J’avais trouvée géniale la formule d’Emmanuel Todd de « catholiques zombies » à l’époque de la mobilisation « je suis Charlie », pour désigner ces populations qui étaient traditionnellement catholiques, et qui sont devenues progressivement des laïques de gauche. Je trouve cependant qu’il va un peu vite en besogne en utilisant ce qui est une belle image comme un concept scientifique.
Il me paraît alors trop vite tenir pour acquis que l’état normal d’une religion se réduirait à un regroupement de pratiquants conformistes. J’affirmerais avec autant de droit qu’une religion atteint un état zombie lorsque qu’elle ne se réduit plus à rien d’autre : quelques préceptes et quelques rites censés régler la vie. Lorsqu’une religion est bien vivante, elle produit mieux que des rites compulsifs et des morales étroites.
Nous ne savons pas entrer dans la tête des croyants, mais nous sommes capables d’entrer dans leurs ouvrages, littéraires, architecturaux, scientifiques, philosophiques, musicaux… Je dis bien scientifiques, et je pense précisément aux sciences de la nature, car dans cette voie ce que nous appelons les religions ont fait montre de la plus créatrice des imaginations. Moi qui n’aime pas trop les doctrines, les rites, les docteurs, les préceptes, et tout ce genre de choses, j’ai été tenté d’en faire le tri ; hélas ce n’est pas possible.
C’est pourtant à quoi paraissent s’essayer ces œuvres elles-mêmes ; ce qu’elles semblent appeler. Pourquoi ne dirait-on pas plutôt, lorsqu’elle ne paraît plus inspirer ce genre d’efforts, qu’une religion est devenus zombie ? Cela s’entend aussi bien.
Je juge que le Catholicisme a cessé d’être vivant après Pascal. Peut-être avant, en étant méchant. Il suffit de comparer avec ce qu’a produit la Réforme : Berkeley, Hegel, Emerson, et jusqu’à Feuerbach, et le bon pasteur Nietzsche. Avec eux, jusqu’où demeurait-on encore dans la Réforme, et quand en était-on sorti ?
Le monde catholique quant à lui, s’est protégé de la zombification en se bricolant un « Dieu des philosophes », un « Divin Horloger », de quoi tenir jusqu’à la révolution spirituelle du milieu du dix-neuvième siècle.
– Une révolution spirituelle au milieu du dix-neuvième siècle ? s’étonne Sinta.
– Bien sûr. J’ai bien dit que le spirituel devait être considéré d’un point de vue de sa créativité scientifique. C’est là que la vie de l’esprit se confronte au monde sensible, et y fait ses preuves en quelque sorte. L’époque fut fertile. l’esprit a soufflé sur l’Europe en ce temps là, qui semble l’avoir oublié.
Les révolutions spirituelles, les révolutions en général, ne se caractérisent pas par des retournements brusques, et elles ne se déploient pas nécessairement où elles avaient commencé. Celle de la science moderne a débuté au Moyen Orient, et les derniers éclats de la civilisation islamique s’achèvent avec Mulla Sadra Shirazi, au moment où René Descartes jette les bases de la science moderne.
Bien sûr, je ne sais pas ce que veut dire spirituel, ni révolution, ni ce qu’est une religion… Pris séparément, tous ces mots n’ont pas de sens définis. Je m’en sers, c’est tout, et j’espère que ma façon de les employer ensemble produit assez de sens pour saisir ce que j’entends.
Dans ce que j’entends, la connaissance des choses de la nature, ce que nous appelons dans son sens moderne « science », tient une place centrale. Pourquoi ne qualifierait-on pas de zombie une religion qui n’y tient plus une fonction créative ? Quand le mot « science », « ilm », ne désigne plus que les doctrines garanties par un corps constitué de savants, d’oulémas ?
– Te voilà encore excessif.
– Pas du tout. C’est d’ailleurs ce que je retiens du corpus de l’Islam historique, des ouvrages de ses savants et de ses mystiques.
Sinta a fait aujourd’hui des gâteaux au miel et à la pâte d’amande. Pour des raisons que j’ignore, bien que je sois allergique aux amandes, je ne le suis pas à leur pâte dont je raffole. Elle a préparé du thé pour les accompagner.
Je suis attentif à la façon dont on déguste le thé en Orient, dans tout l’Orient ; exactement comme en Europe, le vin. Comme lui, le thé a un terroir. L’on tente de le retrouver dans son nez et ses papilles. On le fait tourner dans son bol, on le hume.
L’on ne le regarde pas à travers la transparence d’un verre ; l’on scrute la sienne contre la matière opaque du bol. Ceux de Sint sont de terre écrue. Sa texture a son importance pour apprécier le thé. Toutes les boissons ne permettent pas de semblables expériences. Sans parler des breuvage industrielles, personne n’a songé à retrouver dans un verre de lait, un terroir où les vaches eussent pâturé, ni une race bovine.
Il est des thés bien plus chers que d’autres. Des amateurs, à l’instar des œnologues, parviennent a identifier précisément leur origine et leur âge.
Les branches sèches des conifères ressemblent de loin à une fourrure. Elles sont hélas très fragiles et laissent sans cesse tomber leurs aiguilles. Si l’on connaissait un moyen de les fixer, elles feraient une remarquable décoration.
Farzal ne croit pas à la présence de soldats nord-coréens en Russie. « Quand nous avons acheté leurs hélicoptères, nous les avons suppliés de nous les laisser essayer sur leurs ennemis en Ukraine. Ils n’ont rien voulu entendre. Ils sont tous des vétérans bien formés et commandés par d’excellents officiers. Ils sont tellement à leur affaire, qu’à leurs côtés d’autre intervenants les encombreraient, deviendraient un fardeau, et même un danger. »
Dans la périphérie de la ville, de nombreuses maisons ont encore des granges sous les toits. L’on y entreposait le fourrage. L’on conservait un espace libre entre les poutres et le sommet des murs ; à mon avis pour permettre que le foin rentré parfois à la hâte, finisse entièrement de sécher. Cet espace est souvent aujourd’hui encore colmaté par des fagots de branches sèches.
– Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris de ce dont tu parlais l’autre jour : une nouvelle civilisation, à moins que ce ne soit une nouvelle religion, serait née en Europe au milieu du dix-neuvième siècle, et depuis se déploierait ailleurs ?
– C’est un peu cela, si ce n’est que je n’ai rien dit d’aussi précis, faute de savoir donner des définitions recevables à ce vocabulaire. Je dis qu’un élan a pris vol en ce temps-là entre la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne, et la Russie aussi, et que le monde atlantique s’est montré incapable de le poursuivre.
– Comment caractérises-tu ce moment ? De quoi était-il porteur ?
– Il avait plusieurs composantes, toute complémentaires quoique s’ignorant souvent. L’un de ses aspects les plus saillants est l’apparition d’un mouvement ouvrier qui se structurait et qui portait délibérément un projet révolutionnaire. Un autre est une révolution mathématique épousant une nouvelle approche scientifique du langage. Enfin une redécouverte du paradigme de matière naît de l’unification des sciences de la physique et de la chimie.
Ces trois facettes, qui ne sont sans doute pas les seules, ont exercé une action commune sur la transformation des moyens de production et de leur reproduction. Tu seras d’accord avec moi que ces événements sont toujours en cours, et c’est d’ailleurs pourquoi, lorsque l’Ouest Gâteux s’est esbaudi d’une putative fin du Communisme, j’ai immédiatement compris qu’ils s’était fourré le doigt dans l’œil.
À la fin du vingtième siècle, je croyais encore que les États-Unis possédaient de vrais atouts pour porter l’héritage. J’étais impressionné par l’invention du copyleft, qui m’avait parue porteuse d’un grand avenir, qu’il avait bien et a toujours, et qui aurait des implications dans tous les domaines. Eric Raymond, le théoricien libertaire des hackers, m’avait conduit à relire et reconsidérer les écrits de Pierre Kropotkine, que j’avais connu trop jeune. Ce ne devait pas être les États-Unis qui en auraient été porteurs. J’en ai eu la certitude en passant dans le nouveau siècle.
– Qu’en as-tu conclu ensuite ?
– Oh, je n’ai plus l’âge de me construire de grandes et un peu folles idées destinées à nourrir l’action. J’ai celui où l’on regarde faire les autres, et où l’on essaie de comprendre.
– Tu n’est pas si vieux, sourit Sinta en posant sa main derrière ma nuque et m’attirant vers elle.
– Mais si.
« Je ne suis pas sûre d’être d’accord avec toi. Ton prétendu élan du dix-neuvième siècle, je le trouve manquer d’élévation d’esprit. Je t’accorde cependant que les acceptions du mot esprit sont assez variées pour abriter les Lois de la Pensée de George Boole et l’arithmétique binaire. »
« Tu devrais lires ses poèmes pour comprendre que tu n’en goûtes probablement pas tout le sublime. »
« Je sais que tu vas me parler de la Légende des Siècles et de So sprach Zarathoustra. Il m’arrive pourtant de juger leur poésie trop apprêtée et trop polie, et quelque peu artificielle. Compare-la au Coran. »
« Comparer quoi ? Le véritable Livre est la matérialité du monde elle-même et ses articulations logico-mathématiques. L’on pourrait cependant se moquer encore à son propos du fou qui regarde le doigt plutôt que ce qu’il montre. »
« Pour te dire la vérité », continue Sinta après un court silence, « il ne me plaît pas que tu paraisses faire de cette révolution toujours contemporaine une nouvelle religion. »
« Ce n’est pas mon propos. Je ne prétends pas y reconnaître une nouvelle religion qui viendrait remplacer les autres moribondes ; prendre en quelque sorte son tour à leur suite. Si elle en était une, elle serait toujours la même, toujours renouvelées dans ses successives irisations ; et elle en serait l’abolition aussi bien. Cependant, si nous voulons continuer dans cette voie à tenter de clarifier nos idées, je crains que nous ne fassions que brasser de la confusion»
« Je crois que vous oubliez tous le plus important », continue-t-elle après avoir paru mûrement réfléchir, « la religion est d’abord l’oraison. »
« Tu me rappelles un hadith du Prophète, glorifié soit-Il, » dis-je en l’approuvant, « Il y confesse que les plus grandes joies qu’il ait éprouvées dans sa vie venaient de l’oraison. J’y ai longtemps réfléchi. »
« En fait d’oraisons, pour la Révolution contemporaine, » dis-je, « je la reconnaîtrais et m’en émeus surtout dans les chanson révolutionnaires qui furent le principal vecteur par où elle se mûrit et se transmit, et particulièrement dans la folk américaine et ses chanteurs anarchistes et communistes comme Woody Gutry et Pete Seeger. Which side are you on ? : tu connais ? Sinon cherche en ligne. »
« En attendant, songe à ce que l’industrie du disque en a finalement tiré, comment elle a traduit leurs paroles et fait de leurs imitateurs des puériles “idoles”, et interroge-toi sur la toujours renouvelée vanité de l’oraison. »
Sinta marque une surprise et part d’un franc rire. « Tu as un sens inné du rangement. Tu retrouves tout à sa place, et les relations les plus inattendues avec ce qui paraissait ne pas en avoir. » Elle ajoute encore : « Tu ne veux pas nous aider à ranger la bibliothèque du séminaire ? »
« Pourquoi pas ? Le meilleurs ordre est celui dans lequel les choses se font ; l’ordre chronologique.
« Tout le monde se gargarise des élucubrations du président Trump, et ne s’interroge pas sur ce qu’il fait, ni surtout sur ce qu’il peut faire : rien. Le président Trump a pris la suite du président Macron, qui l’avait devancé dans l’histoire pour y laisser sa trace en inspirant le verbe macroner. » Le jugement de Sariana est péremptoire.
Je le partage et, ces derniers temps, je lis moins la presse internationale. Nous nous sommes retrouvés dans le petit salon de thé où j’ai rencontré pour la première fois Farzal. Il est situé au travers d’une ruelle de la vieille ville qui offre une vue grandiose sur les toits et les montagnes. Maryam nous a rejoint.
Sariana connaît bien Youssef, l’élu du cœur de Maryam, qui est occupé à des activités trop complexes pour moi, auxquelles elle n’est toujours pas étrangère : le guidage de missiles ou de drones, et la protection de leurs réseaux.
Voilà une arme qui a renouvelé l’art contemporain de la guerre pour d’assez faibles coûts. Elle est à la portée du moindre réseau de résistance. Bien sûr, elle n’est efficace qu’en étant doublée d’un système informatique robuste. Celui-ci ne demande pas non plus de gros budgets, mais surtout des programmeurs ingénieux.
L’on n’imagine pas combien la guerre a toujours exigé des compétences, ne serait-ce que celles de bien choisir les armes que l’on va employer. Les hélicoptères de Farzal emportent toujours un véritable arsenal, dont le plus récent élément est devenu le fusil à chevrotine, l’arme la plus efficace contre les drones.
« Les hommes prennent vite goût à la guerre quand on les y entraîne. Les Russes y prennent trop goût », dit Maryam. « Il y a trop de combattants partout qui pourraient ne jamais vouloir s’arrêter. Je m’inquiète de ce qui en adviendra. D’autres viennent de plus loin gonfler les rangs des mercenaires de l’Ouest, pour des soldes de misère et des missions suicidaires. »
« Tu as raison », dit Sariana. « J’ai connu de nombreux combattants de diverses nations. Ils parlent de leur guerre à laquelle ils ont survécu, comme si elle leur avait donné leurs plus doux souvenirs. »
« L’important dans la vie est de rester en vie, » me dit Farzal. « C’est l’enseignement secret de la guerre. Rien d’autre alors n’a plus d’importance, et cette sensation nous procure une sérénité à nulle autre pareille. »
« Oui, je comprends pourquoi des hommes se mettent à aimer la guerre, et en deviennent quelquefois dépendants. As-tu déjà connu le feu, Farzal ? »
« Je ne suis pas autorisé à répondre à cette question, » fait-il laconique. Nous nous sommes croisée dans la vielle ville près des remparts, et nous nous sommes installés un moment, là où j’avais rencontré sa femme et Maryam hier. Une légère bruine tombe qui ne laisse pas le temps aux flocons de se former.
« Je déteste la guerre et je ne l’aimerai jamais », avoué-je. « Tout avait été fait pourtant pour m’en donner le goût quand j’étais un enfant : jouets, cinéma, bandes-dessinées. Ce qui me la fait à ce point exécrer, je crois que c’est l’uniforme. Je ne pourrai jamais accepter, je crois, de revêtir un costume que l’on m’aurait taillé pour mourir. »
« Cela ne te répugne-t-il jamais ? » lui demandé-je en passant ma main sur la manche de sa vareuse où sont cousus ses galons. « Même les tenues de chantier me font le même effet quand elles sont données toutes semblables et que l’on n’a pas choisi la mienne, si j’ai l’impression d’y prendre un risque, et l’on en trouve toujours sur un chantier. »
« Des hommes font la guerre sans uniforme. Essaie de l’imaginer ; une telle guerre te conviendrait peut-être mieux ? » me demande-t-il amusé. « Avec ou sans uniforme, la mort reste la mort. »
« Je me suis retrouvé dans des manifestations violentes. Ce sont des situations qui ressemblent à la guerre, et où le danger est parfois réel, » dis-je songeur. « Je n’ai pas aimé ça. Peut-être parce que ce n’était pas vraiment la guerre. La vraie guerre se déroule au grand-air, dans ce que nos aînés appelaient le désert. Je crois que c’est aussi ce qui nous fascine. L’on ne peut pas juger si l’on n’a pas essayé. »
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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