Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

Table des matières





Derniers jours de l’année

Le 10 décembre, remarques sur la Syrie

Nous n’avions rien compris, même Farzal ni Sariana qui sont mieux informés ; même les peuples russe, turc et iranien, dont les autorités savent garder secrets leurs accords machiavéliques. Ce ne fut pas une insurrection, ce fut une passation de pouvoir.

Il fut un temps où l’Arabie Saoudite et le Qatar subventionnaient volontiers des takfiris. Aujourd’hui, ils en ont plutôt peur. Les princes n’aiment pas courir le risque d’être renversés ; et ils savent que maintenant pour eux, le vent mauvais souffle plutôt de l’Ouest.

Où est passée l’armée régulière ? Il n’y eut que des combats sporadiques, on n’a pas vu des colonnes de prisonniers. Elle est toujours là.

Les maîtres de Washington avaient envoyés des nazis et des takfiris qui se battent en Ukraine avec du matériel sophistiqué et des formateurs, pour créer une diversion des forces russes dont l’aviation semble n’avoir fait qu’une bouchée. Aujourd’hui, les maîtres de Washington remercient leurs nouveaux amis en bombardant leurs défenses et en reprenant la dernière partie de Golan.

Le 17 décembre, les jours sont courts

Le soleil se couche déjà une minute plus tard. Le cœur se réjouit de le savoir ; mais bien avant seize heures l’on n’y voit déjà plus rien et l’on doit éclairer. L’air devient glacial quand le soleil passe derrière les montagnes. La mer me manque ; le bruit de la mer.

J’ai demandé à Sint si elle n’aimerait pas que nous partions en Malaisie ou à Java. Nous y enseignerions aussi bien le français. « Tu connais le climat ?! » s’est-elle écriée horrifiée. Oui, je le connais : chaud et humide toute l’année. « Accablant ! » a-t-elle précisé. Je sais qu’elle n’exagère pas. Et que ferions-nous parachutés loin de nos proches dans une telle étuve ?

Le bruit de la mer me manque, le bruit surtout, qu’importe le climat, quand les vagues frappent les rochers. Ce bruit-là, on ne l’oublie jamais. Toute la puissance des montagnes, tu l’entends. Elle y est tout entière. Sinon la mer ne serait qu’une plaine tranquille.

Tu connais le Shôbôgenzô, le Livre de la Vision immédiate de Dôgen, et surtout son Sermon à la montagne (pas sur la montagne). Dôgen a vu la mer, et les montagnes aussi, et je les ai vues également, et surtout entendues.

Le chant du vide : la musique de l’air quand il est emporté dans les abîmes, dans les changements de pression, de densité, de température. C’est un chant profond et puissant qui tient du silence, à la fois à peine audible et assourdissant.

Tu l’as déjà entendu le chant du silence au fond du vide ? C’est lui qui me donne le vertige en montagne, mais si je m’agrippe, je parviens à le supporter.

« Relis le Livre de la Vision immédiate », m’a conseillé Sinta, « et la montagne pour toi remplacera la mer. »

« Souvent en rêve, je roule sur des routes de montagne, m’élevant toujours plus haut, jusqu’au moment où j’atteins un rivage battu par des vagues énormes. Ce rêve revient souvent ; j’ai déjà dû t’en parler. »

Le temps se couvre sur ce ciel qui était si bleu ce matin : des nuages épais et sombres, noirs par endroits. À l’autre bout de l’horizon, ils sont inondés de soleil qui rend lumineuses leurs masses arrondies, et commence à les teinter de l’oranger du soir.

L’air est devenu glacial, il est à peine quinze heures passées, et l’épicier près de la station ouvre ses portes. « Que veux-tu manger ce soir ? Tu nous prépares un épaisse soupe de légumes, ou tu préfères que je cuisine des tomates à la provençale ? »

Le 20 décembre, l’avenir des maths

– Que sont devenues les mathématiques russes ?

– Et les mathématiques françaises ? m’a demandé Licos qui m’a offert le café dans son département.

– Aux dernières nouvelles, les chercheurs ont été regroupés en un seul lieu, l’Institut Poincaré je crois, où ils recherchent ensemble en ne dérangeant personne. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Les mathématiques se nourrissent en échangeant avec d’autres disciplines, voire avec les activités les plus diverses.

– Les mathématiciens russes se font moins remarquer depuis la dissolution de l’Union Soviétique, mais ils ont réussi une intégration admirable avec les ingénieurs et les ouvriers.

– Les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel, dit-on. L’on ne devait pas s’attendre, ni donc souhaiter, que l’aventure franco-russe des deux derniers siècles progresse indéfiniment au même pas. D’autres ont dû avancer ailleurs, dont je n’entends pas parler.

– La relève est peut-être précisément dans l’intégration entre chercheurs, ingénieurs et ouvriers. Je ne vais pas t’apprendre ce que Galilée avait ramené des chantiers navals de Venise.

Il fait doux ce matin, du moins pour une fin de décembre. La vallée ce matin, une couverture de coton l’a protégée du froid. Elle se déchire maintenant, laissant passer un soleil pâle que ne réchauffe pas vraiment.

Le 21 décembre, révolution de l’écriture

L’invention de l’informatique et du numérique (tu vois, je suis porté à employer les deux termes) est-elle une nouvelle révolution industrielle ? Je pense qu’elle et plus que cela. Elle est avant tout le couplage du mécanique et du logico-mathématique. Rien de si nouveau depuis l’abaque ; mais si quand même. À mon sens, le premier pas fut l’invention de l’instrument de musique : le couplage de la musique avec la géométrie de l’objet mécanique.

De George Boole aux dernières techniques de guerre, que de chemin parcouru ! C’est dans l’armement bien sûr que l’évolution se fait le plus sentir, comme d’habitude. L’humanité ne comprend jamais bien les révolutions qu’elle accomplit, comme si elles ne venaient pas d’elle, et pas plus l’écriture que les autres.

L’écriture qui fut à la pensée ce qu’avait été à la navigation la voile qui remonte le vent, comme l’a dit si magnifiquement Frege, permet de naviguer son cours. L’écriture est la mère de la mathématique, ou peut-être la fille ; mais comment avoir l’une sans l’autre ?

Elle alimenta bien des délires : inscriptions de formules pour repousser les démons, tétragramme qui anime le golem, grimoires et fantaisies auxquelles n’a rien à envier l’intelligence artificielle. La réinvention de l’écriture, ni faite tout à fait ni à faire, mais suffisamment engagée pour ne pas permettre le retour.

Le 25 décembre, noël

Sinta a voulu que nous allions passer quelques jours en montage. « Pour te rapprocher de la mer », a-t-elle dit en riant. Depuis hier, j’ai du mal à me réchauffer. Neige et blizzard : pourtant elle n’a pas froid, toujours pieds nus sur les tapis.

Elle a voulu que nous fêtions ensemble la Noël grégorienne. Elle ne veut pas me priver de mes coutumes. « Je savais que je ne te convertirai jamais à l’Islam. Ta certitude athée est vissée à ton âme, et elle m’inspire le respect », m’a-t-elle avoué. C’est vrai, je crois que rien n’est éternel et que le vivant est partout. Je crois…, je le vois plutôt, trop nettement pour pouvoir en douter.

De la dinde avec de l’ail et du citron, je n’aurais pas cru que ce soit bon. Nous l’avons accompagnée avec des pommes-de-terre sous la cendre, une idée que j’ai eue en en découvrant un sac dans la cave. Nous avons passé ensemble le plus merveilleux réveillon dont je me souvienne.

Le 25 décembre, pas nucléaire mais atomique

J’ai glané sur le site de Dmitry Orlov le 9 Décembre 2024 (Club Orlov) : « Prenez une bobine de cuivre, montez-la sur un arbre et reliez les deux extrémités à des balais glissant sur des contacts annulaires reliés à un ampèremètre. Faites tourner la bobine à l’aide d’un moteur électrique à grande vitesse, puis arrêtez-la brusquement. À ce moment précis, l’ampèremètre enregistre une impulsion de courant électrique brève mais parfaitement détectable. D’où vient ce courant, étant donné qu’il n’y a rien dans cette installation qui produise une force électromotrice ? »

« La réponse est qu’il provient de l’inertie des électrons. Dans un métal, on peut imaginer, au sens figuré, que les électrons forment un liquide électronique qui se balade entre les noyaux atomiques du réseau cristallin du métal. Lorsque la bobine est mise en rotation, ils prennent de la vitesse avec les protons et les neutrons qui forment les noyaux atomiques. Contrairement aux noyaux, ils ne sont pas liés au réseau cristallin et peuvent parcourir une certaine distance par inertie après l’arrêt brutal de l’objet. (Pour ceux qui l’auraient oublié, l’inertie est égale à la masse multipliée par la vitesse : p=mv.) Les électrons étant chargés (négativement), ils génèrent un courant électrique lorsqu’ils se déplacent. C’est ce que l’ampèremètre enregistre lorsque la rotation de la bobine est arrêtée. »

« Il suffit que les électrons se déplacent beaucoup pour produire un effet important. À une densité de courant électrique de 10 ampères par millimètre carré, les électrons dérivent à travers un fil de cuivre à une vitesse de seulement 1 millimètre par seconde, mais cela suffit à faire fondre le fil. Imaginez maintenant l’effet si la vitesse n’est pas de 1 millimètre mais de 3 kilomètres par seconde (ou Mach 10), soit 3 000 000 de fois plus rapide, comme c’est le cas lorsque l’ogive d’un missile Oreshnik s’écrase sur le sol. » Voilà qui est simple, clair, et n’exige aucun commentaire.

Le 26 décembre, la sourate du cheval

Est-ce que la sourate du cheval existe ? Je ne le crois pas mais je ne peux en jurer. Je ne dors pas avec un Coran sous mon oreiller.

J’ai rêvé cette nuit de cette sourate, d’une chapelle à la sourate du cheval. Je ne suis pas sûr que ce fut une chapelle, peut-être les feuillets d’un livre : je me souviens à peu près de quelque-chose comme ces ouvrages pour les enfants qui déplient des images cartonnées quand on les ouvre.

Les dégradés de verts étaient saisissants, et son lettrage d’un noir intense rehaussé de dorures. Je fus émerveillé, sans mémoriser un seul mot. Je ne me souviens plus seulement si « cheval » était au masculin. S’il l’était, il désignait « ce cheval-ci » ; au féminin, il désignait l’espèce, le cheval générique. J’ai oublié.

Je dois lire cette sourate si elle existe. Je connais bien la sourate de la vache, l’on traduit souvent par « la génisse ». Elle est la première et la plus longue du Coran, l’une des plus riches d’enseignements. Voltaire en tira l’un de ses contes. Je préfère cependant les plus courtes, faciles à mémoriser et à se réciter : Celle qui fracasse, La lumière de l’aube ; les coursiers….

Le livre dont j’ai rêvé, s’il en était bien un, mais il aurait pu être aussi une construction, ou une page internet, s’ouvrait comme un box pour cheval, et le titre de la sourate s’y dressait comme la tête d’un merveilleux étalon.

Je doute pourtant qu’une sourate fut consacrée à la race chevaline. Celle de la vache ne parle pas de l’animal. Je ne me souviens pas qu’il en soit seulement question à un seul endroit. Elle parle plutôt de Moussa, de Moïse, et de son initiation.

Voltaire y avait trouvé la matière de l’un de ses meilleurs contes, suscitant d’abord mon admiration, puis ma déception en découvrant son origine. Voltaire l’ignorait peut-être lui-même. Il ne devait pas avoir un accès facile au Coran, dont je ne connais pas de traduction qui lui eût été contemporaine.

L’une de ses relations arabisantes avait dû lui conter l’histoire. Je pense à une princesse ottomane de ses amies. « Pourquoi l’a-t-on appelée la vache ? » lui a-t-il peut-être demandé. Et peut-être lui a-t-elle répondu « je ne sais pas ».

Pendant que j’écris cela, je ne cherche pas si la sourate du cheval existe. Je partage cet avis d’André Breton qu’avant de nous hâter de trouver une réponse, il est bon d’accorder un peu de temps pour ce à quoi nous fait penser l’objet de notre doute.

Le 28 décembre, au Levant

Je ne trouve pas les commentateurs bien avisés à propos de la Turquie, même parmi ceux qui le sont le plus souvent. Je crois que les Turcs sont victimes d’un préjugé, et je sais de quoi je parle, car je l’ai partagé longtemps. Mes rapports à la Grèce, à l’Arménie et aux Kurdes ne pouvait permettre qu’il en soit autrement. Ne suis-je pas Marseillais ?

Le monde a évolué. La Turquie n’est plus le sénile Empire Ottoman, ni celle d’Atatürk, ni celle des colonels, et les Kurdes ne sont plus non plus ce qu’ils étaient, qui se cachent derrière les États-Unis et même leur entité sioniste. La Turquie redevient-elle peut-être l’Anatolie.

Comment puis-je avoir raison quant tant de ceux qui sont mieux informés que moi se trompent ? Parce que je me contente de m’en tenir à quelques faits bien établis et à un peu de logique. Qui croirait que la Turquie aurait délibérément tiré la moustache du tigre russe sans que l’un et l’autre ne se soient préalablement entendus, sans qu’elle n’ait expliqué ses intentions à la Fédération de Russie et à l’Iran, accordé des compensations, et avoir obtenu leur accord ?

Le coup de dé de la Turquie était dangereux et difficile, et elle ne pouvait rien sans le soutien des deux autres, fût-il passif. Leur aurait-elle un peu forcé la main ? Peut-être, mais pas dans leur dos, pas sans obtenir un accord.

L’Initiative fut lancée par « le camp du bien », nul ne saurait l’ignorer, les néoconservateurs de Washington, ses auxiliaires nazis et ses takfiris d’Ukraine, dans le but principal d’engager la Fédération sur un second front, et celui de briser l’Arc de la Résistance. La procédure était conforme à ce à quoi nous avions été habitués. Leur plan fut éventé avant d’être accompli.

À qui profite le retournement de situation ? À ceux qui se sont entendus évidemment, Russes, Turcs et Iraniens. Et chacun doit respecter les intentions des deux autres, car la situation va demeurer longtemps instable. Leurs intentions sont complémentaires, et ils ne peuvent les poursuivre qu’en se complétant autant qu’ils le pourront, chacun ayant ses différents atouts pour y parvenir.

Les forces takfiri qui occupent officiellement le pays sont une fiction, comme s’en doutent les commentateurs malgré tout éclairés. Ils ne représentent rien, ne peuvent rien faire : ils ne constituent qu’un corps chimiquement instable, comme un lait sur le feu que l’on doit surveiller. Voilà la situation, elle ne profite en rien aux États-Unis ni à son entité sioniste.

« C’est exactement la conclusion que nous tirons, » me confirme Farzal, « après la surprise des premiers jours ou tout semblait tellement improvisé. »

« Comment avons-nous cru à l’improvisation, » ajoute Sariana, « et à une surprise des Russes et des Turcs ? Ils ont d’abord laissé agir les takfiris envoyés d’Ukraine avec leur encadrement, puis la Turquie a lancé ses propre takfiris, bien organisés et contrôlés, et le chef des premiers est probablement en train de devenir leur otage. »

« Comment avons-nous cru… ? » Avance la soupçonneuse Sinta. « Je me demande si vous n’aviez pas plutôt reçu la consigne de nous le laisser croire. »

« L’on a tort de ne pas prendre au sérieux la colère d’Erdogan contre l’entité sioniste, et c’est ce qui induit le plus en erreur, même si l’on se doute que ses discours s’adressent surtout à son électorat. » Reprend Farzal sans rien répondre.

« Il est dangereux sans doute d’encourager sa population sur des voies que l’on ne s’apprête pas à suivre. Bien sûr la Turquie n’envisage pas de s’attaquer bientôt aux États-Unis, même à travers leur entité sioniste. Et les Russes y songent moins encore ; prenant déjà leurs marques de défenseurs des croyant, de tous les croyants, et notamment des Hébreux. Tous ne visent pas moins à plus long terme l’expulsion des États-Unis du Moyen-Orient, comme tous leurs voisins le souhaitent. »







suite

Table des matières






© Jean-Pierre Depétris, août 2023

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.

Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




        Valid HTML 4.0 Transitional         CSS Valide !