs, qu’ils serait avisé de laisser sortir du bois. C’est ce que nous sommes tentés de penser.

« Il importe d’être rigoureux avec le vocabulaire », revient à la charge Licos. « L’on imagine mal comment les termes mal choisis parviennent à rendre confuse la pensée. Les gens de l’Ouest se plaisent à donner aux États-Unis le nom du continent tout entier. S’ils s’en gardaient, ils comprendraient le paradoxe de l’immigration qui les obsède : Comment retenir les Américains d’immigrer en Amérique ? »

« La Fédération de Russie ferait bien d’y penser aussi, » interviens-je. « Tous les Russiens, j’appelle ainsi tous ses citoyens, ne sont pas des Russes, même si le problème que la fin de l’Union Soviétique a soulevé est maintenant derrière eux. Mais les mots ont un sens, et celui-ci chemine toujours dans la pensée à son insu. »

« Et la Chine ? » me demande Sariana.

« La chine est plus une civilisation qu’un pays, comme l’Inde. Peut-être la Russie en est elle aussi une finalement, l’héritière du monde gréco-latin. Les civilisation rayonnent toujours bien au-delà de leur foyer. Elles se chevauchent ; l’on ne les enferme pas dans des frontières. C’est la question qui prend maintenant l’humanité à la gorge.

L’on ne perçoit plus maintenant la variation des heures de lever et de coucher du soleil. Je commence à m’habituer à la longueur des nuits.

Le 7 décembre, Huawei coupe les ponts

Huawei vient de couper les ponts. L’ouest compliqué avait fait les premiers pas pour les couper avec lui. Il espérait l’écraser, ne sachant pas évaluer les rapports de force. Huawei repose sur l’immense marché chinois, et propose maintenant un système entièrement autonome.

Pour l’instant, il n’est peut-être pas très avantageux de choisir Huawei si l’on n’est pas en Chine ; l’on n’y retrouvera pas ses applications habituelles, pas encore, mais à terme, le monde entier y viendra. D’un autre côté, les applications qui dominent l’Ouest nerveux, et en conséquence le reste du monde, il serait peut-être avantageux de s’en passer.

Il y a quelques années, je voulais acheter un téléphone Huawei. Je le trouvais mieux sécurisé, mais j’ai compris que ce n’était pas le moment. Les téléphones chinois sont moins mouchards. Il intéresse peu les autorités chinoises de surveiller chacun, et le peuple a appris à ne pas se laisser faire.

Bien sûr je ne nie pas que l’internet doive être contrôlé : il devient vite une arme de guerre. L’on ne s’en protège pas cependant en surveillant chacun, au contraire. Les autorités de l’Ouest, en voulant contrôler l’usage de l’internet par ses citoyens, les rend plus aisément contrôlables par quiconque ; et les comptes plus aisés à craquer. L’on s’en apercevra toujours plus alors que les relations internationales se fissurent. Il n’est pas si difficile qu’on le croit de pirater un compte bancaire ; ce qui l’est davantage est de ne laisser aucun trace, ce qui suppose un monde où aucune région n’échappe à des accords de protection.

Huawei, ne se résume cependant pas qu’à des téléphones ; c’est d’abord un système complet, et des réseaux. Ils promettent un renouvellement des technologies de l’informatique et du numérique.

Ces développements m’inquiètent, d’autant plus que je n’y comprends rien, et je doute que quiconque y comprenne tout, à commencer par ceux qui s’en chargent. À tout prendre, je préfère pour le moment que ce soit des Chinois, plutôt que des Oligarques de l’Atlantique.

Quand les Chinois ont acheté IBM, j’ai compris qu’un pas décisif avait été franchi. Aujourd’hui, je crois que c’en est un nouveau.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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