Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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La fin de l'Occident Moderne

Le 20 août, la civilisation soviétique

Mon chapeau est poussiéreux, on le voit bien au soleil. Je pourrais le nettoyer parfois. L’on prévoit la pluie pour demain. Je l’attendrai. La mousson a ravagé le Pakistan et l’Afghanistan. C’est un drame pour les victimes et il risque d’en devenir un aussi pour les régions au-delà de l’Hindu Kuch où toute cette eau va manquer.

Pierre, dit le Grand, avait rêvé de faire des Russes des Français. Tailler les barbes et les manches risquait de ne pas suffire. Louis le seizième, dit le roi soleil, était son modèle. Pierre a installé sa capitale à Saint-Pétersbourg, la grande ville la plus à l’ouest de l’empire. Pierre ne comprenait pas que la Russie ne soit pas plus puissante que la France. Pour cela, elle devait certainement devenir plus française. Les bolcheviques n’ont jamais totalement abandonné cette idée fixe. Ils l’ont remise à jour : Condorcet, Saint-Just, Proudhon, Blanqui, Kropotkine, Pouget, Pelloutier, Sorel…, tous oubliés aujourd’hui en France.

Le problème est que l’Empire Russe n’était pas seulement peuplé de Russes, si tant est que parmi ces derniers tous fussent euro-compatibles. Le vaste empire l’était aussi de Mongols, de Kirghizes, de Tatars, de Turkmènes, d’Arméniens, de Yakoutes, de Juifs et autres graines de judéo-bolcheviques. Quant au cœur de la Sainte Russie ortodoxe, l’on y trouvait cette curieuse institution des cosaques. Il n’est qu’à regarder les toiles de Ilia Répine, pourtant peintes au dix-neuvième siècle et très à l’ouest de l’Empire, pour comprendre que la future Union Soviétique aurait peu à voir avec l’Europe bourgeoise et policée.

L’instauration du Socialisme a caché le plus important : qu’il n’était certainement pas évident, ni prévisible que l’empire multi-civilisationnel s’unisse. Hitler n’y croyait pas, convaincu qu’un coup de pied dans la porte ferait tout s’effondrer, comme l’Ouest sauvage n’y croyait pas non plus. Pourquoi jamais un esprit français n’a su imaginer de faire de l’Empire colonial de son pays, une Union des Républiques Socialistes, disons des Bourses du travail ? La question contient la réponse. Ne parlons pas de l’Empire Britannique.

La civilisation russe, chère à Vladimir Poutine, c’est la civilisation soviétique. Son ami Sergueï Lavrov, lors de leur récente rencontre avec l’administration étasunienne en Alaska, l’a ironiquement évoqué en arborant un tee-shirt où étaient inscrites les quatre lettres cyrilliques : CCCP.

La civilisation soviétique, c’est d’abord le goût du grand air, des grands espaces et des bêtes sauvages. Ce n’est pas très loin de ce qu’aurait pu être une civilisation étasunienne si y avaient collaboré les afro-américains, et les amérindiens.

Le 22 août, confidences sur la guerre

Les pluies sont arrivées enfin. Elles furent rares ce dernier mois et les après-midi étaient torrides et secs. Des nuages noirs, des tonnerres, des éclairs depuis trois jours. Les nuits sont froides, mais la pluie donne un sommeil paisible. Parfois s’élèvent des nuées de choucas sous les nuages sombres contre les roches rendues noires et luisantes par la pluie, quand rugit un alligator aux pales menaçantes.

« Tu as vu le musée de guerre à Moscou ? » me demande Farzal. Lui et Sariana ont pris depuis l’été l’habitude de descendre quelquefois déjeuner près du lac. « J’en ai vu des photos, elles m’ont impressionné. Il s’en dégage une impression de sacré. Plus qu’un musée, l’on croirait un temple. »

Je trouve que les peuples de la Fédération de Russie ont cultivé une propension inquiétante pour la guerre. « Heureusement », reprend-il, « sinon la fédération n’existerait plus, et nous serions sans défense devant l’ethnosuprématisme. »

Je comprends bien cela, mais la guerre me fait peur. « Vraiment ? » s’étonne Farzal. « Pour un civil, je te trouve bien informé sur les armements. Je t’accorde que même les plus féroces guerriers, nous avons tous peur de la guerre quand nous y pensons. La plupart du temps nous n’y songeons pas : nous la faisons ou nous entraînons. »

Je suis né en un temps où la guerre était encore présente dans les esprits. Nous la percevions comme un phénomène naturel et donc inévitable. Les grands frères de mes camarades avaient été mobilisés pour l’Algérie. L’éventualité de devoir se battre restait virtuelle, et nous étions nourris de rêves militaires.

Quand nous jouions presque quotidiennement aux maquisards, il était dur d’imaginer se battre contre des résistants algériens. « Il est vrai que si j’avais été français en ton temps », relève Farzal, « Je n’aurais probablement pas choisi une carrière militaire. » Les politiques l’ont bien compris, qui ont fini par abolir la conscription pour une armée de métier. Payer des mercenaires pour accomplir ce que l’on n’aurait pas soi-même aimé faire, n’abolit pas la responsabilité, et prive de surcroît d’une formation militaire.

L’éventualité de se battre cessa donc de constituer pour ma génération une perspective crédible, nous contentant d’être les spectateurs, toujours plus en direct, de scènes abominables, de crimes souvent commis en notre nom sans que nous n’y soyons pour rien. Comment ne pas être alors habité d’une horreur de devoir finalement les subir, de les vivre déjà par procuration, surtout l’âge venant où l’on commence à ne plus se sentir capable de se défendre ?

Voilà les raisons pour lesquelles je m’inquiète d’où risque de mener ce goût que cultive la Fédération de Russie, même si j’y reconnais quelque chose qui n’est pas sans me rappeler les bancs de mon école ; le souffle de Valmy et du Grand Carnot.

Le 25 août, en cuisinant

Cuisiner ensemble est toujours pour Sint et moi l’occasion de réflexions profondes. « J’ai lu plusieurs critiques de DeepSeek et de son concurrent étasunien ChatGPT », me dit-elle en hachant les épinards. « Certaines sont laudatives, et d’autres plus sévères. Toutes celles que j’ai vues loupent l’essentiel. Concrètement, il s’agit de rechercher en ligne bien plus commodément ; rien de plus, rien de moins. Plutôt que de chercher à partir d’un mot ou d’un groupe de mots, il devient possible de formuler des questions à l’aide de phrases entières. Plutôt que d’obtenir une liste de pages web parmi lesquelles il nous appartient de trier, nous obtenons des phrases, du texte à vocation exhaustive. »

« L’on perçoit immédiatement l’avantage d’un tel instrument. Il laisse cependant entière la question des sources. Qui énonce la réponse ? Le programme lui-même évidemment. Un programme est-il une source recevable ? Il n’invente rien. Il cherche ses réponses ailleurs. Cite-t-il lui-même ses sources ? »

« Il est prévisible que les réponses données seront les plus convenues et les plus conventionnelles. Certes, ce sera sans doute ce que nous attendrons, et non des tissus de polémiques et de paradoxes, qui ne nous seraient pas des plus utiles. Leur conformisme et leur académisme sera cette fois mathématiquement déterminé. »

« Ce n’est pas une mauvaise chose, mais ce doit être su. Il suffit de garder en tête que ce ne sont pas de tels programmes qui feront à leur place le travail des chercheurs et des étudiants. L’on doit considérer également que les contenus deviendront toujours plus convenus et conventionnels ; ceux de leurs réponses, et donc de l’internet lui-même qui en sera toujours plus contaminé »

« Nous savons tous les deux que c’est à quoi les institutions du savoir sont irrévocablement condamnées », dis-je en cassant les œufs, « qu’elles y soient mathématiquement déterminées ou non. Nous avons au cours des siècles appris à nous en protéger, non ? »

Le 27 août, un nuage blanc

Les pluies sont arrivées et le niveau des cours d’eau a monté, mais le compte n’y est pas. Qu’importe, la saison n’est pas terminée.

La Chine est la seule nation, semble-t-il, dont le pouvoir démocratique a paru se soucier du cours des choses. Tout de suite, il a réduit drastiquement la natalité. Le reste du monde n’a pas tardé à le suivre, mais sans rien décider semble-t-il. Sept milliards d’habitants, c’est une progression, depuis un siècle, sans comparaison avec celle que l’espèce avait jamais connue. La terre saurait nourrir plus d’habitants, mais pas longtemps si le rythme d’une telle croissance se maintenait.

Le PCC a décidé de proscrire la misère, de rendre accessible à tous l’éducation et les soins, et d’assurer des retraites aux anciens. Les Chinois y sont parvenus en trois générations, partant d’une situation de famines et de violences effrayantes. Je n’aurais jamais osé l’espérer quand j’avais vingt ans. Aujourd’hui, les Chinois jouissent d’un meilleur confort que les Européens en voie de sous-développement ; ils travaillent moins longtemps et profitent mieux de la vie.

Que vont-ils faire maintenant de leur surdéveloppement technologique et industriel ? Vont-ils tenter de dominer le monde ? L’idée n’en est pas très chinoise. Répandre le socialisme ? L’on ne donne pas le pouvoir au peuple que ne le prend pas. Quand je revois l’iconographie si volontariste et martiale qui se diffusait en Chine dans ma jeunesse, je me demande quel avenir elle se propose encore de conquérir.

« Je me le demande aussi », dit Sanpan en regardant l’eau tumultueuse sous l’effet des pluies de cette nuit. « Une si forte accélération pour un si grand pays doit générer une puissante inertie. »

J’observe silencieux un nuage blanc qui effleure au-dessus de la crête du Jabal-al-Kalbi. Il est d’un blanc… Pendant que nous parlions, Sanpan a suivi mon regard. Devant le lac, nous sommes en face de la montagne. « Ce nuage est d’un blanc… », dit-il. « D’un blanc… »

« D’une propreté… », précise-t-il. « Oui, d’une propreté… », renchéris-je, « … irréelle. »

Le 2 septembre, éloge du fluide

Le tonnerre m’a réveillé cette nuit. Sur le coup, l’on aurait dit qu’un missile s’était abattu dans la rue. Non, ce n’était pas la guerre, c’était l’orage, et j’ai remonté le drap pour jouir de la fureur des éléments quand on est bien au chaud et au sec.

Je venais d’écouter Bhadrakumar à la télévision. Melkulangara Bhadrakumar est un diplomate indien à la retraire. Je me repais souvent de ses articles écrits dans un anglais excellent et une clarté remarquable. Il était enrhumé le pauvre, conséquence probable de la mousson.

L’Inde vient de recevoir un coup de pouce de l’administration étasunienne. Elle s’était endormie sous son immuable principe de non-alignement. Les nouveaux droits de douane qui lui ont été infligés l’ont réveillée. Ce ne fut pas une question d’argent, mais de dignité. Ces droits étaient censés la punir d’avoir acheté du pétrole à la Fédération de Russie. La punir ! le patriotisme indien n’a fait qu’un tour. Même les classes privilégiées, généralement bien disposées envers les États-Unis, se sont réveillées anti-étasusiniennes, et la diplomatie s’est retournée.

L’ouest sauvage semble tout faire pour pousser les nations à mettre un terme à son hégémonie. Pourquoi fait-il cela ? Ne s’en rend-il pas compte ?

Les « sanctions » des pays de l’Otan ont permis à la Fédération russe d’atteindre des niveaux de puissance que nul n’aurait prévus, croyant au contraire la ruiner. Grâce à elles, le gouvernement a été capable enfin de contrôler fermement la banque nationale qui lui échappait, comme celles des nations oligarchiques qu’elle était elle-même devenue à la fin de l’Union Soviétique. Un coup de pouce pour lui faire déployer l’étendue de ses ressources commerciales et financières, et donner l’élan de consolider les pays des Brics.

Je songe aussi à la vague d’antisionisme qu’a soulevé le génocide des Palestiniens au moment où « la question juive », si chère au continent européen, a cessé d’en être une, et où l’entité sioniste s’est réduite à n’être que le plus profond de l’État profond étasunien.

« Nous savons bien toi et moi », reprend Shimoun en jouant avec son chapeau encore trempé de la pluie qui tombe sur les jardins de l’université en exaltant leurs fragrances, « pourquoi les classes privilégiées dans l’Ouest ethnosuprématiste ne comprennent pas comment ils se baisent eux-mêmes. Ils croient s’affronter pour la domination. Ils croient à une compétition avec une ligne d’arrivée commune, ils ignorent que ce n’est pas l’enjeu ; les uns et les autres ne vivent pas dans la même réalité. »

« Et sais-tu pourquoi, Shimoun, ils ne le perçoivent pas ? Nous avons tous été éduqués dans l’ignorance des grandes civilisations. Nous nous sommes convaincus qu’elles n’étaient que des tentatives maladroites qui devaient nécessairement aboutir à l’Occident Moderne ; des essais ratés dont il n’était rien d’autre à conserver que ce que la modernité avait elle-même adopté. C’est ce que j’ai moi-même appris à l’école, et toi comme moi, et tous ceux qui ont fait quelques études sur terre, et c’est ce que l’histoire nous apprend à déconstruire, comme elle l’a toujours fait quand une grande civilisation qui se prenait à se croire unique. »

« Cependant, tu as raison Shimoun, l’Ouest Sauvage ne comprend pas la guerre qui se déroule sans dire son nom, et c’est pourquoi l’on ne la dit pas une guerre, la troisième guerre mondiale, ou la suite de la Guerre Civile Mondiale de 14-45 ; parce qu’elle n’est pas la même pour tous. »

J’ai achevé cette page au clavier, et l’on en sent l’effet. Les mots coulent avec l’encre ; orthographes, impropriété, lapsus, l’on ne s’arrête pas. Au clavier, une rage de corriger nous saisit et le fluide est rompu ; et l’on y passe plus de temps qu’à recopier en corrigeant.

Le 4 septembre, fin de la modernité

J’ai toujours rêvé de l’Asie ; l’Asie Centrale précisément. Je me demande ce qui a bien pu me mettre cela en tête. Les hordes mongoles me fascinaient ; les fabuleux cosaques ; les sages indiens ; le raffinement des objets chinois… La chimie ayant trouvé comment imiter l’ivoire, j’offrais des statuettes chinoises pour la fête des mères. Il est vrai qu’au temps lointain où je suis né, l’empire français demeurait vivace, du moins dans les imaginaires. Il était pourtant davantage africain. Plus tard, la littérature perse m’a emporté, puis celle de Chine et du Japon. Je me suis exercé aux langues orientales. Quelque chose cependant était là avant.

« Depuis quand tiens-tu la civilisation occidentale moderne pour finie ? » me demande une étudiante pressée au premier rang de l’amphi avec un sublime sourire. C’est en effet le débat que je me proposais d’animer.

« Je me suis laissé emporter par cette autre question, simple mais passionnante s’il en est : moi. Je rappelle que j’interviens moins ici comme érudit que pour témoigner de comment je vis moi-même cette fin. »

« D’aussi loin que je me souvienne, il m’a toujours paru que l’Occident avait une révolution à terminer. Loin de s’y mettre, il me semblait plutôt tenté de régresser avant même ses prémices. »

« L’un des premiers symptômes à éveiller mes soupçons fut combien les sciences et les technologies étaient devenues absconses à la fin du dix-neuvième siècle. Pour comprendre cela, l’on doit connaître le concept d’honnête homme, essentiel pour approcher la modernité occidentale. L’honnête homme est celui qui, à l’aide de ses humanités et de sa raison, parvint à comprendre toute science ou technique nouvelle, en s’y donnant un peu de peine. L’on doit donc l’entendre aussi dans l’autre sens : toute science ou technique nouvelle doit être accessible à l’honnête homme. »

« Pourquoi ne le sont-elles plus ? Parce qu’elles sont devenues trop complexes ? Pourtant la science moderne repose sur l’observation des comportements inhérents de la matière, et sur l’inférence mathématique. Comment deviendraient-elles inaccessibles à l’honnête homme, et même au scientifique s’exerçant à d’autres disciplines ? Il s’agit d’un impératif catégorique. Il aura donc dû être abandonné. »

« Je suggère de le mettre en regard avec un autre impératif : l’impératif du marché ; donc des brevets. Karl Marx l’avait évoqué dans le livre cinq de son brouillon inextricable que sont ses Fondements de la Critique de l’Économie Politique, connu sous le nom de Grundrisse, dont je ne saurais citer une édition accessible aujourd’hui. Il envisageait un déplacement du capitalisme industriel fondé sur la propriété des moyens matériels de production, vers un autre, reposant sur l’appropriation des connaissances technologiques. »

« Tu veux dire que ton verdict sur la civilisation occidentale repose sur cet indice ? », s’étonne un professeur que je ne connais que pour l’avoir croisé.

« C’est le cœur de la science occidentale moderne. Je ne doutais pas que nous serions capables de passer cet obstacle, fût-ce au prix d’une révolution cognitive. L’invention du numérique suffisait à m’en convaincre, tout particulièrement par les pensées critiques qu’elle suscitait. Je voyais les hackers comme la nouvelle avant-garde de la classe ouvrière, prenant la place des ouvriers de l’imprimerie. »

« Hélas, nous sommes tous passés à côté du numérique, construisant des gadgets idiots, dérobant ses technologies à l’honnête homme en les noyant sous la surabondance de codages opaques. »

« L’assistance a été intéressée, surprise et attentive », me félicitent ceux qui m’ont proposé cette conférence, Sharif, Sanpan et Licos, toujours habiles à tirer profit de ma présence.

« Et l’intronisation de la junte nazie de Kiev avec la bénédiction de l’Union européenne et des États-Unis ? », m’a demandé, un peu espiègle, un très jeune étudiant. « Là, j’ai compris que c’était vraiment fini. »

 







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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