Dans quelques jour, le nouveau président des États-Unis entrera dans son rôle de nouveau Gorbatchev américain pour liquider la défaite de son pays.
À Dirac, le temps est froid et revigorant. L’on perçoit déjà plus nettement que le soleil s’attarde davantage avant de se coucher, et arrive plus vite dans la grande pièce devant le balcon.
La maison de Sint est rustique. J’aime le rustique. De pierre et de bois, elle devient vite confortable avec des tapis et des coussins. À Dirac, l’on aime le bleu sombre et profond, bleu indigo, presque noir, valant noir. Il s’accorde avec le bois, le bois teinté aux noix.
Dans mon enfance, j’aimais les noix fraîches qui noircissaient les doigts quand j’ouvrais leur gangue verte avec mon couteau. J’ai toujours eu un couteau. Mon index gauche en porte toujours la cicatrise qui m’a longtemps servi à distinguer ma droite de ma gauche.
Je suis tenté d’imaginer des puissances qui me soient favorables ou hostiles. La fortune ne vient jamais seule, sans une touche d’infortune. Je me sens parfois comme Ulysse persécuté par Poséidon et protégé par Athéna.
« Quelle est cette nouvelle sornette ? Ta théologie négative ne te conduit donc à rien d’autre qu’à du polythéisme ? » se moque Sinta.
Je dis seulement l’impression qu’il m’arrive d’avoir.
Que dit maintenant à travers ses sornettes le président qui va entrer un exercice dans une dizaine de jours ? Le Canada ; le Groenland ; Panama ; projette-t-il leur invasion ? Non, il s’apprête seulement à liquider l’empire comme un autre avant lui, l’Union Soviétique.
Il déclare ainsi fermement, en choquant, surprenant, suscitant l’indignation, ce que l’on entendrait moins en croyant mieux comprendre s’il le disait plus directement.
Aujourd’hui que je suis sorti tard, un premier rayon de soleil est entré dans la cuisine. L’on n’imagine pas combien un simple rayon est capable d’éclairer.
Le Noël julien est passé, et avant lui le jour de l’an. L’année recommence et j’en suis content. Les festivité me lassaient, heureux de voir les sapins abandonnés dans les rues dont les riverains se hâtent de récupérer le bois pour le feu.
L’on se souhaite ses meilleurs vœux, l’on se serre la main, l’on s’embrasse, même si l’on ne se connaît pas si bien ; se rendant compte de l’importance quotidienne que nous avons les uns pour les autres.
Les jours se sont allongés au point que ce soit sensible le soir.
Le pays est sec et humide à la fois. Il ne pleut pas beaucoup à Dirac. Les glaciers et les neiges éternelle alimentent les cours d’eau. Les rivières courent dans les vallées, convergeant vers la ville.
La végétation n’est pas luxuriante. Elle rappelle celle des Alpes du Sud avec des cimes tellement plus escarpées ; elles sont des attrape-nuages.
Il n’est pas difficile de penser qu’il y aurait sur terre, partout ailleurs probablement, de l’intelligence à disposition de tous, de tous les humains ou encore de tous les vivants, hommes, bêtes, plantes et qui sait quoi d’autre, océans, nuages, montagnes… chaque espèce, chaque forme de vie s’entendant à y puiser à sa façon.
– Voilà qui me fait penser à la philosophie confucéenne. Y aurais-tu puisé ton idée ?
– J’y ai pensé bien sûr, mais non, elle m’est venue comme seule, comme une évidence, comme donnée précisément par cette intelligence même.
Idris et moi nous échangeons souvent des réflexions que le premier venu trouverait bizarres le matin au café.
– Et d’où viendrait-elle cette intelligence ? Lui ai-je demandé. – Des choses : de la force des choses, ou plus exactement de leurs mouvements. Que faisons-nous d’ailleurs quand notre intelligence est au travail si ce n’est nous en servir ?
Il n’est qu’avec Idris que je n’évite pas les conversations matinales du premier café. Quand je me lève, je bois d’abord un verre d’eau puis je fais mon chi-gong. Ensuite je sors à l’heure fraîche ; il fait encore nuit en cette saison, et si le temps est clair je cherche à reconnaître les étoiles. Au premier café, je préfère noter des idées que de les échanger, ou ruminer mes rêve encore frais du réveil. J’en avais fait sur l’intelligence éparse, et je lui en ai raconté un.
– Ce serait donc ce mouvements perpétuel des forces matérielles qui t’aurait soufflé lui-même l’idée ? J’ai toujours pensé que la matière générait de l’intelligente.
– Pas la matière, ses mouvements, car sans eux elle n’est rien, me corrige-t-il.
J’ai croisé Idris en marchant vers le lac ce matin, il habite à côté. Nos chaussures crissaient sur la neige pour nous rendre derrière les vitres du pavillon en bois bien chauffé. Le ciel pâlissait à peine, et le reflet de la pleine lune n’effaçait pas encore ceux des étoiles sur le plan d’eau.
L’Empire Kazhar qui s’est déployé entre le huitième et le douzième siècle, me fascine par son histoire, son histoire inconnue ; l’on n’en sait rien, ni de ses successives frontières. Quel champ ouvert à l’imagination !
Cet empire juif entre Tauride et Turkménistan a de quoi nourrir toutes les polémiques sur le sionisme et l’antisémitisme. Elles décrédibilisent les nombreux ouvrages qui furent écrit à son propos.
D’où venaient ces populations qui se sont converties au Judaïsme ? Je crois qu’elles ont toujours été nombreuses dans la région où la stricte influence de la tradition des Prophètes s’est probablement un peu confondue avec un pur Monothéisme. Ce n’est pas le choix d’un roi qui les a fait apparaître, surgissant tout-vivants de la steppe. Probablement cherchait-il à assurer l’indépendance du pays entre les mondes musulman et chrétien. Le peuple kazhar était là avant.
L’on ne sait rien de cet empire, de ses frontières qui ont varié, de son histoire confuse, de sa culture, de ses populations. Qui étaient ces cavaliers guerriers ? Je les imagine semblables aux cosaques avec leurs toques de fourrure ; des communauté d’agriculteurs en armes.
Un auteur persans écrivait qu’ils étaient beaux. Compte tenu du temps et du lieu, j’en conclus qu’ils avaient les yeux bridés, ce qui correspondait aux canons de l’époque : des Turcs, mais ces régions ont connu depuis l’antiquité des brassages permanents de populations.
Un empire juif en Asie centrale, on imagine combien, entre sionisme et antisémitisme, le sujet se prête à polémiques. L’on aimerait pourtant tellement savoir, savoir plus, alimenter ses rêveries. L’on ne sait rien
Les toques de fourrure restent portées en cette saison à Dirac ; pas par moi qui préfère les chapeaux à larges bords dans le style mongol ou nord-ouest américain, ou provençal. Ils protègent les lunettes de la pluie et le visage du soleil qui frappe encore fort en cette saison quand le ciel est dégagé et que le froid est sec.
« Oui, je me souviens, c’était au siècle dernier dans la plaine du Vaucluse, j’ai eu proprement l’impression de me trouver sur la carapace de la tortue Akûpâra qui porte le monde dans la tradition hindouiste. Je l’ai sentie qui se déplaçait puissamment et lentement, » dis-je à mes collègues qui m’écoutaient avec un peu d’étonnement. « Ne nous méprenons pas : je ne crois pas à la tortue Akûpâra, je veux dire qu’elle figurait exactement l’impression que j’ai ressentie au plus profond de moi. »
« Et le barattage de la mer de lait sur son dos par Shiva ? » me demande Sanpan qui lui aussi, même en hiver préfère le chapeau aux toques de fourrure. Il porte cependant, comme Sharif et Shimoun, un manteau de peau retournée.
« Il ne réveille rien en moi. »
Nestor Makhno est l’un des révolutionnaires du mouvement ouvrier qui a le plus compté pour moi, l’autre est Buenaventura Durruti. Je ne manque pas d’associer Makhno aux cavaliers kazhars dont il était probablement un descendant. Cependant ni lui ni eux ne m’éclairent sur ce qu’ils furent, au contraire. Tout en devient plus impénétrable, comme le sont ces peuples qui occupent ces régions, et qui semblent avoir toujours su si bien se battre.
Ces années, j’observe avec surprise que les Européens qui ne soutiennent pas la guerre se remarquent plutôt à droite. Quand on finance et arme des milices nazies, l’on doit pourtant bien être à droite. Qu’importe, il apparaît qu’à droite, l’on serait plus favorable aux Russes. Le futur président en exercice des États-Unis et sa bande, qui seraient aussi plutôt à droite, appuient ostensiblement les droites européennes. C’est compréhensible puisque les partis de la guerre se remarquent plutôt à gauche et au centre, en Europe. C’est pourtant paradoxal, car cette opposition s’adosse au suprématisme, à la xénophobie et surtout à l’islamophobie.
Or la Fédération de Russie est devenu le champion des nations de l’Islam. Elle siège à la confédération des États Islamiques où elle s’applique à y jouer un rôle unificateur. Si se renforce le camp anti-guerre qui est aussi paradoxalement celui de l’islamophobie, que se passera-t-il quand ses tenants vont se réveiller ?
La Russie serait-elle à droite ? Quoi qu’on dise, deux critères suffisent à distinguer la gauche de la droite. Le premier concerne l’amélioration de la condition ouvrière (ouvrier, ingénieurs et au-delà), le second un sens de la fraternité entre les peuples. Ce n’est pas très compliqué : pouvoir ouvrier et internationalisme.
La Fédération, où la situation du monde du travail ne cesse de s’améliorer, et où l’amitié entre les peuples oriente la diplomation, n’aura jamais beaucoup de sympathie pour la droite, pour qui la valeur du travail est une variable d’ajustement des profits ; et les autres peuples, une menace à dompter. N’est-il pas malheureux de devoir encore l’expliquer.
« Une grande responsabilité repose sur nos épaules », m’a expliqué Sharif, un peu tard sans doute après qu’il m’ait proposé mon poste à l’université en 2022. « Nous formons les générations futures, je pense que tu en es conscient. »
Que lui prend-il. M’aurait-on critique ? Évidemment que j’en suis conscient. Je crois cependant que nous n’avons pas intérêt à trop y songer. Cela nous mènerait à quoi ? Nous devons plutôt penser à l’objet sur lequel nous travaillons ensemble.
Je sais bien que le pays doit former vite une population prête à affronter des situations qui évoluent vite. J’ai retenu de Georges Sorel que la meilleure formation est l’atelier, là où l’on produit et où l’on doit perpétuellement apprendre et résoudre des problèmes toujours renouvelés. Ce n’est pas où je suis invité à intervenir. Mon propos est d’ouvrir le champ.
L’on a apprécié mon cours sur Pierre Reverdy et Henri Poincaré, qui montrait comment le premier avait puisé chez le second ce que l’on appellerait sa méthode poétique. Il y abandonnait l’idée de beauté ; comme l’autre, de vérité, pour celle de force, de fertilité…. Poincaré avait hérité du pragmatisme, et Reverdy ouvrait la voie à la Révolution Surréalisme. Une telle posture d’esprit est capable, précisément, de générer bien de la force.
Sharif m’a confirmé que l’on était content de mon travail. Moi ; je crains toujours que mon statut qui ne repose sur rien soit contesté, qu’il n’éveille des jalousies. Ici l’on s’en fiche. L’on me juge au pied du mur. Je crois que j’ai épousé spontanément la stratégie de formation adoptée ici.
Il est en effet de première importance de voir que, plus le rapport est lointain et juste, plus l’image sera forte ; et surtout de savoir naviguer entre l’inférence poétique et l’inférence mathématique.
« Idris a partagé avec moi une idée des plus fertiles l’autre jour : il y aurait au sein du monde physique environnant une intelligence éparse à laquelle il nous suffirait de puiser. Voilà qui ouvre de fascinantes perspectives, ne trouves-tu pas, Sharif ? »
Sharif m’a invité chez lui pour la première fois. C’est aussi un peu pourquoi ses premiers mots m’avaient inquiétés. Qu’avait-il de si important à me dire ? Rien au fond. Seulement peut-être à m’entendre, avant de répondre lui aussi à quelqu’un qui l’aurait convoqué aussi bien.
Il n’habite pas loin de l’université, sur la route de l’Actar. Le coin est grandiose, rocheux et boisé, mais il y passe beaucoup de camions. Après tout, un camion est beau, et le bruit de son puissant poteur stimule l’âme.
À la réflexion, à la lecture et à l’observation, il semble que l’affaissement des capacités cognitives que l’Ouest Sauvage a mesuré, soit probablement provoqué par une artificialisation de l’intelligence. Je pense qu’elle a atteint le reste du monde, mais je sais que l’Asie l’a mieux identifiée et cherche à s’en protéger.
L’Asie avait certes un peu d’avance. L’idée géniale imputée à Gallilée que le livre de Dieu soit sa création-même, offert dans les choses de la natures que nous avons sous les yeux, et qu’il soit écrit dans le langage mathématique ; cette idée géniale et un peu absurde, elle avait déjà été énoncée par Jafar As-Sadiq au Yémen, qui était alors un centre du monde entre les civilisations asiatiques et celles de l’Ouest.
Ici, l’on s’interroge sur l’évolution des techniques avec un souci constant : Il ne suffit pas d’avoir de nouveaux procédés facilitant l’exécution de tâches ; il importe plus encore qu’ils stimulent leur apprentissage et l’acquisition de leurs techniques, si ce n’est par tous, du moins par une part significative de leurs utilisateurs.
Cette question n’est pas seulement étudiée par ceux qui seraient, comme on dit « aux affaires », elle fait l’objet de débats et de retours dans le poindre conseil.
« Je suis vraiment idiot », dis-je à Leyla, par cette magnifique journée qui serait printanière si ce n’est la neige toujours épaisse, « Je suis impardonnable de n’avoir pas appris la langue locale ? »
« Et en quelle langue me parles-tu en ce moment ? » me demande-t-elle en riant.
L’Ouest Sauvage est fier de ses gadgets informatiques, et croit faire la course en tête. Le dernier en date est ChatGPT. Licos vient de m’apprendre que les Chinois ont fait mieux. Le programme DeepSeek R1 fonctionnant à 200 tokens par seconde, moins gourmand en ressources et gratuit car réellement open source, s’installe sur un Raspberry Pi à cinquante dollars. Licos se l’est procuré.
Le programme est déjà plus performant que son rival étasunien et il sera certainement amélioré rapidement puisqu’il est en source ouverte. « En source ouvert », me corrige Licos, « les puristes emploient le mot au masculin en français. »
« Les chinois n’ont pas accès aux puces plus rapides qui sont sous embargo étasunien, si utiles pour regarder en ligne sur son téléphone portables des vidéos de chaton en très haute définitions », plaisante-t-il. « Pour le programme dont nous parlons, les puces chinoises moins véloces ont surtout incité les développeurs à écrire du code propre. »
« Est-il plus utile que ChatGPT ? » me suis-je enquis. « À quoi sert-il ? »
« On cherche encore », sourit-il. « Tu sais, ces programmes sont de lointains descendants du logiciel Eliza que tu avais déjà remarqué au siècle dernier. Eliza qui répondait à nos questions en langue anglaise, et nous pouvions avec elle engager des conversations. »
« Ce n’est pas ainsi que l’Ouest Mythomanes rattrapera son retard militaro-industriel. Aux temps d’Eliza, les Chinois, les Russes et les Iraniens se débattaient dans bien d’autres problèmes. Beaucoup de temps se sont écoulés depuis. »
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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