En me relisant, je suis toujours consterné par le nombre des noms propres cités.
« Où est le problème ? » s’interroge Nadina.
Ce n’est pas élégant.
Pour cette pleine lune, il fait déjà l’un de ces magnifiques temps de printemps ; un temps de printemps comme ils sont ici, où le soleil nous brûle alors que l’air encore nous glace. L’on ne sait comment s’habiller.
Je ne rencontre plus aussi souvent Nadina depuis qu’elle a passé sa thèse.
Non, je n’aime pas ces pages qui fourmillent de noms propres. Cela se conçoit encore lorsqu’on écrit une thèse ; même alors, l’on ne devrait pas en abuser.
« Mais Jean-Pierre, même à éviter le plus possible de nommer des auteurs, le lecteur y pensera, et il se demandera pourquoi tu caches tes sources »
Le reproche m’en a déjà été fait.
« Tu vois bien… »
Justement, nos trames mentales sont bien trop articulées sur les figures de grands hommes dont nous serions invités à monter sur les épaules ; alors qu’à la vérité ils seraient plutôt comme des promeneurs que l’on aurait croisés en chemin.
« Je crois que ton souci serait plutôt que le cheminement de la pensée en soit corrompu ; ce serait la seule question qui vaille d’être posée. L’on considère parfois que la philosophie serait la discipline qui consiste à étudier les philosophes. L’on se laisse aisément entraîner dans une telle voie. Serait-ce ce qui te chagrine ? »
« Pas vraiment : Penser ne consiste pas à expliquer comment les sots disent des sottises, disait Bertrand Russel. Encore une citation, tu vois l’on n’en sort pas. »
« Tu sais pourtant combien les livres sont indispensables », m’avait encore dit Nadina.
Ce n’est pas à moi que l’on va l’apprendre. J’ai eu tant de mal à me débrouiller pour accéder à des bibliothèques universitaires sans lesquelles je ne pouvais rien. Heureusement que ceux qui s’en chargent n’ont pas l’esprit de cerbères.
« Tu me rassures, te sachant adepte de Descartes qui, quand on lui demandait où étaient ses livres montrait sa table de dissection. »
Même les tables de dissection, ou toute chose de ce genre, n’est pas facile à avoir à disposition. Je crois que c’est la raison pour laquelle je me suis consacré à la poésie. Il est possible de la pratiquer sur une simple table de bar.
« La poésie, elle aussi, demande de lire beaucoup. »
« Moins qu’on le croirait. Elle se compacte toute entière dans un Littré et un bon manuel de grammaire. » Nadina rit.
« Sérieusement, Nadina, aucune discipline ne possède cette particularité. Je ne néglige pas les rencontres en chemin, mais toute la poésie française tient dans le Littré. Évidemment, tu ne le transporteras pas dans une poche de chemise. »
« L’accès aux livres a revêtu pour moi des aspects tragiques. Tu ne peux pas savoir, Nadina, combien l’internet a changé ma vie. Du jour au lendemain, tout fut accessible sans frais, littéralement à portée de main ; des ouvrages auxquels je n’espérais plus avoir un jour accès. Je ne saurais faire comprendre combien ma vie en fut facilitée, et pour tout dire apaisée. »
« Les limitations imposées par les droits d’auteur ont dû te gêner ? »
« Pas vraiment. J’ai vite compris que les ouvrages protégés par des DRM (Digital Right Management), ces bouts de codes prétendant interdire l’accès à ceux qui ne s’étaient pas acquitté de leur dû, protègent généralement des travaux de faible intérêt. »
« Je ne cacherai pas que l’évolution de l’internet m’inquiète ; l’usage qui en est proposé, les usages automatiquement suggérés plus que les limitations délibérément régulées. J’ai l’impression d’avoir vécu un âge d’or qui ne durera pas. L’internet devra finir un jour par être complètement retourné. Je ne le verrai peut-être pas, mais toi certainement. »
J’ai mis à niveau mon système. Il est maintenant plus rapide, et de légers bogues en ont été corrigés. Il est plus élégant. Les Chinois ont dû s’en mêler. Les premières versions d’Ubuntu venaient d’Afrique, parrainé par Nelson Mandela, le nom lui-même en est africain. L’on n’y cultivait pas les goûts raffinés de la Chine. Ubuntu était un peu moche. La dernière version est toute en pâles effets de papier de riz. Les nuances de gris clair suffisent, sans recours inutile à des textures. L’ergonomie encore a progressé.
Comme de coutume, l’on perd un peu de temps après l’installation, l’on ne retrouve pas tout parfaitement à sa place, des programmes obsolètes ont été remplacés.
« Une mise à niveau me rend toujours un peu nerveux. »
« Pourquoi ne demandes-tu pas de l’aide ? Tu n’aurais pas de mal à en trouver autour de nous. »
« La mise à niveau fut rapide et sans problème. Je n’en ai jamais rencontré qu’après avoir demandé qu’on m’aide, ou qu’on le fasse à ma place. Depuis, je préfère m’en charger. »
Je suis arrivé à Dirac pendant l’été 2022. L’Afghanistan était en train de se libérer du joug de l’Occident Furieux. L’on en recevait des images qui rappelaient la chute de Saïgon.
Ce fut plus grave que la chute de Saïgon : les États-Unis y étaient seuls engagés et la libération nationale avait alors l’appui de l’Union Soviétique. L’Afghanistan ne fut soutenu par personne, et l’Ouest tout entier l’occupait : l’on sentait sa fin venir.
Personne n’aurait cru qu’elle serait si rapide. Rien n’aurait dû se dérouler si vite si l’Ouest Fébrile n’avait tramé lui-même les conditions qui ont accéléré sa chute. Il a gaspillé un temps précieux, celui-là-même qu’il a accéléré, plutôt que le mettre à profit pour limiter les conséquences de sa perte de puissance.
Qui croirait que l’Ouest Lointain serait encore porteur de la civilisation occidentale moderne ? Après avoir hésité, la Fédération de Russie a compris que l’avenir n’était plus là, et s’en est échappée.
L’Ouest Morbide fait des gorges chaudes avec la liberté d’expression. Est-ce si important de s’exprimer ? Ressens-tu toit-même si souvent le besoin de t’exprimer ?
Parler, sans doute ; énoncer. L’on a toujours besoin d’interlocuteurs pour éclaircir ses idées. Serait-ce ce que l’on appelle s’exprimer ? Non. Il s’agirait plutôt de convaincre. En ressens-tu si souvent le besoin ? Pas moi.
Quand tu désires convaincre, tu poursuis généralement un but déterminé. Sinon à quoi bon ? Tu préféreras sans doute des critiques, des réponses de nature à t’aider à clarifier et énoncer tes idées. Oui, ces retours nous sont précieux.
Je n’arrête jamais mes jugements tant que je ne les ai pas confrontés à des échanges serrés. Manquerais-tu de confiance en toi pour ne pas te fier à ta seule raison ? Je ne m’y suis jamais fié. Elle est plus trompeuse que les sens.
Voilà la synthèse exhaustive de ma longue conversation avec Shaïn. En me relisant, je ne reconnais plus bien la part de ce que nous avons dit chacun ; pourtant nous nous sommes longuement contredits. C’est lui qui m’a demandé si je ne faisais pas confiance à ma raison.
« Le mot expression me fait penser à la Rage d’expression de Francis Ponge », m’interrompt Sinta.
« J’y ai pensé moi aussi, et tout particulièrement à l’un des recueils que le composent : la Mounine. C’est un lieu-dit sur la route de Marseille à Aix que j’ai empruntée tant de fois. Je t’en dirai plus un jour, mais ce recueil a peu de rapport avec la liberté d’expression si chère à l’Ouest. »
Celle-ci a plus à voir avec les réseaux sociaux, qui ne sont pas si sociaux puisqu’ils sont privés, fortement surveillés et réglementés. Elle a à voir aussi avec les Organisations Non Gouvernementales, qui ne sont pas non plus ce qu’elles se disent, puisqu’elles sont généralement financées par le gouvernement des États-Unis.
Ces jours-ci, le thermomètre ne descend pas au-dessous de dix dans la journée, ce qui est plutôt doux. Au-dessus de dix, je n’ai pas froid aux mains pour écrire avec mon stylo métallique, pourtant je ne parviens pas à me réchauffer. Ce doit être l’humidité.
L’administration des États-Unis m’a surpris après les premiers décrets cosmétiques sur les trans et les migrants, et les facéties du maître de Washington. Je le comparais déjà au Président Macron. Je craignais une inefficacité qui allait le conduire à terme à l’échec.
Les négociations entreprises avec la Fédération de Russie m’ont détrompé. Elles s’annoncent bien et vont dans le sens que toute personne censée attendait, à commencer par les Russes : un traité de sécurité collective pour l’Europe. Il n’y a pas de raison pour que les parties ne parviennent pas à un accord, même si les régimes chancelants de l’Union Européenne feront tout pour poursuivre la guerre.
Les mesures courageuses contre les subventions colossales pour financer les subversions de par le monde, m’impressionnent aussi. Il est probable qu’elles ne tarderont pas à porter leurs fruits. L’on s’étonne que rien n’ait été tenté pour renverser le gouvernement. L’on ne s’attend même plus à ce que le président soit assassiné, car son suppléant, Vance, semble avoir trouvé son assise.
Naturellement, nous ne sommes pas aveugles aux ombres du tableau : les États-Unis sont entre les mains d’oligarques, et maintenant plus que jamais. Seul sans doute un front d’oligarques avait les moyens de remporter les suffrages.
Les positions de Trump envers l’entité sioniste, elles, sont consternantes, et à vrai dire répugnantes. Elles ne pourront être oubliées ; mais nous avons appris que ses pirouettes ne doivent jamais être prises au sérieux. En attendant, le cessé-le-feu tient.
C’est comme le vin, comme le thé. La cuisine c’est la terre. On la reconnaît.
Dans notre jardin lui-même, les haricots qui poussent contre le rocher où coule le ruisseau n’ont pas tout à fait le même goût que dans la terre grasse près des fruitiers. J’ai fini par comprendre que c’est la raison pour laquelle la nourriture industrielle mélange trop les goûts et les assaisonnements, et entraîne à sa suite les coutumes culinaires. Elle vise ainsi à rendre impossible d’identifier un terroir.
– Et pourquoi cela ? Me demande Sinta. Par méchanceté pure ?
– Bien sûr que non : elle cherche seulement à contrôler au plus près les saveurs de ses produits. Ces mélanges empêcheront quiconque de remarquer les infimes variations de la sauge ou des carottes. Les acheteurs s’habitueront et apprendront à reconnaître plutôt qu’une origine, une marque de fabrique, et à la distinguer de la concurrence.
Note que si la méchanceté seule animait les producteurs, dans le but par exemple d’achever la séparation entre l’homme et la terre, ils ne s’y prendraient pas autrement.
Je ne sais pourquoi cela me fait encore penser au lieu-dit la Mounine. J’y demeure attaché par de nombreux souvenirs. Je me souviens d’un jour où je me rendais à Aix pour animer un atelier d’écriture avec des enfants.
J’ai écrit ces jours-ci que j’apprécie les retours qu’inspirent mes paroles. Les plus savoureux sont les questions d’enfants. Ce jour-là, l’un des élèves m’a demandé : « Monsieur, la poésie ça sert à quoi ? »
J’ai failli lui répondre d’abord qu’on ne devait pas tout considérer d’un point de vue utilitaire, et autre balivernes. J’ai bien compris cependant qu’il me posait une vraie question, à laquelle il attendait une vraie réponse. La poésie ça sert à quoi ? Me suis-je à mon tour demandé. La réponse m’est venue comme seule : « à voir avec les oreilles ».
J’ai longuement expliqué à la classe à quoi la poésie servait, comment l’on s’en servait, même lorsqu’on n’est pas en train d’écrire des poèmes. Cela m’inspira le texte d’une intervention que j’ai donnée un peu plus tard dans un colloque.
J’avais gardé pour titre « la poésie ça sert à quoi ? ». J’y commentais un article de Gottlob Frege qui justifiait la nécessité d’un langage spécifique des mathématiques. Il avait pour cela, un peu paradoxalement sans doute, recours à des figures poétiques. Il employa par exemple la belle image que j’ai si souvent reprise, que l’écriture a pour la pensée une importance comparable à celle qu’eut pour la navigation la voile triangulaire qui permet de remonter au vent.
Je m’attachais à montrer que l’image poétique sert à affûter l’acuité de l’entendement, et que, malgré son nom, elle s’adresse davantage à l’ouïe qu’au regard, comme le substantif du verbe entendre le suggère.
J’ai pris la mesure de ce que signifie entendement en lisant dans le texte un ouvrage du mathématicien arabe Ibn Sînan. Avant de le comprendre, j’ai dû parvenir à prononcer mentalement les chiffres indiens et les connecteurs logiques écrits selon les conventions arabes. Ce fut fastidieux et long. Quand j’y suis parvenu, l’ouvrage était limpide. Pas moyen de comprendre autrement. C’était un traité sur la synthèse et l’analyse.
– Cet ouvrage médiéval n’était-il pas dépassé ?
– Rien ne l’est définitivement en de tels domaines. Il m’a au contraire aidé à comprendre des travaux récents.
– En t’écoutant parler des saveurs, je me suis demandée si l’on ne pourrait pas construire avec elles un système linguistique semblable à celui que nous avons fait avec les sons et leurs durées ?
– Je n’en ai jamais douté. J’imagine que les insectes, s’il leur venait à eux aussi l’idée d’investir le royaume de l’esprit, ne s’y prendraient pas autrement. Le problème, pour nous humains, est que nous sommes incapables de produire des arômes à volonté, sauf en cuisinant.
Je n’ai jamais pris l’exacte mesure de cet axe historique qui va des croisades aux massacres des Nazis en Union Soviétique ; du Saint Empire jusqu’au Troisième. J’ignorais encore il n’y a que quelques mois, que les croisés avaient pris Constantinople aux Chrétiens. Je croyais qu’ils étaient venus les secourir contre les Musulmans. Je suis très ignorant sur le sujet.
L’histoire de l’Europe est traversée par une rage de massacrer dont on retrouve mal l’équivalent ailleurs. Sans se faire angélique sur d’autres régions du monde, le génocide est un peu la marque de fabrique de l’Europe, et le demeure. Je n’en avais jamais été frappé, ni ne l’ai vu souvent relevé.
La Russie s’était furieusement occidentalisée dès le règne de Louis XIV ; il fut le modèle des nouveaux Tsars. Ce règne fut peut-être un sommet entre la furie du Saint Empire et celle des Nazis.
Il serait temps que je comble mes lacunes et que j’éclaircisse un peu mes idées si je veux comprendre l’époque où je vis.
Au vingtième siècle, la Russie était devenue une avant-garde de la modernité occidentale, et presque immédiatement la victime désignée de l’Ouest Génocidaire ; cependant pas encore des États-Unis ni de la Grande-Bretagne.
« Pour l’heure, je crois que la partie est terminée », me dit Farzal. « Nous ne le souhaitons pas, mais nous ne croyons pas au succès de la présidence Trump. La situation de la classe ouvrière aux États-Unis est trop pitoyable. Elle ne se remontera pas en moins de dix ans, et davantage. De ce temps, le gouvernement ne dispose pas. Les Étasuniens semblent comprendre la situation ; ils seront peut-être patients, mais pas assez si elle ne s’infléchit pas dans les deux ans. »
« Nous avons gardé quelques contacts avec des travailleurs des États-Unis ; il en existe encore de bons, mais ils sont vieux, avec leurs vestes à franges et leurs bottes pointues, et ils ont perdu l’habitude de travaux experts. »
« Former des travailleurs ? Qui les formera ? Et le plus important est la nécessaire synergie entre les ouvriers, les ingénieurs et les chercheurs. Sariana a mis la main sur des documents analysant les échecs dans la production des armes hypersoniques. La théorie est bien connue aujourd’hui, le problème vient de la fabrication de dispositifs capables pour un court instant de supporter de telles chaleurs. Cela suppose des ouvriers d’un haut niveau, comprenant les équations des chercheurs, ou du moins ce qu’elles signifient pratiquement ; et des chercheurs apprenant des premiers les propriétés et les comportements dans la pratique des matériaux et des outils. Ces ouvriers, ces chercheurs et ces ingénieurs ne se trouveront pas dans le premier centre d’embauche. Ils devront travailler ensemble longtemps pour y réussir et atteindre le stade de la production en série. »
« Les jeux sur les tarifs douaniers ne permettront pas non plus de gagner le temps pour tenir », poursuit Sariana. « Ils seront peut-être efficaces sur les alliés et les voisins des États-Unis auxquels ils feront mal ; pas sur les grandes puissances montantes qui resteront maîtresses du jeu. Le processus mis en place par la Fédération de Russie et les BRICS à Kazan l’automne dernier, est lent mais inexorable. Le temps joue pour lui. »
« La dette des États-Unis est une bombe à retardement. Leur seule chance est que personne n’espère qu’elle explose. Ils ne sont pas du bon côté du manche, et pour longtemps. »
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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