Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Le 17 mai, assis au bord de l’eau

Les galets qui jonchent le lit des cours d’eau, les merveilleux galets, sont la trace du long passage du temps. Il paraît banal de le dire. Je les classerai sous le registre des banalités merveilleuses.

Elles envoûtent si l’on s’y arrête. Combien de temps le courant met-il à polir un galet ? Je n’en ai aucune idée. Assez peu je pense si l’on n’est pas pressé. Je me souviens d’un parapet à Marseille, aujourd’hui reconstruit, qu’au fil de quelques siècles des fesses avaient poli.

Les traces du temps donnent une paix. Nous nous disons que lorsque nous ne serons plus, les rivières continueront à polir les galets.

Sinta se met à rire comme si soudain elle m’écoutait : « Je n’ai jamais rien entendu de plus fou. »

« C’est pourtant la stricte vérité, aussi improbable que le monde réel », dis-je en contemplant les mouvements de l’eau.

Au printemps, l’on aime regarder la surface de l’eau et les mille éclats qui tournoient au-dessus des merveilleux galets, et font danser leurs formes.

Le 18 mai, le double théorème d’improbabilité

« Tu peux m’apporter un cendrier », je demande à Leïly qui s’en étonne. Je n’en ai jamais besoin puisque je ne fume pas, je vape. « Ou une petite plante en pot, ou un éléphant en ébène… j’en ai besoin pour tenir mes feuilles que le vent soulève. »

Je prépare un cours pour le département d’épistémologie, c’est Licos qui me l’a demandé, sur le double théorème d’improbabilité.

J’ai commencé à le lui expliquer en utilisant le tableau noir. « Tu as trouvé ça tout seul ? C’est assez consistant », a-t-il déclaré.

L’idée directrice est que rien de ce qui ne serait improbable, n’est davantage réel. La preuve en est que tout ce que la science a déduit à partir d’inférences abstraites a toujours été infirmé par les faits et leur observation rigoureuse et méthodique assistée par les mathématiques.

René Descartes l’avait pressenti quand il concluait prudemment dans son ouvrage proposant avant Newton un essai de système du monde, dans lequel il tirait toutes les conclusions qu’il était possible de tout ce qui était connu ; mais où il prévenait son lecteur que, tout n’étant pas connu, ce système était probablement faux, et qu’il valait mieux, en attendant, s’en tenir aux Écritures.

« A-t-il vraiment dit cela ? » me demande Licos. « En substance, oui. Je ne saurais retrouver la citation exacte. – Trouve-la pour ton cours. – À quoi bon ? »

« Descartes écrivit aussi, dans une lettre au Père Mersenne, qu’il préférait un pays froid que chaud comme l’Italie, car un bon poêle saurait toujours nous réchauffer, quand on reste démuni contre une chaleur excessive. Ce ne sont évidemment pas de telles pensées qui les auront rendus célèbres. »

Le 20 mai, sans limite ni mystère

Je l’oublie, je n’y pense jamais, et rien ne me le rappelle : ici, toute la population est militarisée. Tous ont des fonctions et des grades, tous s’entraînent. Lorsque je voyais, alors que je venais à peine de m’installer à Dirac, le détachement de Farzal traverser la ville à cheval, je ne pouvais deviner qu’il n’était pas constitué de militaires de carrière. Tous mes collègues de l’université sont des officiers de réserve, pour les plus vieux, les plus jeunes, comme Sharif, sont d’active.

L’on ne voit pas ici des gens courir en survêtement dans les espaces publics, alors qu’ils paraissent en parfaite condition physique. Ils courent dans la campagne avec leurs armes et leurs munitions. Ils nouent ainsi entre eux des liens particuliers, et aussi avec ce que l’on pourrait appeler « la nature », que je préfère nommer « le désert » ; la campagne, disons.

Les paysages de Dirac me rappellent parfois les Alpes, mais à une autre échelle. Les cimes sont plus hautes, les sommets plus aigus, les vallées plus larges et profondes, les rivières plus tumultueuses. Les forêts sont plus denses, les sols souvent plus secs et caillouteux.

Les gens sont en conséquence plus religieux. Si, je l’ai souvent remarqué : l’altitude et la majesté des sites agissent sur l’expérience religieuse. Je l’éprouve moi-même.

Conçoit-on une expérience religieuse sans dieu ? Bien sûr, il n’est qu’à regarder en Chine, où la mythologie des Huit Immortels évoque de pittoresques personnages de bandes dessinées, et où l’Empereur Jaune est fort terrestre et civilisateur plutôt que créateur. Ce n’est sûrement pas sur elle que la civilisation chinoise aurait puisé et bâti sa spiritualité.

Je sens dans les environs sauvages de Dirac le souffle d’une vie auto-créatrice omniprésente ; le vertige de sa génération et de sa corruption perpétuelle ; celui de ses soubassements mathématiques, aussi dépourvus de limite que de mystère.

Sinta m’a confié une pensée qui m’est apparue d’abord étrange : « Sais-tu », m’a-t-elle demandé, « qu’en songeant à conserver une assiette pour l’étranger, l’on a conçu l’algèbre ? »

L’idée m’a semblé d’abord incompréhensible et absurde. Mais non, pas après l’avoir soupesée : « Le cœur qui conçoit l’hospitalité pour l’étranger de fortune, saura inspirer à l’esprit de remplacer une valeur inconnue par une lettre pour continuer à compter », m’a-t-elle expliqué.

Le 22 mai, le mystère de l’énonciation

Quand nous avons tous commencé à écrire, il arrivait que nous vînt l’impression que tout le monde avait lu ce que nous avions écrit ; avait même tout lu. L’on doit tenir compte, car c’était vrai aux temps lointains où j’ai entrepris d’écrire, que l’on se sentait obligé de lire certains auteurs, de paraître les avoir lus du moins, et pour certains, d’en avoir tout lu. Alors pourquoi pas soi ? L’éventualité en était imaginable.

Moi qui ai toujours prisé couper à travers champs, je voyais bien qu’étaient rares ceux qui lisaient les mêmes auteurs que moi. Je regrettais qu’il ne fût pas commode alors de discourir à partir de ce que leur travail avait établi. La solution aurait pu être de se rassembler autour d’affinités de lecture, mais aimant trop couper à travers champs, il était rare aussi que celui qui avait lu le même ouvrage que moi, en ait aussi lu d’autres.

Le problème n’a jamais réellement été là. Il est que ce qui est posé le soit bien. L’on n’est pas là pour recommencer perpétuellement à redire. C’est comme si tu répétais toujours la même histoire dont celui auquel tu t’adresses ignorerait toujours le début.

– C’est pourtant bien ce que fait un enseignant.

– Ne m’interromps pas par des remarques accessoires. Le problème de l’enseignant n’est pas qu’il répète les mêmes cours. Il serait davantage d’informer ceux qui l’écoutent de ce qu’ils devraient ou non préalablement connaître.

Tout énoncé prend appui sur des prémices, et c’est toute une stratégie que de prendre en compte qu’elles ne sont ni supposées connues, ni devoir l’être.

C’est à l’évidence ce qui emprisonne si bien tant de nos contemporains à leurs réseaux satellitaires, alimentant une rage de dire, de tout dire à chacun et à tous. C’est une poursuite du vent.

Mieux vaudrait s’abandonner à la prière. C’est ce qui rend d’autres, ou parfois les mêmes à d’autres moments, prisonniers de leurs rosaires.

Il suffirait plutôt d’imaginer un auditeur ou un lecteur omniscient. Il ne serait pas nécessaire de l’imaginer existant, tant la force de l’énonciation, disons la parole, lui donnera toujours assez d’existence.

Ce qui importe dans l’énonciation, vois-tu, ce n’est pas de convaincre, ni de faire savoir, c’est que ce que tu dis soit dit, ce que tu écris soit écrit, et qu’à partir de là, tu avances. Voilà pourquoi l’on écrit.


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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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