Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Le cours vif de l'histoire

Le 2 juillet, la fin de l’Occident

Ce qui fut pour moi le signal de la défaite de l’Occident ? Ce fut la Première Guerre Mondiale et son prolongement dans la Révolution de 1917. La Révolution Surréaliste en fut à mes yeux le révélateur. Il se fit un réquisitoire décisif de la civilisation qui avait conduit au massacre.

Tout le monde perçoit bien que la première parution de la Révolution Surréaliste et le mouvement bolchévik, ne sont pas du même ordre ; l’écart saute aux yeux. Tout est dans cet écart.

« Je travaille avec toi depuis assez longtemps pour comprendre que si l’on sépare les deux événements, si l’on tient à les voir sans rapport, des pans entiers nous en échappent », m’a répondu Nadina. « Tout le problème est de faire percevoir à une jeunesse de notre temps cette intime unité. »

« Ni toi ni moi n’avons été contemporains de ces événements, et nous l’avons pourtant perçue. Je ne suis pas certain que ce fût si facile en leurs temps. Sous certains aspects, tout l’était moins encore qu’aujourd’hui. »

Il nous arrive parfois, Nadina et moi, de venir faire le point, près du lac, dans notre lieu favori. « Le Surréalisme a marqué un point de bascule, démasquant des liens dérobés entre Lénine et, disons, Fulcanelli pour dire au plus simple. Ils sont certes moins évidents que ceux entre l’Impérialisme Stade Suprême du Capitalisme et la contre exposition coloniale, qui en reçoivent pourtant alors des éclairages plus profonds. Ceux qui l’ignorent n’ont pas fini de défaire les nœuds dans leur vision du temps qui passe. »

Entre notre table et la rive, des enfants passent avec des cannes à pêche. Je n’ai pas souvent vu ici des enfants pêcher ; cette occupation est trop patiente pour leur âge, mais il fait si chaud…

Le 3 juillet, l’esprit souffle où il veut

Ce matin, j’ai marché presque jusqu’à l’université avant de me rendre compte que je tenais toujours à la main le sac poubelle que j’avais oublié de déposer. J’étais tout dans la contemplation de l’espace, le déplacement de ces points de fuite et la recomposition du relief qui se remodelait à chaque pas avec une souplesse qui n’avait rien à envier à celle des nuages. Sharif m’attendait à l’ombre des platanes, devant le bar restaurant près de la gare. « La poésie a tenu une place essentielle dans l’apparition d’une nouvelle ère dont tu parlais hier avec Nadina », dit Sharif. « Elle en est même venue à se soumettre toutes les autres formes littéraires, et au-delà toutes les productions de l’esprit qui ne faisaient pas directement appel au langage. »

« L’on ne doit cependant pas négliger une donnée majeure. La poésie occidentale, celle qui a abouti au Surréalisme, est d’abord un phénomène éditorial. Il s’est articulé pendant le passage du libraire-imprimeur à la maison d’édition. Celle-ci en est finalement arrivée à prendre entièrement le contrôle de la production littéraire ; au point que pour un auteur, la consécration devenait s’être faufilé dans l’écurie d’un éditeur prestigieux. »

Ce point de vue entraîne une question : Comment écrire passe d’un acte privé sans témoin, à un autre public, disons une publication. La réponse n’a jamais été aussi simple qu’elle l’était devenue au vingtième siècle, à l’époque où l’auteur signait son contrat avec sa maison d’édition.

Je suis attaché à un ouvrage : Consolation de la Philosophie, que Boèce écrivit alors qu’il était prisonnier des Goths, et que rien ne lui permettait de croire qu’il ne serait jamais lu par quiconque. C’est aussi pourquoi j’attache du prix à cet ouvrage écrit sans souci ni regret d’être jamais lu.

Nous avons toujours ces deux moments d’un écrit : celui de l’énonciation, et celui éventuel où l’écrit prolonge son cheminement dans la pensée d’un autre, en génère un nouveau, de nouvelles aventures de l’esprit.

Qu’en est-il aujourd’hui dans une telle profusion ? La circulation de la poésie par téléphones mobiles, qui traverse les frontières politiques et linguistiques, mérite tout notre intérêt.

Comment y voir se dessiner des figures de l’esprit, des indices qui vous permettraient de reconnaître ce que nous appellerions une poésie contemporaine ? Oui, mais ce qui a toujours défini une contemporanéité est par où et comment, par où concrètement, passe l’esprit.

Le 5 juillet, l’histoire

Laisse-moi te conter comment je vois l’histoire récente. Il y eut l’époque de la double guerre révolutionnaire mondiale ; puis celle du renversement des empires coloniaux ; puis il y eut maintenant.

L’histoire s’accomplit lentement, mais pas au point que l’on pourrait le croire. Elle ne se répète pas, elle avance, inexorablement, et ce qui importe est de voir où, à chaque instant, elle se dirige. Dans ma jeunesse, elle renversait les empires, c’était le temps des guerres de libération nationales. Qui aurait cru alors que la Chine allait devenir la première puissance, industrielle, militaire, financière, scientifique ?

C’était vers quoi allait l’histoire, cette coulée, cette irruption. Ce n’était pas un équilibre, fût-il de la terreur. Ce n’était pas la guerre froide, l’équilibre des blocs. Si la Fédération de Russie joue un rôle majeur aujourd’hui, elle le doit à celui qu’a tenu l’Union Soviétique dans la précédente.

L’histoire se fait à tâtons, mais elle a un sens, peut-être pas une signification, je ne sais pas, mais une direction, et elle avance plus vite qu’on ne le voit. Elle surprend, elle prend au dépourvu.

J’ai jugé bon ce matin de faire se rencontrer Idris et Ismaïl, le jeune poète que j’ai connu après mon arrivée à Dirac. Il est arrivé le premier aux restaurants de bois, et j’ai commencé à lui parler de comment je vois l’histoire récente. Le soleil est légèrement voilé depuis ce matin, et une légère brise descend la vallée.

Je ne crois pas qu’il soit bon que nous restions trop entre universitaires. Sinta m’a approuvé ; je ne sais dans quelle mesure j’en serais un, je crois d’ailleurs que je suis si bien accepté pour ne pas l’être.

Le 6 juillet, il faisait froid ce matin

Il fait toujours un peu frais le matin à Dirac. Quelques gouttes sont tombées hier soir, et de magnifiques senteurs se sont élevées de la terre et des plantes assoiffées. Je suis sorti marcher pieds nus dans le jardin pour me laisser tremper par les gouttes tièdes, puis glacer par le vent du soir.

Les ruisseaux commençaient depuis l’été à être à sec dans la ville. Ses ruelles serpentines sont souvent parcourues de petits canaux en ciment qui longent les murs des jardins, produisant d’agréables murmures. Ce sont des ruelles où j’aime marcher, au prix parfois de petits détours pour rejoindre ma destination. À la fin de l’automne, l’on y voit se former du givre le matin, et je le regarde comme un thermomètre marquant la montée de la température au cours de la journée.

J’ai écouté hier Ismaïl et Idris échanger des remarques sur la tension poétique et celle électrique dans les dispositifs matériels. Ismaïl y a longuement réfléchi en observant l’alimentation de ses engins de chantier. Je regrette de n’avoir pas sorti mon stylo et pris des notes, car je ne retrouverai plus ce qu’ils se sont dit.

Je me souviens d’un film, le Cercle des poètes disparus, dans lequel le professeur fait déchirer à ses élèves les premières pages de leur livre de littérature sous le prétexte que la valeur poétique ne se mesure pas selon un axe des abscisses et des ordonnées. Elles ne m’avaient pas paru sottes pourtant. C’est que cette valeur ne se mesure pas seulement avec l’esprit, mais avec l’âme aussi ; elle se perçoit sensiblement, comme lorsque tu règles le carburateur d’une puissante moto, que tu la fais vrombir, puis que tu la chevauches à pleine vitesse. Le quantitatif intervient bien pourtant.

Le 8 juillet, rétrospections

Il fait beaucoup moins chaud depuis quelques jours, mais ce ne sont pas encore les lointains effets de la mousson, qui serait précoce.

J’imagine que celui qui lirait mon journal penserait que je suis oisif. En réalité, je suis plus occupé qu’un ministre. Je me suis encore laissé charger de cours et d’ateliers, et notre séminaire m’occupe, mais ce n’est pas tout.

Il nous serait facile, pour Sinta et pour moi, d’employer quelqu’un pour faire le ménage, arroser le jardin, étendre le linge, repasser… Nous n’avons même pas un lave vaisselle. Des étudiants accepteraient volontiers ces petits travaux pour améliorer leur quotidien, mais nous n’en avons guère le goût. Ces menues tâches agrémentent la vie.

Nous accordons du temps aussi à la cuisine, que nous pourrions faire plus simple, et dîner plus souvent dehors. Cuisiner demeure pour nous un plaisir partagé, qui prépare ceux du palais.

J’ai progressé depuis que je suis arrivé à Dirac. Je m’évertue de ne pas avaler mes mots. Je les mâche lentement et patiemment. Je déteste ceux qui avalent leurs mots quand ils me parlent dans une langue qui n’est pas la mienne, et je ne cesse de parler ici dans une langue qui n’est pas celle de mes interlocuteurs. Je ne peux donc faire moins pour eux.

« Sa lance est puissante, mais son bouclier est faible » a dit le président Xi de l’Iran. La Chine lui vendra ses derniers chasseurs. Comme la Fédération de Russie, la République Islamique monte en puissance. L’on est tenté de dire lentement, mais non, tout va très vite en réalité. L’armement et la guerre changent rapidement. Seulement pour l’Ouest Sauvage, l’innovation militaire est au point mort depuis plus d’un quart de siècle.

Voilà la vraie raison de la lenteur de l’offensive dans le Dombas. À quoi servirait-il de se presser avant que l’industrie n’atteigne lentement sa productivité sans avoir à passer dans une économie de guerre ; disons sans freiner les investissements ni sa croissance ? Cela ne saurait avancer aussi vite que des divisions de char dans les plaines d’Ukraine. À quoi cela aurait-il servi, avant que les Brics ne s’organisent ? Avant que la jeunesse ne se mobilise et ne se forme sans y être forcée ? Avant qu’un nouveau genre de missiles, à la fois tactiques mais pas nucléaires, ne soient produits en série ; et aussi chez leurs alliés ?…

Ce qui se joue sur le terrain n’est pas sans importance, mais ce n’est pas sur le champ de bataille que se déroule l’essentiel de la guerre. Les barbares de l’Ouest étaient sûrs de la gagner. Pourquoi l’étaient-ils tant ? Parce qu’ils gagnent toujours. Toujours ? C’est-à-dire depuis quatre siècles.

Quelque chose a eu lieu entre la France et la Russie, entre Paris et Moscou à l’orée du vingtième siècle ; bien des choses plutôt, qui avaient à voir avec les luttes ouvrières et les croisements les plus fertiles de toutes les activités de l’esprit. Tout venait de très loin et convergeait dans ces deux villes.

Tout cela s’est croisé. Comment ? C’est ce que nul ne perçoit clairement. J’espérais qu’alors que j’accompagnais Nadina dans la rédaction de sa thèse, nous le comprendrions mieux.

Le 13 juillet, figurer la révolution de l’esprit

Le temps coule curieusement vite ces jours-ci, au point que l’on en ressente une inquiétude. Déjà ! se dit-on. Où est passé tout ce temps ? Serait-ce à cause de la chaleur qui le ferait s’évaporer comme des flaques ? Est-ce la durée d’ensoleillement ? Le temps paraît s’écouler moins vite la nuit.

Le temps n'a ni début ni fin, dit-on. Vraiment ? L’on se prend à douter. L’on s’inquiète.

La peinture a tenu une place majeure dans ce tournant du vingtième siècle. Elle a offert des images saisissantes de la révolution de l’esprit. Proprement, elle s’en est faite l’image. La peinture n’a pas à être traduite, c’est sa force sur la poésie. Elle ne protège cependant pas davantage des malentendus. C’est cependant une force aussi de la poésie qu’elle soit traduisible.

Curieusement, en ce temps-là, la peinture se fit provocatrice. La force avec laquelle elle provoquait a semblé un temps la mesure de sa valeur. À l’Ouest qui s’ensauvageait, c’est comme si l’on voyait la provocation en place de la révolution.

Plus curieusement encore, après Picasso et Malevitch, elle déboucha dans le réalisme socialiste. Il serait temps que je regarde mieux cette peinture. Je ne suis pourtant pas sûr d’y trouver ce que je cherche.

Les images ? Les images de quoi ?

Le 15 juillet, les marais de Margaouwa

Un capital mondial s’accumula autour de l’empire Mongol au treizième siècle, profitant de l’invention du papier monnaie par la Chine. Elle était alors, à son tour, dépositaire de l’accumulation précédente, qui n’eut pourtant jamais un aussi vaste domaine d’intégration.

Les Mongols, comme avant eux les Huns, puis après eux les Turcs, sont un cas unique de civilisation hautement sophistiquée qui conserva des mœurs nomades. Une civilisation du démontable. J’ignore presque tout de comment l’empire Ottoman succéda aux Mongols, ni comment ce dernier connut la naissance de celui des Moghols à l’époque où l’Occident devint un nouveau pôle d’accumulation du capital. Aujourd’hui c’est la Chine.

La Chine me paraît s’y prendre comme elle l’a toujours fait : découplant l’empire d’un procès d’accumulation mondial : le protégeant, comme civilisation, de l’impérialisme, comme procès de domination, si l’on veut.

Les marais de Margaouwa m’ont fait penser à cette histoire séculaire. Je suis allé y déjeuner avec une jeune étudiante, Roxane. Elle m’en a parlé incidemment alors qu’elle était venue à l’université pour un examen. Elle habite sur l’une de ses rives. Elle m’a dit que c’était un lieu qui méritait d’être connu. Peut-être souhaitait-elle seulement que je la reconduise en voiture. C’est ce que j’ai fait.

Les marais s’étendent sur une vaste plaine cernée par des monts rocheux. Le paysage a des airs de Mongolie. C’est là en effet que les Mongols s’établirent quand ils envahirent le pays.

Les Perses avaient choisi ce lieu pour les affronter. Ils devaient être fous pour défier les terribles cavaliers sur un terrain découvert. Ils espéraient les noyer dans ces marais qu’ils connaissaient bien. Ils y parvinrent presque. Ils sont inhabités depuis à cause des âmes des guerriers qui le hantent encore. « Prends garde, ces eaux sont dangereuses », m’a prévenu Roxane quand j’ai évoqué l’idée de m’y baigner.

Une nouvelle mode féminine s’est implantée à Dirac : des robes droites aux couleurs brunes, et des foulards unis dans les mêmes tons, mais contrastés. Leur élégance et leur beauté coupe le souffle. L’on ne peut imaginer de vêtement plus simple ni plus épuré. Il s’en dégage comme une impression de nudité qui doit chavirer le cœur des hommes.

Dans ses sandales de cuir qui s’enfilent comme des babouches, Roxane a décoré ses ongles d’un verni de la couleur de sa robe d’un vert brun, contrasté d’un foulard gris lumineux. Dans sa tenue et dans ce lieu sauvage, elle dégage une impression étrange, voire étrangère ; un goût de science-fiction, de planète lointaine.

Le 16 juillet, liberté notre religion

« Tout être doté de raison sait intuitivement que la nature a un Créateur, et que celui-ci l’a produite en la soumettant aux lois des mathématiques. C’est pourquoi l’Islam tient que tout enfant naît musulman, tant que ces parents ne lui donnent pas une autre religion. Aucun sacrement ni aucune cérémonie n’est donc nécessaire. » J’ai revu Roxane en passant à l’université. Elle croyait que j’étais musulman et elle comprenait mal que je pusse ne pas l’être.

« Les philosophes confucéens ne partagent pas ce que tu tiens pour intuitivement évident. Selon eux, les choses de la nature n’obéissent en rien aux lois des mathématiques. Pour cela, elles devaient les connaître, et tout homme doté de raison comprend que ce n’est pas le cas. Elles n’obéissent à rien du tout, elles sont libres et incréées. Il ne reste aucune place pour un créateur. »

« Tu es donc confucéen ? »

« Je n’en sais rien. J’ai lu quelques dialogues de Confucius, des commentaires de ces dialogues, des commentaires de ces commentaires… Tu sais comment est bâti le corpus confucéen : des gloses sur des gloses. C’est très ennuyeux à lire. Il paraît qu’en y plongeant suffisamment l’on en sort ébloui, mais je ne suis jamais allé jusque-là. »

Elle ne comprenait pas surtout que je pusse n’avoir aucune religion. Comment faire si tel est son destin ? Pour moi, ce ne sont que des points de vue.

« Roxane n’a pas qu’une jolie robe », m’a dit Sinta après que je les ai présentées. « Elle a un beau visage aussi, avec des yeux intenses et un sourire de madone ». Sinta n’a pas suivi la nouvelle mode que Roxane a adoptée. Ses robes et ses foulards arborent toujours des motifs baroques qu’elle rehausse avec ses bijoux.

 







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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