L’hiver s’achève doucement sous une pluie froide et pénétrante. Le jeune Youssef m’a accompagné pour rencontrer mes amis aux cafés près du lac et y prendre un petit déjeuner tardif. La rivière n’est plus gelée. Le matin, seulement une fine pellicule de glace se forme encore parfois sur les rives où l’eau est peu agitée.
Tous ces infimes détails du monde qui m’environne m’émerveillent autant chaque jour et m’emplissent de joie. Nous sommes vendredi, les enfants ne vont pas à l’école et jouent au ballon sur la pelouse humide.
Il y a beaucoup d’enfants à Dirac ; beaucoup de femmes enceintes. Je ne connais pourtant pas beaucoup de couples qui en aient plus de deux. Un sursaut de natalité depuis que je suis là ? Je n’en vois pas les raisons. Je crois plutôt savoir que le nombre des naissances tend ici à baisser comme partout ailleurs.
« Mieux vaut faire peu, mais bien », dit un proverbe que je viens d’inventer. C’est une tendance forte de l’évolution : les dernières espèces apparues ont peu de rejetons et s’en occupent davantage. Les abeilles notamment sont des mères dévouées et prêtes à tous les sacrifices, alors que d’autres distribuent la vie à profusion en pure perte.
La rage qu’a le vivant de se reproduire m’étonne, d’autant que je l’observe à l’œuvre partout autour de moi sans la ressentir vraiment ; pour tout dire, sans la connaître. Se cacherait-elle tout entière dans le désir de copuler ? Certes, je le connais, mais elle y serait bien cachée.
Cette rage de se reproduire se résumerait-elle pour l’homme à ce jaillissement de vie qu’est l’éjaculation ? Un goût pur de la profusion ? Ce n’est pas la même chose.
Des rêveries d’enfantement ne me sont jamais venus à l’esprit en copulant, j’en suis sûr. Désir inconscient ? J’ai peine à croire en une telle furtivité. Le désir, à la rigueur, se déguiserait ; et en quoi ? J’ai cependant imaginé que le désir seul donnait la vie ; qu’il la produisait et ne se contentait pas de n’en être que la ruse.
J’y avais longuement songé quand j’étais bien jeune, à la lumière d’Arthur Schopenhauer ; puis plus tard à celle de Wilhem Reich. Qu’est-ce qu’un désir pour qui ne sait ce qu’il désire ? Pour un animal, pour un végétal ? Pour une forme des plus frustes du vivant ? Pour une superposition d’orgone ? J’avais fini par conclure que connaître son désir pouvait se résumer à ne pas renoncer à le suivre.
L’on ne saurait expliquer la pluie par le besoin que les jardins ont d’être arrosés. La causalité n’est pas meilleure explication que la finalité. Mieux vaudrait se rendre attentif au désir de la pluie de tomber. Il n’est pas exclu de le ressentir. Le plaisir se communique, celui des gouttes ruisselant sur les feuilles. Je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’une mécanique du désir serait concevable, aussi consistante que celle des corps physiques et de l’étendue.
« Je serais bien prêt à t’emboîter le pas dans cette voie », me répond Licos, « mais cette mécanique que tu prends pour modèle reposait sur des proportions et des mesures, celles de l’étendue et de la gravité. »
« Sigmund Freud s’était bien essayé à bâtir une telle mécanique, mais de la conscience plutôt, en lui empruntant ses paradigmes : travail, résistance, déplacement…», continue-t-il, « ils n’en étaient plus alors, sinon des paradigmes fumeux, de simples notions, car leurs rapports ne s’articulaient plus selon des unités mesurables. »
Curieusement, à la même époque, Henri Poincaré produisait une nouvelle géométrie, la géométrie in situ, dans laquelle les rapports n’étaient plus établis sur des mesures précises de l’espace et du mouvement ; une géométrie molle, en quelque sorte.
« Il y avait certainement là de quoi produire des modèles consistants si l’on s’en était servi », ditencore Licos, et comme il aime cerner ce dont il parle, il précise que Freud visait plutôt une mécanique de la conscience et non du plaisir, même si ce dernier s’y invitait discrètement sous le nom de libido. « J’ai bien envie de poursuivre ton idée et de travailler un peu sur un modèle mathématique de la dynamique du plaisir. »
« Voilà qui ouvrirait sans doute la voie à des applications pratiques », dis-je amusé. « Qui sait ? » Fait-il énigmatique.
« La mécanique de la conscience qu’envisageait Freud poursuivait un but thérapeutique, ce qui la limitait », relève Idris. « Ton point de vue sur le principe de plaisir ne concerne plus exclusivement le genre humain ; toute la nature lui est soumise. »
« Oui », approuve Licos : « une approche confucéenne. L’ancienne philosophie de l’esprit confucéenne avait cette supériorité sur celle de Hegel, qu’elle n’avait pas besoin qu’on la renverse. »
« J’ai bien aimé vous écouter délirer ensemble », me dit Youssef en rentrant. « Sinta m’avait bien dit que tu t’y entendais pour entraîner les autres dans tes fantaisies. »
« Elle t’a vraiment dit ça ? » La pluie a cessé et les oiseaux ont recommencé à chanter. « Il n’est pas nécessaire de les pousser beaucoup, tusais. C’est dans la nature des hommes. » Du gazon trempé, monte comme une forte senteur de luzerne.
La nuit tombe toujours plus tard, alors qu’après le Ramadan, s’approche le Noruz. C’est l’heure où Sinta et moi nous retrouvons dans la cuisine pour d’intenses échanges culinaires et autres.
Youssef, hier, m’a avoué qu’elle trouvait mon travail trop brouillon, qu’à son avis, je gâchais mes talents. Je l’ai à mon tour interrogée. « C’est vrai, tu te satisfais trop de tes seules intuitions. Tu ne vérifies rien. Tu te contentes d’affirmer péremptoirement des approximations, quand ce ne sont pas de simples erreurs. »
« Je ne crois pas être le seul. – C’est ainsi que tu te justifies ? Si tu me disais encore que tu prêches le faux pour obtenir le vrai… – Eh bien, justement je te le dis : Pourquoi ne m’as-tu pas corrigé quand tu as vu des erreurs sous ma plume ? – Parce que tu es tellement péremptoire que l’on te croit. »
« C’est donc ainsi que tu te justifies ? Tu crois ce que je dis. Tu crois que je parle pour être cru ? J’ai pensé, dit et écrit beaucoup de sottises dans ma vie, et je n’ai jamais éprouvé de ressentiments pour ceux qui m’ont corrigé, même avec maladresse, au contraire. Je retiens pourtant que je peux sembler être trop sûr de moi ; mais enfin, pour oser penser, l’on doit bien nourrir une forte assurance, au risque de déborder dans la forfanterie. »
Mon discours amuse Sinta qui n’a pas le sens de la querelle. « En attendant », dit-elle, « je ne sais où tu as appris de Nestor Makhno était juif, ni où il avait écrit un livre sur son armée révolutionnaire. J’ai voulu vérifier et je n’ai rien trouvé. »
Sa réponse me laisse sans voix. Je revois encore ce livre, sa couverture à la couleur un peu lie de vin, mais je n’ai pas en mémoire son titre, ni le nom de l’édition. Je ne confonds pas avec celui de Voline, ni d’Archinov. Mon imagination serait-elle capable de produit seule ses sources ? Nicolas Gogol aurait-il bien seulement écrit Tarass Boulba ?
« Tout cela trouble ma raison », confié-je à Sint. « Le réel se montrerait-il capable de forcer sa propre voie dans la conscience ? »
Sariana m’a interpelé alors qu’elle prenait un café avec quelques officiers qui sont sous le commandement de son mari. Je descendais le grand boulevard qui rejoint le pont où les deux rivières se croisent. Ils commentaient l’exploit du 8 mars. La ruse de l’oléoduc de Soudja restera dans les annales de l’art militaire au même titre que le Cheval de Troie.
Ils se sont tous mis à parler en anglais quand je leur ai été présenté. Tous les officiers l’ont appris à l’époque où la république ne savait pas encore si elle allait pencher vers l’Ouest ou vers l’Asie. En ce temps-là, le Pentagone plaçait ses pions autour de la Chine, de la Russie et de l’Iran. Cela semble déjà si lointain.
« Notre ami avait vite compris que l’intérêt de la Fédération de Russie n’était pas que la guerre finisse trop vite », dit Sariana. « Bien sûr, le prix du sang pèse dans la balance ; il reste cependant acceptable pour un si grand pays qui a reçu l’apport de millions de Russes immigrés d’Ukraine. »
« L’est-il pour les soldats et pour le peuple ? », demande un autre. « Apparemment oui, et les provocations des régimes européens viennent à pointpour chauffer les Russes. Pour autant, si le gouvernement ne pouvait plus invoquer l’argument qu’offrent les ennemis de la Russie en refusant tout cessé le feu, il lui deviendrait plus difficile de ne pas l’accepter. »
En attendant, chaque mois de guerre renforce la puissance militaire, diplomatique, technologique, industrielle de la Fédération et son prestige. Elle n’est même pas entrée en économie de guerre, et maintient ses investissements ; elle parvient même à demeurer le troisième pays exportateur d’armements malgré ceux dont elle a besoin pour le front. Pendant ce temps, le nouveau système d’échanges mondial se durcit patiemment, bousculant la suprématie du dollar. Les États-Unis, eux, sont pressés, le temps joue contre eux.
– Tu penses que la puissance militaire des États-Unis est un tigre de papier ? Demande l’un des officiers. – Ce n’est pas un tigre, c’est un dinosaure qui ploie sous son propre poids, dit un autre, un dinosaure de papier, de papier dollar ?
« Les Russes croient en la raison », avance Sariana, ouvrant un nouveau débat. « Grand bien leur fasse ; mais ils croient aussi que tous les autres y croient comme eux. Leurs déconvenues et tous les échecs qu’ils ont subis dans cette guerre étaient dus à cette croyance ; toujours désarçonnés par les initiatives militaires irrationnelles de Kiev. »
« Pourquoi les déclarer irrationnelles, puisqu’elles sont parvenues à surprendre ceux contre qui elles étaient menées ? » demandé-je. « Parce que Kiev », me répond-elle, « n’a jamais su tirer les moindres avantages stratégiques des brefs succès tactiques que la surprise causée par ces initiatives folles leur avaient permis, avant qu’elles ne deviennent coûteuses. Pas plus dans l’offensive de Soudja que dans celle de Kharkov à la fin de 2023, et dans tant d’autres. »
« Tout le projet de l’Ouest Mésozoïque l’était aussi dans toutes ses composantes », dis-je. « Ce que nous appelons irrationnel ici consiste à ne pas tenir compte du réel. Cela se paye toujours très cher, mieux vaut s’en garder ; mais aussi, en effet, ne pas se laisser surprendre quand les autres l’oublient. »
Le printemps se fait sentir, mais le fond de l’air est encore frais. Nous vivons ces jours-ci quatre saisons en une journée. Hier Sinta a planté des framboisiers près de la mare. C’est la bonne saison m’a-t-elle dit, et je lui ai confirmé que c’était la bonne lune.
Le climat n’est pas très différent ce matin, tandis que nous roulons en direction de la Chine. La frontière est assez proche pour faire le trajet en automobile, mais pas au point de nous avoir fait choisir le chameau, qui se débrouillerait fort bien dans ces montagnes où la neige est encore basse. La route est meilleure qu’elle ne l’était il y a seulement dix ans, témoignant du réchauffement diplomatique entre les pays de la région. L’on y croise davantage des camions ou des cars que des voitures particulières.
Je n’étais pas très chaud pour faire ce voyage avec Sint, Shariff et Nadina. Nous partons pour une rencontre informelle avec des universitaires de la région concernés par l’étude et l’enseignement de la langue française. Je suis toujours habité par un sentiment d’être ici comme un passager clandestin, dont mes amis m’invitent sans cesse à me débarrasser. Ce n’est pas facile, car cette impression m’accompagnait déjà bien avant que je ne mette les pieds à Dirac.
J’ai pris à mon tour le volant avec plaisir, car j’aime conduire sur les routes de montagne, et je l’ai cédé avec le même sentiment, car il est agréable de regarder défiler le paysage derrière les vitres. Le ciel est couvert et les nuages sombres sont poussés par de violents vents venus de l’est, chargés de sable du Taklamakan. Ils font chanter les arêtes de pierre, et tordent les arbres rares de ces vallées.
« Je me demande depuis longtemps ce que les porteurs de diplômes savent vraiment », dit Sharif.
« Il me semble que les diplômes remplacent un peu les titres nobiliaires de la France d’avant la Révolution », relève Sinta. « Montaigne, dans ses Essais, bien qu’apparemment convaincu que tous les hommes se vaillent, même les sauvages, la civilisation ne formant qu’une couche fragile à la surface d’une humanité commune, ne manque pas de rappeler sa noblesse, aussi petite soit-elle. Il n’était que chevalier, et fils d’un tonnelier, situation qui était probablement importante à Bordeaux. »
« Il est naturel que les hommes ne sachent demeurer indifférents envers ce qui les valorise parmi les leurs », objecte Nadina, « même s’ils n’y croient pas trop. »
« Il est naturel aussi que nous nous interrogions sur les titres qui donnent une mesure à la valeur d’un homme, surtout lorsque leur distribution commence à prendre l’allure d’un commerce mondiale concurrentiel entre les universités », soulève Sharif. « Et nous avons plus que d’autres des raisons de nous interroger. »
J’ai retrouvé Whu avec plaisir à Kachgar. Nous avons faussé compagnie aux autres pour promener dans la ville. Nous partageons une certaine affinité pour circuler au hasard de rues inconnues, comme nous l’avions fait à Dirac.
« Je ne voulais pas venir », lui ai-je confié. « Je ne suis même pas universitaire. » Elle m’a dit que mon point de vue ne saurait qu’en être plus intéressant, et que si je craignais de n’avoir point de diplômes derrière lesquels me cacher, j’avais produit assez de travaux qui mériteraient bien d’être approuvés comme thèses. Elle s’étonnait que Dirac ne m’ait pas proposé de les valider.
À vrai dire, je n’y tiens pas. Obtenir le diplôme d’une université est un peu reconnaître ce que l’un devrait à l’autre, et je n’ai reçu aucune aide de Dirac, ni ne lui ai rien apporté. Ce ne serait qu’une formalité administrative. Je voudrais bien l’accepter si elle était nécessaire, mais sinon à quoi bon. « Rendre formel ce qui est factuel n’est pas une bonne voie dans laquelle s’engager, au risque, si l’on s’en obsède, de lui sacrifier le factuel. »
« C’est précisément l’objet de notre rencontre », m’a-t-elle répondu, « Ton avis nous importe donc. » Je ne suis cependant pas assez instruit du fonctionnement des institutions, et j’y perçois mal ce qui y serait justifié, et même louable, autant que ce qui ne le serait pas. Je comprends bien qu’une telle place de candide qui m’est offerte saurait se faire instructive pour tous ; mais peu confortable pour moi.
Nous sommes allés voir la grande mosquée de Kachgar, l’une des plus anciennes et des plus grandes au monde. Son aspect à la fois massif et aérien est saisissant. Tout le pays est ainsi, du même style : celui de ses montagnes. Je n’en ai jamais vues de si massives ni de si élevées pourtant ; de si lourdement écrasées par le ciel, donnant une telle vertigineuse impression de profondeur, avec leurs neiges encore étendues sur les cimes.
La proximité du désert du Taklamakan rend le pays sec, tout y prend un aspect terreux, même les prairies rases et jaunes. Le ciel en acquiert comme une pesanteur.
« Tu crois qu’il reste des Chrétiens nestoriens à Kachgar ? – Je l’ignore », m’a répondu Whu. « Au quatorzième siècle, je crois savoir qu’ils avaient encore un évêque. »
– Les Russes ne paraissent pas renoncer à leur idée de faire de l’Ukraine un État fédéral. Ils ne font rien pour récupérer Odessa ni Kharkov, car ils le souhaitent équilibré.
– Le risque serait de remettre ça pour un tour… Non, je ne pense pas, pas maintenant…
Nous étions réunis pour parler du marché mondial des diplômes, et nos préoccupations reviennent à la guerre. Je le comprends, car les événements en cours auront des conséquences lointaines, mais nous n’y jouons aucun rôle. Sur l’objet de ces rencontres, même si je n’ai pas d’avis bien tranchés, je pense avoir beaucoup à apprendre de mes compagnons.
– La Fédération de Russie tient à faire un État tampon entre elle et l’Union Européenne ; un état où les partisans des deux camps devront s’entendre. Peut-être est-ce la meilleure solution. Les principaux régimes d’Europe ne veulent pas en entendre parler. Qu’y peuvent-ils ?
– Je me demande comment les Russes vont s’y prendre pour dénazifier. Ils devront bien arrêter et juger un certain nombre de nazis, et pas seulement des seconds couteaux, sinon le peuple ne comprendrait pas ; mais comment les empêcheront-ils de s’enfuir ?
Bien sûr, nous sommes en train de déjeuner dans un restaurant ; je comprends qu’entre nos séances, nous éprouvions le besoin de parler d’autre chose.
Nous avons tourné le dos aux immeubles de grande hauteur et aux magasins modernes, pour nous glisser tout près dans les ruelles de pierres aux toits de tuiles terreuses.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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