Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Familière étrangeté

Le 10 avril, capital nébuleux

– Il fut surprenant, à la fin du siècle dernier de considérer combien de monde parvenait à concevoir que la dissolution de l’union Soviétique signifiait la fin pure et simple du Communisme. À cette époque, je ne croyais même pas qu’il demeurât des soviets en Union Soviétique.

– Ce fut en fait l’effondrement du Révisionnisme seul, et le glissement du centre de gravité du monde vers l’Asie.

– Ce fut ainsi que je vis les choses moi aussi. Le mouvement communiste a créé un tournant dans l’histoire dont il demeure difficile de nier l’ampleur, tout autant que de prendre la mesure de l’avenir qu’il dessine.

– Plus dur encore est de concevoir ce qu’il est advenu du capital. Je pense ici au capital tel qu’il s’est constitué en Europe de nord au dix-septième siècle, à partir de l’accumulation foncière et des diverses compagnies des Indes, impériales ou royales, occidentales ou non. Elles furent des États dans l’Étal, dotées de leurs propres armées.

– Paradoxalement, ceux qui furent si assurés de l’effondrement du Communisme, s’inquiètent peu de celui du capital. Il est devenu nébuleux, dans le nuage numérique.

– D’un autre côté, il est essentiellement constitué par de la dette, celle des États-Unis ; une dette nébuleuse, donc. C’est en cela qu’il demeure une survivance de celui que dix-septième siècle.

– Tu ne te trompais donc pas en voyant dans les hackers une avant-garde du monde du travail la mieux armée pour affronter le capital, comme le furent les travailleurs de l’imprimerie.

– Toutefois, la machinerie informatique s’autonomise, échappe aux hommes qui l’ont construite, évolue hors de leur contrôle, de leur volonté et de leurs stratégies.

– Un capital robot, auquel s’applique bien la notion d’intelligence artificielle. Yanis Varoufakis en a fait après d’autres un croquis recevable, montrant notamment comme il s’est réalisé sans stratégie ni projet humain.

– Je crois que les formes postérieures du capital s’en étaient également passées, non ?

– Le capital produit de lui-même ses maîtres, ou plutôt ses serviteurs, privilégiés pour recevoir le droit de le servir, sans conscience, toujours surpris des effets de leur zèle, ou même ne s’en étonnant plus.

– Il n’y a qu’un demi-siècle, les dispositifs et les réseaux numériques étaient bien tenus en main par ceux qui les concevaient et les produisaient. Ces gens étaient bien pourtant obligés de fonctionner avec des capitaux, de faire du commerce. Ils ne vivaient pas au-delà des rapports d’exploitation. Tout était décidé pourtant par des conseils peu hiérarchisés, et des règles souples.

– Cette contre-révolution dans la Silicon Valley, a bien dû pourtant laisser la Chine à l’écart, ne serait-ce que parce qu’elle n’existait pas alors pour le monde. Et aujourd’hui, qu’en savons-nous ?

– Les développeurs chinois constituent pourtant une réelle puissance. En témoigne la distribution de DeepSeek, déjà présente dans les dépôts de Linux, mature, libre et bien plus souple, avant-même ChatGPT.

– Tu as essayé DeepSeek sur la nouvelle version de ton système ? m’a demandé Sanpan.

– Je n’en an ai pas pris le temps. Tu n’ignores pas que je tiens ce genre de programmes pour des gadgets, chinois ou pas.

Le printemps semble enfin arrivé, et nous sommes tous descendus déjeuner au restaurant de bois près du lac : Sanpan, Sharif, Shimoun, Nadina, Sinta et moi. J’ai noté un peu plus tard de mémoire des bribes de notre conversation, parmi les chants d’oiseaux et le bruit de la rivière, très fort en cette saison.

Comme d’habitude je ressens le plaisir de jeter de la lumière sur des angles morts de la vie ; ce n’en est pas moins une part importante de notre travail, sans laquelle nous ne serions bons à rien.

– Le capital ne marque que des valeurs, et il n’est donc pas aussi concret qu’on le croirait, comme l’enseignait Aristote, et l’avait cité Karl Marx. Pour autant il n’en est pas immatériel ni hors de l’histoire, reprend Sharif : la City de Londres, Wall Street, Silicon Valley… Il semblerait bien que les BRICS soient en train de construire une nouvelle histoire et un autre espace géographique ; un nouveau capital donc.

– En effet, et il semble aussi qu’ils prennent à contre-pied ce techno-féodalisme cher à Varoufakis.

– Je crois que la question doit être embrassée avec l’enjeu crucial de l’époque : l’humanité va-t-elle enfin se décider à s’alphabétiser numériquement ?

– Elle connut aussi un très long décalage entre l’invention de l’écriture et l’alphabétisation.

– Il est cependant improbable que le Parti Communiste Chinois, et notamment les hackers, laissent les oligarques instaurer leur néo-féodalisme comme aux États-Unis.

– Voilà qui jette un jour nouveau sur la surenchère des tarifs douaniers. Il est très improbable que le techno-féodalisme puisse se passer de la machinerie informatique chinoise avant longtemps.

– Et cela, même si Taïwan devenait indépendante du continent. L’hypothèse est fort improbable, tant leur économie et leur industrie sont complémentaires.

Le 12 avril, ailleurs

Je suis tombé hier soir par hasard sur une vidéo de danse indonésienne. Ces musiques et ces danses sont d’une si grande diversité que je n’ai jamais fini d’en faire le tour. C’était un ballet classique de gong. Les danseuses n’étaient pas très jeunes, je dirais la cinquantaine en moyenne, et elle se mouvaient pourtant avec une élégance et une lenteur d’une rare beauté.

Pourquoi danse-t-on ainsi en Indonésie ? Je pense que c’est à cause du climat équatorial. Je pouvais ressentir la chaleur, même si des ventilateurs au plafond ne me l’avait pas rappelée ; un très haut et magnifique plafond avec des boiseries sombres.

L’on trouve tant de genres de musique et de danse dans les seules îles de la Sonde, que j’en ai oublié les noms. La musique, produite essentiellement par des gongs, n’y est jamais loin de la cacophonie, contrastant avec l’élégante souplesse et la lenteur des mouvements. Ce délicat écart entre les sons et les gestes se fait bouleversant.

Je ne sais pourquoi les danseuses tiennent généralement un kriss ; un poignard traditionnel dont la base de la lame est large et se prolonge d’une garde de métal ciselé. Cette lame, acérée et de forme irrégulière, doit pénétrer profondément dans la chair produisant de larges blessures. Une arme pour tuer sans exiger de force ; une arme féminine, qui tient aussi fonction de bijou.

Les danseuses portent leur kriss d’abord glissé dans un fourreau sous leur ceinture. Elles le brandissent plus tard entre deux doigts avec la même délicatesse et toujours la même lenteur. Je ne sais vraiment pas pourquoi la danse s’exécute presque toujours avec des kriss. J’en ressens juste la nécessité.

Le monde indonésien, qui est immense et ancien, à la croisée des grandes routes maritimes depuis l’antiquité, a reçu des influences les plus diverses, indiennes, chinoises, arabo-persanes… Sa culture n’en est pas moins unique et comparable à aucune autre : si unique qu’en me relisant, je songe aux Ailleurs d’Henri Michaux.

Le 17 avril, la familière étrangeté

Les peuples de Russie se sont tournés résolument vers l’Est. L’on se tromperait si l’on n’y voyait qu’un rapprochement tactique face à des agressions communes. L’on se tromperait en croyant que ce serait l’Ouest qui les aurait poussés vers la Chine, et vers l’Iran. Ce tournant était déjà inscrit dans la révolution bolchevique.

Il semble que les populations de ces régions eurasiennes ont senti comme un plaisir à vivre dans un monde multiculturel, multi-religieux, multi-ethnique. L’on doit comprendre que ce sentiment est autre que le simple bon sens qui dirait qu’il est préférable de vivre en bonne intelligence plutôt que de s’entre-tuer. Non, c’est autre chose, c’est plus fort : j’ai vu en début d’année un bombage sur un pont dont l’auteur témoignait de son plaisir de vivre dans un tel monde.

Il y eut beaucoup d’invasions et de massacres dans ces régions, et beaucoup de haine aussi. Plusieurs fois la balance des forces s’y est retournée, au point qu’aucun peuple, aucune civilisation n’a pu s’y sentir longtemps supérieur à tous les autres. La lente alchimie du temps y a pourtant fait naître une nouvelle idée, celle de la fraternité entre les peuples.

Il y a un charme à ressentir l’étrangeté des mœurs et des cultures de ceux qui sont pourtant nos voisins, nos amis, nos proches. Évidemment, pour que cette étrangeté familière demeure, chacun doit bien conserver ses mœurs et sa culture, sa langue, se musique, sa cuisine, ses mythes, que sais-je ?

« L’on connaît bien ce goût à Dirac », m’a expliqué Sinta hier soir à table. Depuis mon enfance, je le connais moi-même bien aussi.

Le 18 avril, chez Maryam et Youssef

Les peuples de la Fédération de Russie ne veulent plus entendre parler de l’Ouest, et la plupart de leurs proches voisins ont commencé à partager le même état d’esprit. C’est pourquoi la fédération ne souhaitait pas intervenir en Ukraine. L’on ne pouvait pourtant pas laisser y massacrer les Russes. Personne n’aurait accepté qu’on ne les secourût pas ; fût-ce au prix d’une petite extension vers l’Ouest.

Les partisans de l’Ouest en Russie ont certainement contribué à éclairer leurs concitoyens ; notamment Navalny qui appelait ouvertement au meurtre des citoyens musulmans. Nombre de ses partisans ont rejoint la junte ukrainienne au moment du coup d’État.

La Fédération, comme avant elle l’Union Soviétique, et plus tôt encore l’Empire du Tsar, était un tissu de nations diverses, souvent juives ou musulmanes, sillonné de lignes ferroviaires le long desquelles s’étiraient des communautés russes orthodoxes. Le rêve d’une « maison commune » avec l’Ouest aurait fait exploser la fédération, comme les guerres tchétchènes en ouvraient déjà le chemin. Les peuples de la fédération savaient qu’ils n’avaient qu’un autre choix s’ils voulaient rester eux-mêmes et une nation puissante : faire une maison commune, mais avec l’Orient.

La Fédération de Russie avait renoncé à l’Ukraine. Elle souhaitait que le pays devienne un État fédéral, liaison entre les sous-continents européen et russe, et c’est pourquoi son intervention avait tant tardé. Elle le souhaite visiblement encore, laissant suffisamment de territoires à forte population russe pour le rendre possible. L’Union Européenne est prête à jeter autant d’huile sur le feu qu’il sera nécessaire pour l’empêcher.

Le vent était si fort ce matin que nous avons choisi de prendre la voiture. À midi, nous avons proposé à Maryam et à Youssef de venir déjeuner avec nous. Ils nous ont plutôt proposé, comme nous étions motorisés, de venir manger avec eux, et nous avons continué ensemble la conversation de la veille.

Le 22 avril, famille et féodalisme

« La tribu est un stade intermédiaire entre la famille et la république. Nous sommes convaincus depuis Aristote que les institutions, démocratiques ou non, fonctionnent difficilement au-delà de quelques dizaines de milliers de citoyens. Tous ceux qui vivent dans une cité ne sont pas toujours citoyens, certains sont migrants d’autres esclaves. Cependant, depuis l’antiquité, beaucoup de cités avaient dépassé le nombre fatidique de citoyens, à plus forte raison quand elles se regroupèrent en empires. »

« Le monde gréco-latin a fortement tempéré ses institutions par le rôle des tribus. Les religions, leurs institutions et leurs fraternités, y ont tenu une place semblable, s’y confondant parfois quelque peu », m’explique Sinta. « Sinon, ne demeure que la famille. La famille est indissociable du féodalisme. Le féodalisme est un système familial. Il repose sur la transmission de la propriété entre les générations. »

« Aucun homme ne serait capable de prendre le pas sur quelques autres. Ce sont les groupes qui en dominent d’autres, où parfois un patriarche particulièrement doué pour gérer les rapports de pouvoir complexes entre les hommes s’élève sans partage au-dessus de tous. Son pouvoir n’est cependant jamais dépourvu de servitudes ni de concessions. »

« Le capital, celui de l’Occident dont on perçoit la fin, est né de ces structures familio-féodales : les grandes familles, à la tête d’armées de serfs, puis de salariés. Son histoire n’a rien d’universel ; elle n’en est qu’une parmi celles des autres civilisations. »

« L’empire gréco-latin s’est montré soucieux que les tribus soient représentées au sénat » reprends-je. « L’on a vu parfois les religions prendre leur place, comme à Marseille, où les timouques, c’est comment on appelait ceux qui siégeaient au sénat, renouvelés comme l’Académie Française, élus à vie par leurs pairs pour avoir fait preuve de mérite, devaient être représentatifs des communautés chrétienne, juives et musulmanes. Ce fut avant que Charles Martel ne prît la ville et ne la mît à sac. L’on retrouve un semblable souci au Liban de nos jours. »

« L’on a fait passer en Syrie les Alaouites pour la base d’une dictature », continué-je. « Je connaissais des correspondants là-bas avant la guerre civile, et ils ne me laissaient rien imaginer de tel. J’ai lu des remarques critiques sur le gouvernement dans l’un de leurs sites, mais comme l’on en fait de tous ; d’ailleurs elles étaient publiées. Rien ne laissait supposer le régime de terreur dont la presse de l’Ouest nous abreuve. »

« Les Alaouites (ce qui signifie “partisans d’Ali”) ne constituaient pas une minorité assez forte pour imposer son propre pouvoir », affirme Sinta, « et c’était la raison, m’a-t-il semblé, pour laquelle le président y avait été volontiers choisi. Enfin, je n’en sais rien, je n’y ai jamais mis les pieds, mais je connais bien la presse de l’Ouest Impérialiste. »

« Je me suis laissé dire », ajouté-je, « que les Alaouites tenaient le pastis pour une boisson hallal, comme tous les alcools qui changent de couleur au contact de l’eau. »

Le 23 avril, mathématique et magie

« Je crois me souvenir que René Thom disait que la science est de la magie assistée par les mathématiques », me déclare Idris. « En vérité, ce sont les mathématiques qui sont magiques. »

« Les mathématiques commencent là où l’on découvre la relation magique entre les nombres et le réel. Inventer les nombres ne suffit pas, leurs noms, leurs lois de composition ; ni seulement compter. »

« Les mathématiques commencent là où les nombres dévoilent les comportements intimes du monde ; ses lois qui semblent être celles-là même du calcul. À vrai dire, c’est l’âme du monde que dévoile la mathématique. »

« Ne serait-ce pas le monde qui serait magique plutôt que les mathématiques ? » m’enquiers-je.

« Qu’importe puisque sa magie sans elles ne nous apparaîtrait pas. »

Idris m’a proposé de bavarder en roulant sur les petites routes printanières au-delà de la ville. Je ne savais même pas qu’il avait une automobile. J’apprécie sa conduite, il accélère et freine peu, et nous entendons bien les oiseaux.

Idris aime parler avec moi de mathématiques ; c’est leur vocabulaire qui l’intéressent le plus dans la langue française. Le vocabulaire mathématique des diverses langues (je ne connais que celui du français, de l’anglais et de l’arabe) est à mes yeux déjà riche en magie. « La langue, c’est le son ; je n’exclus pas qu’elle soit aussi le geste, le goût, l’arôme…, dans tous les cas, le mouvement. »

« Le calcul est l’immobile, c’est-à-dire l’écrit. Pour figurer le temps, l’on trace un vecteur. C’est un artifice, car tous les segments y sont figurés simultanément, mais, de part et d’autre du point présent, le passé qu’ils figurent n’est plus, et celui du futur, pas encore. »

« Tu veux dire que la mathématique fige le temps ? » me demande Idris en négociant un virage en épingle à cheveux sur une route qui commence à s’élever à l’approche de l’Actar.

« Dans la seule mesure de le rendre navigable. »







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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