Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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La Dîn-i-Illâhî

Le 23 mars, de la dignité du travail intellectuel

Plus que le diplôme, importe où il fut obtenu. C’est en quoi les universités et les grandes écoles se livrent à une concurrence farouche. L’on est surpris au moment où, après qu’ait été présenté son pedigree, le discours du titulaire nous fait douter qu’il obtiendrait seulement un bachot, voire un brevet élémentaire. J’ai entendu sur la prestigieuse chaîne de France Culture un invité affirmer péremptoirement que Karl Kautsky était le fondateur du révisionnisme. L’on peut être un parfait intellectuel et ne rien connaître de Kautsky, mais l’on n’est pas obligé d’en parler à la radio, rendant l’épisode historique que l’on serait venu élucider, définitivement incompréhensible.

Je sais, comme me le reprochait Sinta, que je suis capable moi-même de professer des sottises, jusqu’à m’en convaincre au-delà de toute raison. Je me l’expliquais pour avoir manqué de directeurs de thèse. Mais que faire s’ils sont du même tonneau ?

Nous avons décidé de rentrer de Kachgar après la rupture du jeûne. C’est à cause du Ramadan que Whu et moi laissons nos compagnons jeûner, et cherchons où nous restaurer en parcourant la ville. Il serait cruel de nous régaler devant eux.

« Si les diplômes universitaires servent aujourd’hui à distinguer une classe dirigeante et à lui attribuer le statut d’une élite, comme les quartiers de noblesse servirent à qualifier tout aussi fautivement leurs possesseurs d’aristocrates, alors une question de pose », m’explique Whu. « Soit on envisage de réformer ce système pour qu’il soit en mesure de bien former ces élites, soit on imagine de tout autres voies. Justement, comme nous le disions, la question devient aussi bien épistémologique, s’intéressant à la constitution-même du savoir. C’est une vieille interrogation qui a accompagné toute l’histoire des civilisations, les faisant quelquefois disparaître et renaître. »

« J’imagine donc », dis-je, « que des réponses ont été déjà plusieurs fois données. »

« Le problème n’est certes pas plus qu’il ne l’a jamais été celui de la formation des élites, dont nous n’avons probablement pas besoin. Il est celui des moyens qui nous sont nécessaires pour travailler. Non » ajoute Whu, « ce n’est pas le moment de faire l’ouvriériste. Le travail intellectuel, il existe. Nous parlons ici des conditions qui le rendent possible. »

Je n’ai rien dit. Les expressions de mon visage ont dû être mal interprétées par Whu. Ce n’est pas moi que l’on doit convaincre de l’importance et de la dignité du travail intellectuel humain, et des moyens qui lui sont nécessaire. Je n’en ai toujours que trop douloureusement manqué, passant ma vie à rechercher des expédients pour y pallier.

« Il y a seulement quelques décennies, des ressources qui n’avaient encore jamais été imaginées semblaient à la portée de tout le genre humain. Nul ne saurait expliquer comment en si peu d’années, leur existence se trouve aujourd’hui menacée. »

Nous sommes allés déjeuner avec deux nouvelles connaissances qui ne jeûnaient pas non plus : Tarik, un professeur ouzbek qui malgré son nom ne se sent pas plus musulman que, malgré le mien, je ne suis catholique ; et Alex, une chercheuse kazakhe d’origine russe. « Vous sembler déjà bien vous connaître », ont-ils remarqué.

Le 24 mars, empirisme spirituel

« Notre ami s’est construit une conception intéressante sur les religions. Il y voit essentiellement un procès linguistique », dit Whu à mon propos. « Son point de vue est somme toute plutôt consistant. »

« J’ai commencé à penser ainsi », dis-je en réponse à mes camarades qui paraissent intéressés, « en fréquentant des communautés protestantes dans les Alpes. Ces gens pratiquaient une sorte de rhétorique spontanée en articulant des citations bibliques à l’aide desquelles ils élaborent leurs propos. Quand on est rompu à un tel exercice, car je me suis mis à les imiter bien que je ne sois pas un lecteur assidu des Écritures, l’on parvient à énoncer, et donc à penser, à peu près ce que l’on veut. »

« Non, l’on ne cherche pas à conférer à ses propos l’autorité des écritures saintes ; l’on y trouve plutôt une boîte à outils d’énoncés prêts à l’emploi, qui offrent, en les réarticulant les uns avec les autres, une surprenante liberté de penser. J’ai même remarqué que ceux qui s’en servaient pensaient un peu mieux que les autres. J’ai commencé à en conclure que le mouvement communiste, non sans raisons tout de même, avait certainement mal jugé le phénomène religieux, notamment sur les qualités heuristiques qu’il offrait. »

« Comprenez bien qu’il ne s’agit pas de puiser dans ces fragments de textes des idées déjà articulées, mais de courts énoncés pour en forger les siennes. Le propos n’est pas d’accepter ces citations sans plus de réflexion, ni d’y croire à proprement parler. »

« J’ai observé ensuite que le même usage est possible avec les Védas (je l’ai découvert avec eux d’abord), ou avec le Coran, ou les koans du Tchan… Nous y trouvons des outils conceptuels fascinants, et délicieusement déroutants quand ils nous sont étrangers. Naturellement, l’on doit bien apprendre des paradigmes, ou dit plus simplement un vocabulaire, appuyé généralement sur une mythologie qu’il est utile de connaître aussi. J’insiste cependant, rien n’est proprement à croire, ni aucune conviction à adopter : seulement des éléments qui permettent de penser en toute liberté. Je suis pourtant certain que je ne serais jamais parvenu à énoncer, et donc à penser, beaucoup de mes idées, si je ne m’étais pas frotté à ces exercices rhétoriques. »

« Si je te suis », m’interroge Tarik, « tu penses que l’on a besoin de tels substrats pour penser intelligemment. Crois-tu qu’ils nous permettent d’énoncer les mêmes idées que si nous les avions conçues sans leur aide, ou avec d’autres différents, où que le hasard de notre existence nous ait fait naître ? »

« Je crois plutôt que certaines idées sont conçues plus intuitivement sur un soubassement coranique ; et d’autres, confucéen, par exemple. Cependant, une fois qu’elles ont été conçues, je suis convaincu qu’il demeure virtuellement possible de les énoncer sur les charpentes les plus diverses, du moment qu’on les connaît assez bien, et nos interlocuteurs aussi. »

« Pour suivre Jean-Pierre, l’on doit bien comprendre qu’il songe plus à des outils, des instruments de la pensée, qu’à proprement son cheminemant. », explique Sinta, « Tu es d’accord ? »

Le 25 mars, outils pour l’esprit

Nous sommes descendus dans un hôtel près de la grande statue en pied de Mao, devant laquelle nous nous sommes fait photographier Whu et moi le premier jour. Le soir, nous nous retrouvons dans la grande salle pour de longues conversations que nous prolongeons tard dans la nuit. Après avoir jeûné tout le jour, nos amis sont en grand appétit.

Nous ne sommes pas plus de seize, ce qui fait un bon nombre pour des conversations à la fois ouvertes et serrées. Mes idées, que je ne trouve pas si originales pourtant, suscitent l’intérêt du groupe. « Tu négliges malgré tout d’autres aspects des religions : la foi, l’expérience spirituelle, des codes de conduite, des rituels et sans doute bien d’autres », m’avait-on aussi contesté. « Je ne suis pas sûr qu’une religion à proprement parler leur soit nécessaire. L’on appelle cela des mœurs, une éducation, ou des souvenirs de jeunesse. Tous ces mots ont des sens suffisamment imprécis pour qu’il soit permis de les employer les uns pour les autres par rhétorique. »

« Ce que tu appelles la religion, l’on préfère souvent l’appeler la culture. Je ne vois pas la différence », m’avait encore demandé un autre. « Moi non plus, si ce n’est que ce qu’on nomme culture concerne plutôt une diversité de ces sources. Lorsque j’ai compris qu’il était possible de faire des Védas le même usage que de la Bible, j’avais pénétré proprement le monde de la culture. En réalité j’en avais déjà fait l’expérience avec la religion gréco-latine. Elle constitue la seconde source traditionnelle de la culture européenne. Prendre appui sur deux source distinctes ou davantage, comme l’ont fait toutes les civilisations, change en profondeur, comme tu l’imagines, la façon dont on n’en considérait qu’une seule. »

Alexa avait jugé que mon approche n’était pas profondément étrangère à notre sujet, ce qui ne m’avait pas d’abord frappé. L’usage des diplômes et de leur marché en étaient nécessairement concernés : « Pour que des humains soient en mesure de produire ensemble des connaissances et des idées les plus rigoureuses et profondes possibles, ils doivent partager un soubassement, disons sémio-linguistique le plus large et solide. Serait-il ce que les institutions du savoir diffusent, ou plutôt les connaissances et les idées qui furent produites par son moyen ; sanctionnent-ils ces connaissances, ou seulement l’acquisition des outils qui permettent de les comprendre et de les produire ? La question est profonde, ses conséquences aussi, et elle ne serait pas facile à résoudre. »

J’ai fait remarquer que l’Empire Moghol avait fugacement établi son rayonnement sur des interrogations fort voisines : La Dîn-i-Illâhî y constituait une sorte de philosophie de la religion, inspirant des débats où étaient comparés les points de vue musulman, hindouiste, bouddhiste, jaïn, chrétien, hébraïque, zoroastrien…

Sinta n’a pas manqué de rappeler que son origine venait de perse : Le Sulh-e-Kul qui fut établi entre le douzième et le treizième siècle, donc avant l’Empire Moghol, par le soufi Khwaja Moinuddin Chishti. Il fonda un ordre qui porta son nom, et en théorisa les principes.

Le 2 avril, vent printanier

Nous sommes rentrés à Dirac où le climat est encore frais en ce qui n’est encore qu’un début de printemps. Le vent fait voler mes feuilles sur lesquelles je tente de rédiger quelques notes sur nos échanges à Kachgar. Les arbres ont fleuri.

Malgré le vent, quelque chose de doux dans le fond de l’air se reconnaît pourtant de la saison ; quelque chose de tendre qui sent les pousses et les bourgeons. J’ai suivi ce matin le sentier qui longe la cours d’eau plutôt que marcher sur le bord de la route, pour mieux le ressentir. Les tiges gorgées de sève dansent dans l’air.

« Le réel se montrerait-il capable de forces son chemin dans la conscience ? » Sinta m’a repris sur cette phrase que j’ai notée dans mon journal sur nos conversations du mois dernier. Freud avait théorisé une résistance du moi. Je crois plutôt que nos constructions mentales fantasques naissent d’une résistance que le réel lui oppose. Aussi deviennent-elles plus proches de la vérité que la vérité-même, si l’on sait les lire.

Sinta a souri quand je le lui ai dit, et m’a qualifié de sophiste. « Il est vrai que toi, tu fais dans la philosophie-fiction… » Je lui ai-je répondu sur le même ton : « Je crois que nous avons trouvé la formule. »

Cependant j’ai découvert mes sources sur Nestor Makhno sur le site Marxists Internet Archive : https://www.marxists.org/

– The Russian Revolution in Ukraine (March 1917 — April 1918). Written: 1926, Source: Published by Black Cat Press, Edmonton 2007. Transcription/Markup: Andy Carloff.

Le net ne fonctionne encore pas si mal. Ne surtout pas en faire une raison pour trop croire tout ce que je dis.

Le 4 avril, battre un cheval mort

L’on s’inquiète tous pour le président Trump. L’on ne le trouve pas si sympathique, mais l’on ne voit pas qui le remplacerait qui ne serait pire. Il rappelle le président Gorbatchev de l’Union Soviétique chancelante, et paraît suivre la même voie, le même chemin de croix, avec le souci de rendre la parole au peuple, d’instaurer plus de transparence…

Les échecs s’accumulent. La Fédération de Russie ne varie pas d’un iota dans ses exigences. Qui aurait cru le contraire ? La trêve à Gaza est rompue, et les massacres continuent de plus belle. L’Iran ne daigne pas seulement négocier. Avec un terroriste déclaré pas la loi ? Ne l’avais-je pas dit ? Pourquoi n’a-t-il pas passé le relai à quelqu’un de plus acceptable ?

Le Japon et la Corée du Sud se sont réunis avec la Chine pour résister aux tarifs douaniers. Le Japon déjà a vendu massivement des dollars. Le camp des plus fidèles complices se fissure. Trump a fait l’erreur de bombarder le Yémen. Une fuite indubitablement volontaire a dévoilé que le vice-président Vance ne l’approuvait pas.

Un article de presse reprenait à propos du président le proverbe anglais qu’il ne sert à rien de battre un cheval mort. « Chez nous l’on dit « battre un chameau mort », m’apprend Sinta.

L’Ouest hollywoodien se fait une idée du Yémen à l’opposé de celle du reste du monde, et notamment afro-asiatique, qui y a toujours vu un pivot des civilisations. En témoigne le cinéma d’Asie dont les films historiques ne manquent jamais de mettre en scène une délégation yéménite dans quelque cour des orients le plus divers. La cosmologie hollywoodienne, ne l’ignorons plus, est aujourd’hui soumise à concurrence.

Les échecs des nouveaux maîtres de Washington mettent le monde mal à l’aise, qui tente de donner le change, fait son possible pour leur sauver la face. Seuls les régimes européens les accablent. S’y sont réfugiés les néo-conservateurs battus, créant un autre échec pour le président qui ne parvient toujours pas à faire entrer dans le rang ceux qui constituent les principaux alliés de l’OTAN.

L’Europe ensauvagée s’évertue à faire échouer la nouvelle diplomatie. Elle offre un soutien aussi forcené qu’impuissant à la junte néonazie de Kiev, tout en accusant de nazisme le reste du monde, en commençant par la nouvelle administration étasunienne.

Le 5 avril, un nuage au-dessus de Kachgar

Je connais mal l’empire sassanide, et moins encore achéménide. Sinta m’en a un peu parlé. Ce que j’en connaissais, je le dois à Karl Marx et à Friedrich Engels qui écrivirent des articles sur l’Orient dans l’Encyclopédia Américana. L’on trouvait alors en Europe de véritables intellectuels (j’apprends toujours de Reclus et de Kropotkine), dans cette époque où débuta une révolution qui devait aboutir à remplacer l’ancienne Civilisation Occidentale Moderne par la nouvelle qui prend corps. Je m’attendais à ce que l’Ouest Grégaire y tînt un plus grand rôle. D’une certaine façon, il le joua, et il pourrait encore y reprendre sa place.

Je savais donc déjà que les Sassanides administraient bien l’empire, ce qui les rendit capables de repousser les Romains. Sinta m’a informé qu’ils ne l’étaient plus dans le siècle qui précéda l’Hégire, laissant les Arabes envahir la Perse sans grande peine. Le peuple ne soutenait plus l’Empire des mages, impuissant à assurer la paix civile, et s’était déjà largement rallié à l’Islam. Les Chrétiens constituaient alors la plus forte minorité religieuse ; D’Isha Ibn Maryam (Jésus fils de Marie) à Mouhammad, il n’est qu’un pas. Les Moudjahidin furent accueillis en libérateurs.

« Parler d’invasion est donc impropre. Les tribus bédouines n’auraient pas eu seules les moyens, ni n’étaient en nombre suffisant, pour vaincre l’empire qui avait jadis repoussé les légions de Pompée », disait Sinta. « Plus tard non plus quand ils attaquèrent les Chinois, et qu’ils furent battus à Talas par la cavalerie de l’Empire du Milieu ; ces cavaliers mongols qui se convertirent pourtant après leur victoire. C’était je crois à l’époque de la bataille de Poitiers. »

« Tu sais que la liberté religieuse fut toujours une passion en Perse bien antérieure à l’Islam », ne m’apprend pas Sinta, dont je termine la phrase : « depuis Sirius, celui qui se tient à la droite de Dieu. – Elle l’est encore », m’a-t-elle confirmé.

Je ne savais pas que les empires perse et chinois étaient si proches. « Le dernier roi sassanide chercha refuge auprès du Fils du Ciel en Chine, où il reçut le grade de général et le titre purement honorifique de Roi des Perses. »

J’ai encore en mémoire un long nuage effilé sur les montagnes de Kachgar, démesuré sur l’horizon rocheux où la neige tenait encore, qui dessinait comme les ailes d’Ahura Mazda.







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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