Nous attendions la pluie hier soir. Nous n’avons eu que des nuages pourpres au coucher du soleil. Ils produisaient d’étranges reflets sur les murs de la ville. Pas un souffle de vent ; le ciel était partiellement couvert. De la ville émanait une atmosphère de rêve éveillé. Les montagnes teintées de rouge faisaient un écrin grandiose pour Dirac.
« Hier soir, nous avons reçu Youssef et Maryam à souper », me dit Sariana qui est venue prendre un petit déjeuner aux baraques de bois, appréciant la fraîcheur de la rivière. Il ne fait que trop frais, et elle a dû enfiler la veste de son uniforme.
« Youssef est persuadé qu’Ansar Allah va libérer la nation arabe, et réussir là où le roi Fayçal et le colonel Nasser avaient échoué. Serait-ce toi qui lui aurais mis ces idées fantasques dans la tête ? »
« Ce serait plutôt lui qui me les mettrait en tête, et je ne les trouve pas si fantasques. »
« Comment s’y prendrait-il – Je n’en ai aucune idée. »
Le Yémen possède la légitimité et la gloire à la fois du passé et du présent. Ce n’était ni le cas des monarchies arabes, ni des républiques fraîchement libérées du sud de la Méditerranée. Ni les unes ni les autres n’étaient le cœur millénaire de la civilisation arabe. Ils ne s’en souciaient même pas d’ailleurs, seule pour eux valait la nation. Ni Youssef ni moi ne savons, ni n’avons à savoir comment le Yémen s’y prendra pour recouvrer sa place. Il pourrait n’avoir rien à faire.
Sariana s’est attachée à Youssef depuis qu’ils travaillent souvent ensemble. Je m’étonne qu’elle ne partage pas sa vision. Les états arabes sont des poulets sans tête. Nous savons où la tête se trouve : entre Sana‘a et les rives du Jourdain, là où était l’antique royaume de Saba, sur la route des épices, de la soie et de l’encens.
Ce n’était pas dans ces temps anciens des commerces de luxe. Les épices étaient proprement ce qu’est pour nous l’industrie pharmaceutique. « La soie connaissait aussi des usages militaires », m’explique Sariana. « La trame de la soie est si serrée qu’une lame a du mal à la percer ou à la trancher. L’on en cousait ce qui était l’équivalent pour nous des gilets pare-balle : des gilets pare-flèche. »
C’est comme si le temps s’arrêtait en cette saison où les occupations se tarissent. Il passe vite pourtant avec ses couchers tardifs où l’on découvre que l’on n’a rien fait. La chaleur n’est pourtant pas accablante avec ce vent qui fait des aubes froides.
J’ai goûté ces jours-ci la saveur d’un rideau qui s’agite devant des volets croisés.
Les deux bombes jetées sur Hiroshima et Nagasaki ouvrirent une époque nouvelle : celle de la terreur atomique. Soixante-dix ans plus tard, nous en sortons.
Les effets de ces bombes, je les ai connus quand je devais avoir une douzaine d’années, et j’en ai fait longtemps des cauchemars. J’en avais découvert les images dans l’Humanité Dimanche, peu avant celles des camps nazis de concentration, qui hantèrent également mes nuits.
Les bombardements iraniens sur l’État ethno-suprématiste avaient plusieurs fois la puissance des bombes jetées sur le Japon. Elles ont causé des dégâts énormes sur les équipements militaires et industriels tout en ne faisant qu’un nombre étonnamment faible de victimes, en contraste saisissant avec les massacres de Gaza. L’entité sioniste a été quasiment détruite sans trace d’irradiation.
Les Iraniens n’ont pas besoin d’arme atomique. Pour irradier les Palestiniens peut-être ?! Je suis convaincu qu’ils sauraient en faire une quand ils le voudraient, c’est-à-dire très vite, en quelques jours, peut-être en quelques heures. Je le suis aussi que leurs équipements d’enrichissement civils de l’uranium sont intacts. Comment auraient-ils été touchés sans irradiation importante ?
J’ai appris ces derniers temps que nos idées toutes faites depuis 1945 ne correspondent plus à la réalité de l’arme nucléaire d’aujourd’hui. Excepté l’enrichissement, et encore, ces bombes ne relèvent plus d’une haute technologie, que les Iraniens détiennent par ailleurs. Les lancer n’est pas un problème pour eux, qui fabriquent de meilleurs missiles que l’Ouest incapable de les intercepter. Ils ne feront rien de cela.
Plusieurs manières sont concevables de construire de telles bombes, chacune produisant des effets différents. L’âge de l’arme nucléaire classique est terminé, et ceux qui en possèdent ne sauraient plus comment s’en servir. Le principe de la dissuasion reposait sur le tout ou rien. L’on dispose maintenant de trop de moyens intermédiaires.
Les gens ne sont pas bruyants à Dirac. Ils ne parlent pas fort, surtout la nuit quand un groupe passe sans bruit devant la maison. L’on peut dormir les fenêtres ouvertes. Ce n’est pas comme d’où je viens.
L’on n’est pas très démonstratif ici, sans pourtant se retenir d’être chaleureux. Des confidences, voilà ; l’on vous parle sur le ton de la confidence. « Le vent va tomber », vous dit-on, comme s’il ne convenait pas de le crier partout.
L’on en prend l’habitude. « Hier, nous avons mangé des aubergines », ai-je confié à mon interlocuteur comme si je soulevais pour lui un coin de voile de ma vie intime. On l’imagine, toutes ces confidences nouent vite des amitiés.
J’aurais la plus grande difficulté à définir avec des mots simples la poésie telle qu’elle fut et demeure à travers les âges. Elle est une part des lettres qui a un rapport avec la musique. La quelle n’en a pas ? En quelques lignes, je ne peux m’empêcher d’être attentif à leur mélodie et à leur rythme : je compose.
La musique n’est pas moins différente selon les lieux et les époques ; elle change si profondément que l’on ne saurait lui trouver de caractère essentiel et commun.
– Alors même que tu prétends à la clarté, tes propos sont déjà confus. La poésie consiste d’abord à inscrire des mots. Peu importe sur quoi ; dans la mémoire aussi bien. Si tu écris, comme tu l’as très bien montré dans ta lecture de Frege, c’est pour te donner le moyen de naviguer dans la pensée.
Shaïn a raison bien sûr. La poésie ce n’est pas un phénomène social, ce qui résonne avec une époque ; un élément de la culture. L’on n’écrit pour rien ni personne. Elle répond à une sollicitation plus singulière, plus unique, fût-ce à se rapprocher de modèles, par mimétisme ou par imitation.
Pendant les congés, je rencontre Shaïn plus souvent. Nadina et Sharif m’ont suggéré d’écrire quelque chose sur la poésie à l’époque de la révolution bolchevique ; la poésie surréaliste donc. Je me suis surpris à me retrouver vide devant cette proposition, songeant combien à l’âge de seize ans, la découverte du Surréalisme m’avait bouleversé. Cinquante-cinq ans plus tard, j’ai le sentiment de n’avoir rien compris, rien vu. J’étais trop attentif à la lumière qui glissait sur la mer au crépuscule, à la nébulosité de l’aube. Quand ma mémoire se tourne vers ces années-là. Je revois les lames profondes d’une rivière des Alpes sur lesquelles se penche une végétation luxuriante ; les truites furtives que j’essayais de distinguer dans l’eau. – Si tu veux écrire sur le Surréalisme, ce serait donc là que tu devrais revenir, me suggère Shaïn.
J’ai déjeuné avec lui près des chantiers où il travaille. Lui n’est pas en congés. La buvette où nous mangeons est sur la courbure d’une rivière qui descend des montagnes près de l’Actar. Ses lames profondes et les branches qui s’y penchent ont en cette saison quelque chose de tropical.
Je me suis à nouveau fait pousser la barbe. En réalité, je n’ai rien fait. J’ai simplement cessé de la couper. L’on n’attend pas longtemps, mais c’est pénible au début. Ça gratte et donne un air de naufragé. Dès qu’il est possible de la tailler, tout va mieux.
La barbe renforce mon charme, me semble-t-il. Je le perçois nettement, et pas seulement chez les femmes. Les sourires sont plus larges. C’est peut-être culturel ; les barbes sont très portées par ici. J’ai moins l’air étranger.
Je n’y songeais pas. Non, je ne pourrais pas dire que le regard des autres m’aurait incité à la laisser pousser. Je ne le ressens qu’après coup. Ce pourrait être pour la même raison que les femmes demeurent tellement attachées à leurs foulards, même par ces chaudes journées d’été où il doit tenir chaud.
Peut-être simplement n’aiment-elles pas que le vent fasse voler leurs cheveux dans leurs yeux. Moi non plus, et il serait temps que je passe chez le barbier pour la prochaine pleine lune.
Hier, elle était déjà presque pleine quand je l’ai vue en tirant les volets. Elle était d’un or luisant dans le ciel d’un sombre indigo. Elle devait recevoir les rayons d’un soleil tangent à la courbure de la terre ; proche de l’éclipse. J’ai rêvé un instant de la surface de la lune baignant dans cette lumière dorée.
– Tu as bien fait de laisser repousser ta barbe, me dit le barbier.
– Je pensais que la couper me rajeunissait.
– Bien sûr, elle est blanche, mais tes cheveux aussi. Une barbe ne vieillit pas ; elle cache l’âge. Si tu es trop jeune, tu parais plus mûr ; si tu es trop vieux, tu le parais moins.
– S’il n’était que paraître hélas. Sais-tu que j’ai eu besoin qu’on me change une ampoule. Le plafonnier était certes bien haut, mais mon moral en fut atteint de ne plus me sentir capable de me tenir au sommet d’une échelle.
Mon barbier m’a remonté le moral, il m’a dit que j’avais toujours fière allure, et que les femmes devaient encore me regarder ; ce que je lui ai confirmé. Puis nous avons parlé de la guerre, que l’on ne peut pas dire froide, mais pas ouvertement mondiale cependant.
– Je t’éclaircis bien autour du crâne, m’a-t-il encore dit, ta barbe en paraîtra déjà plus épaisse. Tu crois que l’administration étasunienne acceptera sérieusement de négocier une architecture de paix en Europe, ou n’est-ce qu’une pirouette pour se sortir de ses menaces inconsidérées ?
– Nul ne peut le savoir, mais rien n’interdit d’espérer. Ce serait un tournant décisif dans la guerre, et en définitive la reconnaissance d’une victoire pour la Fédération de Russie.
– Ce serait bien reçu par l’opinion publique, mais un motif de rage pour une partie de l’administration qui ne l’admettra jamais. C’est pourquoi l’on doute.
– Je suis d’accord ; mais que peuvent-ils faire d’autre ?
Pendant mes nuits, je rêve d’architectures impossibles. Je sais que de par le monde, il en existe d’aussi étranges et bien réelles ; celles dont je rêve ne le sont pas. Je sais que je les reconstitue par des montages de souvenirs épars. J’aimerais m’y arrêter, les retrouver les uns après les autres. J’aimerais les enregistrer, et connaître un moyen de les imprimer. Il est plus facile de scruter les détails une fois que la vision est réduite à deux dimensions.
L’on rêve en trois dimensions, et même en quatre, et probablement davantage. Le temps en rêve ne se déroule pas de façon linéaire. Son scénario se reconstruit avec des plans perpétuellement remontés, renouvelant sans cesse sa chronologie. Les rêves savent produire instantanément de faux souvenirs datant quelquefois de décennies. Tout le monde en fait l’expérience.
Il est regrettable que l’on n’enseigne pas l’art des rêves ; j’entends l’art de les construire, ou du moins de saisir comment ils se produisent. Je n’entends pas que l’on sache se donner les moyens de contrôler ses rêves, et je n’en vois pas l’utilité. L’on ne saurait pourtant douter qu’ils soient minutieusement produits par le rêveur, et non envoyés tout faits par l’on ne sait quel dieu.
Tout enfant demeure indécis quand il découvre sa faculté de rêver. Il s’interroge et nul ne lui répond, puis il s’habitue, rassuré que tous rêvent aussi et ne s’en soucient plus. Les rêves ont pris leur place dans la cité et n’y font plus mystère. Ils perdent tout intérêt, oubliant tous que les rêves occupent une grande part du temps que nous vivons. Tous ces jours, j’y ai visité des architectures impossibles.
Zanguezour est un nom qui sonne bien ; qui fait rêver de l’Asie de l’Ouest, et dont certainement l’on parlera beaucoup dans les temps qui viennent. Le corridor de Zanguezour est un territoire qui divise fort inopinément à la fois les territoires d’Azerbaïdjan et d’Arménie, et par voie de conséquence, qui menace les routes entre l’Arménie, l’Iran, la Fédération de Russie et la Turquie.
Il n’est pas nécessaire d’être féru en géographie politique pour comprendre que cette région va être traversée de fortes tensions dans les temps à venir. Cela au moment-même où l’on pressent que la nation arabe risque de se réveiller, proprement la civilisation arabe, et d’une façon plus décisive que l’on connut avec le roi Fayçal puis le colonel Nasser. L’on se demande ce que fera la Turquie cette fois.
La Turquie se rapproche des États-Unis qu’elle sent faibles. Quel profit en espère-t-elle ? Quel prix souhaite-t-elle obtenir de sa participation à l’Otan et de sa complicité affirmée avec l’entité sioniste, malgré son hostilité affichée ? Au sud, la civilisation Ottomane partage les mêmes territoires que celle des Arabes. Vont-ils s’affronter comme naguère ? Ce serait bien trop simple avec le sphinx Erdogan.
L’on peine à croire aujourd’hui que l’Arménie ait été un empire, cette sorte de Principauté d’Andorre orientale bien incapable d’être souveraine, mais qui sut repousser les Romains avec ses alliés de toujours, les Perses. Elle fut le premier empire à épouser le Christianisme avant Rome, à créer la première Église Unifiée. Qui le croirait, aujourd’hui insoucieuse des Arméniens de Palestine, et prête à suivre l’Otan comme un petit chien ?
« Je ne sais toujours pas ce qui te donne l’intuition d’un réveil de la nation arabe », renvoie Sariana. Elle est en civil aujourd’hui. Elle porte une robe très décolletée d’un vague style Premier Empire, d’une couleur paille avec de pâles motifs abstraits. Elle a laissé libres ses cheveux. Ils ne m’étaient jamais parus si noirs ni si bouclés.
« L’effondrement prochain de l’État sioniste donne les prémisses de cet éveil. Sa fondation fut tolérée puis soutenue par les impérialistes précisément pour faire obstacle à la cause arabe. Il a bien eu le temps, depuis, d’inverser sa posture, comme le lui avait suggéré le président Sadate dans son si beau et si profond discours que personne ne fit seulement semblant de comprendre, et qui fut accepté comme une proposition de paix sans autre contrepartie que le Sinaï. »
Fendue sur ses mollets, la robe de Sariana découvre des bracelets de chevilles en coquillage au-dessus de ses pieds nus. Elle est si féminine aujourd’hui, que l’on n’imaginerait pas que son métier consiste, telle une parque, à trancher d’une décision assurée des vies humaines.
Je n’ai plus rien à faire à l’université, et j’ignore ce que Roxane a y voir de plus. Il m’arrive pourtant de l’y croiser. Je ne sais plus si j’ai noté qu’elle étudie le farsi ancien. J’adore la laisser me parler de sa littérature. Je ne me suis toujours pas mis à en apprendre la langue. J’atteins l’âge où l’on commence à se dire « il est trop tard ». Ce n’est pas triste ; c’est réaliste, et après tout reposant.
« Il me semble que les autres enseignants de français le prononcent mieux que toi », a relevé Roxane. « Je veux bien te l’accorder, mais évite de le répéter », ai-je répondu. Elle a ri.
Les professeurs de langues étrangères ont une tendance à sur-articuler ; mais personne ne parle comme eux. C’est ce que je dis pour me défendre, et mes collègues pour me couvrir, mais la vérité est que je suis plutôt laxiste sur la subtile distinction des phonèmes. Je suis même souvent hésitant à l’écrit. « Ne le répète pas. »
« Comme je suis Français et né en France, et que j’ai étudié la linguistique, l’on se tait. Mes collègues disent que les étudiants doivent s’entraîner à comprendre la langue telle qu’elle se parle réellement. Elle n’est pas vraiment la mienne ; je parle mieux. »
« Les liaisons, en France, sont couramment ignorées. Elles devraient prononcer des déclinaisons grammaticales essentielles et qui ne concernent pas leur seule écriture. Même des enseignants ont vite fait de vous transformer un alexandrin en octosyllabe. Toute la prosodie en est bouleversée. »
« Tu t’emportes vite sur cette question », remarque Roxane amusée. « C’est qu’elle me tient à cœur. J’ai souvent l’impression de mal dire et de ne pas me faire comprendre. L’on me demande de répéter. Toi-même souvent. »
« Où est le problème ? Tu n’as qu’à répéter. » Roxane rit de bon cœur. « Comprends que je sois gêné dans ma situation. » Roxane rit de plus belle.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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