Sint II

Jean-Pierre Depetris, août 2023.

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Ce qui nous possède

Le 15 décembre, réflexions philologiques

Tout ce qui est réel, si l’on y avait réfléchi avant de le connaître, nous serait apparu impossible.

Quant nous connaissons la réalité, nous ne sommes jamais en peine pour en trouver d’autres explications. Elles nous font oublier les premières : celles qui nous avaient convaincus que ce qui est pourtant réel ne peut pas être.

– Donne-moi un exemple.

– Ils sont sans nombre : que la terre tourne, ou encore qu’elle soit ronde.

– Tu veux dire que nous n’avons pas besoin d’explications pour asseoir nos certitudes ?

– Non, mais toujours nous en cherchons, qui n’en établissent jamais. Les évidences n’en ont pas besoin. À peine servent-elle à fonder les raisonnements.

Nous avons souvent des conversations aussi abruptes qu’abstraites Licos et moi. Il a fortement progressé en français depuis qu’il participe à mon atelier. Je sais que c’est ce qui lui importe : frapper dans la langue française des formules précises et dépouillées de toute fioritures. J’ai dû me répéter ses paroles mentalement pour bien les comprendre.

Ses phrases étaient bien construites sans qu’il ait dû hésiter et se reprendre. C’était assez difficile me semble-t-il. C’est écrire et penser ainsi en français qu’il attend surtout de mes ateliers.

Il me semble que si l’on en est capable dans une langue, on doit l’être dans les autre, quoi que… elle ont toute des biais qui nous y aident ou nous égarent. Le français en a de singuliers. Je l’entraîne à les négocier.

Le 17 décembre, Rome et Jérusalem

Je n’ai jamais lu Théodore Herzl, mais je suis tombé sur des citations contradictoires. Je n’ai pas d’urgence à faire le tri. J’ai lu Moses Hess, et je l’ai trouvé fort intéressant.

Personne ne le dit, mais je crois que Hess devrait être lu comme une critique constructive de Joseph Proudhon. Proudhon a fait une archéologie du droit dans son Qu’est-ce que la propriété, dont il cherchait les fondements dans celui de Rome.

Hess critiquait aussi Karl Marx, Bruno Bauer et Max Stirner, comme l’on peut s’en douter. Hess, parmi ces docteurs en philosophie était le seul collaborateur juif de la Gazette Rhénane. « La question juive » préoccupait alors vivement ce qu’on appelait « la gauche hégélienne ». Elle relativisait tout autant les théories de Proudhon que celle de Feuerbach : l’Essence du Christianisme. Hess apportait un point de vue alternatif, ouvrant un autre regard fondé sur le droit sémitique : Rome et Jérusalem.

C’est tout à fait intéressant. Par sémitique, je désigne toute la péninsule arabe. Il y aurait donc un genèse alternative du droit. S’il en existe une autre, il ne doit pas y en avoir que deux. Une archéologie du droit chinois mériterait l’effort d’y chercher.

Je ne partage pas cette approche des savants qui divisent toute histoire en étapes successives. Le droit sémitique et le droit romain ne se succèdent pas. Le droit romain ne me paraît pas non plus un quelconque parangon de l’éthique conduisant à un droit contemporain universel. Pour Proudhon non plus qui invitait justement à le dépasser par une critique radicale de la propriété.

Le droit romain est basé sur la terre, le territoire partagé entre autant de citoyens. C’est ainsi que le citoyen est défini, comme le copropriétaire d’un espace foncier dont l’ensemble constitue la nation (pour faire bref).

À l’époque où j’ai lu l’ouvrage de Hess, il était mis à contribution au service du sionisme. Il n’en apportait pas moins un éclairage fort intéressant sur l’Islamisme nouveau ; islamisme entérinant la mise en bière du nationalisme arabe dans laquelle l’état israélien venait de planter les derniers clous après l’affaire de Suez. Il le remplaçait par un nationalisme musulman sur le même modèle que le nationalisme juif. Pourtant, si j’ai bien compris, Hess n’était pas un nationaliste ; il mettait la barre plus haut.

Le 18 décembre, qu’est-ce que s’entendre

J’ai dû parler à mon voisin, c’est plutôt celui de Sinti, pour une affaire de canalisation qui traverse sa propriété pour rejoindre notre citerne. Son voisin ne parle pas un mot de français, mais très bien l’anglais.

Je craignais d’être en peine pour m’expliquer. Je ne suis pas bon à l’oral en anglais, je le prononce mal et je ne dispose pas d’un vocabulaire riche pour tout ce qui concerne l’immobilier. Même en français, j’ai parfois du mal à comprendre un syndic.

D’autre part, les lois à Dirac s’inspire moins de celle de Rome que de celles de Jérusalem. La différence n’est probablement pas grosse en ce qui concerne notre problème, et je ne m’attends pas à évoquer les grands principes. Cependant, comme l’eau justement, ils tendent à capillariser.

À ma surprise, j’ai parlé un anglais fluent que notre voisin comprenait aussi bien que j’entendais le sien. D’habitude, je prononce si mal l’anglais que l’on peine à me comprendre. Cette fois non, je n’aurais pas été plus clair si j’avais dû parler à un parfait francophone.

Pour Rome tout ce qui est dans le territoire appartient à son propriétaire, comme ce qui est dessous ou dessus. Pour Jérusalem, la terre et ce qu’elle contient appartient à son Créateur. L’on ne peut posséder que le fruit d’un travail humain. Si ce travail provient d’un territoire, l’on ne doit pas priver de son usage celui qui travaille sur et grâce à lui.

Pas de rente foncière ici ; et ce dont on ne fait rien, l’on ne saurait le posséder longtemps. La loi encourage les coopérations et les mises en commun. Comme je m’en doutais, tout cela n’avait aucune incidence avec ce dont je venais parler.

J’ai déjà fait cette remarque que notre niveau de langue varie selon avec qui l’on parle. Il m’a semblé que j’employais un anglais irréprochable, et que je ne l’avais jamais aussi bien prononcé. Je ne cherchais pas mes mots qui coulaient naturellement comme si je m’exprimais dans ma langue maternelle ; et notre voisin qui paraissait parler lui aussi dans sa propre langue, se faisait parfaitement comprendre et devançait mes pensées.

J’étais très content de moi, et lui m’était fort sympathique.

Le 19 décembre, Marseille baroque

Les gens commencent à être emmitouflés et ils marchent vite. Je ne trouve pourtant pas qu’il fasse bien froid. Le vent en donne seulement l’impression, mais l’air n’est pas glacé. Il suffit de se mettre à l’abri.

Le soleil est resté tard caché par les nuages, il n’est sorti que maintenant, vers quatorze heures. Voilà qui donne l’impression d’une journée glacée. Elle ne l’est pas ; le gel a à peine tenu. Au soleil, il fait même chaud.

Je suis nostalgique de Marseille. Son âme baroque me manque. Marseille est la ville la plus baroque que je connaisse, populairement baroque.

Le baroque est tourmenté, et tout l’est à Marseille : son relief, sa végétation, les troncs convulsifs des pins, les buissons hirsutes. Le baroque a plu à Marseille. Il est partout, il est de toutes les époques. Chacun a mis sa touche de baroque ; imitant dans le ciment la roche brute, le bois convulsif pour les entrées de jardin, et plus tard, de garage.

Le baroque est si bien chez lui, qu’il devait être déjà là avant qu’il ne fut inventé en Europe, avant Michel Ange qui en fut dit-on le précurseur. Marseille fut toujours une ville de citoyens, depuis l’antiquité, aussi voit-on des maisons modestes dont les portes sont somptueusement décorées de frontons baroques. L’on sent pourtant de la propension au classique, mais Marseille ne sait pas être classique.

La terre, la nature de l’espace qui était déjà là, dès les premiers jours des Phocéens, avant-même qu’on ne bâtit, a de fortes prérogatives, et cet espace est baroque. La rade vous produit des aubes et des crépuscules baroques tous les soirs et tous les matin. La peur vous en saisirait si vous vous laissiez submerger. L’on ne connaît aucun site sur terre qui soit aussi baroque que celui-ci.

Sans doute cherchera-t-on à l’atténuer car il ne produirait pas aujourd’hui l’effet touristique espéré, mais l’on n’y peut rien. Marseille est ainsi depuis toujours, avant l’homme, dès le temps de ses épaisses forêts de chênes peuplées de sangliers, et de bouquetins sauvages sur les flancs abrupts des falaises.

Les oiseaux de mer, planant comme d’intemporels ptérodactyles, longent les vertigineuses failles calcaires qui évoquent une autre ère géologique, dans des cris de démence.

Dirac, dominée par sa forteresse et cernée de montagnes escarpées, n’offre pas non plus une image paisible, surtout dans le froid et la grisaille de l’hiver, mais ce n’est rien comparé à Marseille, même quand s’envolent les noires volées de choucas inquiétés par les hélicoptères de combat.

Marseille est dominée au loin par la haute falaise dans une grotte de laquelle avait trouvé refuge Marie de Magdala, la plus baroque des évangélistes, avant de retourner à Éphèse.

Le 22 décembre, ce qui semble futile

L’air est sec aujourd’hui et l’on distingue bien jusqu’aux lointains. Depuis des jours que le vent souffle, il a desséché l’atmosphère. L’air est sain, on le respire avec plaisir. Le ciel est très bleu, avec de tout petits nuages vaporeux qui courent vite.

Je me suis assis face au vent. Il n’est pas bon de l’avoir dans le dos. Tant pis, j’ai renoncé au soleil de face. J’ai déjà assez bruni. Hier, j’avais la peau d’un indien.

Je suis satisfait de ma veste fourrée sans manche que j’ai achetée l’an dernier. Elle favorise ma carrure et me fait une taille élancée. Je ne parais plus mon âge malgré ma barbe et mes cheveux tout blancs.

Depuis que je l’ai, je remets mon blouson fourré. Il m’avait tellement plu dès que je l’ai vu, que je n’avais pas remarqué qu’il ne possédait que deux poches sur le devant, desquelles tout tombait ; elles ne servaient qu’à y glisser les mains. Je ne le mettais donc jamais. Maintenant, j’utilise les poches de ma veste sans manche que je garde dessous, et je le porte tous les jours tant il est chaud et confortable.

Je ne me préoccupe plus que de choses futiles ces temps-ci. Je m’en réjouis. Pour l’inquiétude, j’avais déjà donné.

Ces préoccupations sont en réalité moins futiles qu’elles ne le paraissent ; je cherche à plaire à Sinti.

Le 23 décembre, les odeurs

J’ai oublié l’odeur de la mer. À Marseille, on la sent partout, parfois forte, parfois imperceptible selon d’où le vent souffle. Elle m’a quitté. Je la herche, mais je ne m’en souviens plus. Pourrais-je écrire à un ami pour lui demander de m’envoyer un flacon d’eau de mer ?

Les odeurs de Dirac ne sont pas désagréables pourtant. Maintenant que l’air est si pur, je les respire avec gourmandise. L’odeur des planches mouillées, des planches de sapin, tant de fois trempées par la pluie et séchées par le vent au fil des jours, tu ne connaîtrais rien d’autre au monde, que tu ne serais pas né pour rien.

À Gaza, l’on doit sentir la charogne. Tant de corps doivent pourrir parmi les décombres et les agonisants. Parents, enfant, tous pourrissant.

Les États-Unis sont-ils enfin en train de nous débarrasser de cet usage de l’holocauste qui a tant servi de vertu pour le sionisme ? Je ne dis pas que l’extermination des Juifs d’Europe et de Russie fût un mythe, loin de là : comme l’extermination des Palestiniens.

L’odeur me vient de la charogne, et j’ai perdu celle de la mer.

Le 25 décembre, senteurs matinales

Nous avons fait un réveillon pour la Noël grégorienne. Sinta y a tenu pour me faire plaisir. La Noël grégorienne tombe plus près de l’équinoxe que la julienne, mais rien ne nous interdit de faire un second réveillon. J’ai eu peine à digérer la volaille à laquelle je ne suis pas habitué ; à moins que ce ne soit l’alcool, dont j’ai perdu l’habitude aussi. Un ballon de rouge ou de rosé en digestif de temps en temps. Je ne tiens plus l’alcool du tout.

Quand je pense à tout ce que je pouvais boire quand j’avais vingt ans, si je n’avais pas arrêté, je ne serais plus là pour t’en parler, dis-je à Sanpan qui m’a rejoint devant le lac.

– C’est pourquoi tu t’es arrêté ?

– Pas du tout, je n’y pensais pas. Ma vie a changé et je suis moins sorti le soir. J’en ai eu assez de porter des bouteilles. J’ai cessé d’écrire le soir en buvant des alcools forts ; j’ai écrit le matin en regardant se répandre le jour, et mon écriture a beaucoup changé.

Sanpan rit encore. Il est plus jeune que moi, mais je trouve qu’il conduit comme un vieux. Il a garé sa voiture presque devant la terrasse. Il l’a conduite et garée mollement, comme s’il craignait d’user les amortisseurs. Il a coupé le contact mollement ; il est ainsi , mais c’est comme ça qu’on l’aime.

S’il se garait un peu plus loin, ou si, comme moi, il venait à pieds, il serait moins enveloppé. L’on ne doit pourtant pas s’y tromper : il est un homme vigoureux. Je l’ai bien vu quand nous avons nettoyé le cours d’eau ensemble il y a un an ou deux. Il est comme un ours, avec sa courte barbe noire, et des yeux perçants discrètement bridés.

« Tu ne pouvais pas te garer plus loin », lui ai-je dit quand même. « L’on sent d’ici ton moteur. »

« Les odeurs de voitures sentent bon le matin dans celles de la rosée », m’a-t-il répondu.

Le 26 décembre, hébraïsme et sionisme

Ça va mieux. Il semblerait que ni la volaille, ni l’alcool ne soient la cause de mes embarras gastriques. J’ai dû boire trop de lait. Ces derniers temps, je me suis mis à prendre souvent un verre de lait froid l’après-midi, et puis de plus en plus souvent. Ce qui va favoriser la croissance d’un enfant est beaucoup moins bon pour un corps adulte qui le digère mal. Mon barbier est catégorique.

Je suis bien sûr passé voir le barbier pour la pleine lune afin qu’il me coupe les cheveux et qu’il taille ma barbe. Les barbiers à Dirac ont presque tous fait quelques études de médecine, ils ont tous un diplôme d’infirmier. La tradition en remonte à la plus haute antiquité, à l’époque des royaumes grecs.

L’extermination du ghetto de Gaza m’a donné à réfléchir ces derniers mois, et tout particulièrement les thèse de Shlomo Sand et d’Henri Atlan. Elles paraissent toutes les deux au premier abord contradictoires ; mais il m’est apparu qu’elles pouvaient être complémentaires : tous les deux dédoublent à leur façon la « question juive » et la question israélienne.

Sand ne considère pas qu’il existe une culture ni une nation juive, mais une culture israélienne, avec naturellement, un peuple israélien, une littérature israélienne, un théâtre, un cinéma…, israéliens : une nation israélienne. Elle n’existe pas depuis longtemps, pas plus qu’une nation, un peuple, une culture…, palestiniennes ; mais un demi siècle suffisent bien à produire un peuple ; à en produire deux, comme l’on ne saurait le contester.

Henri Atlan découple aussi à sa façon, très différente, les deux questions. Je ne me risquerais pas dans les méandres de son érudition, mais il est une évidence que je ressens par intuition : le Judaïsme, l’héritage hébraïque, me semble bien plus grand que même le plus « Grand Israël » ne saurait contenir dans quelque territoire, et certainement aucune nation israélienne, aucun sionisme.

L’extermination du ghetto de Gaza bouleverse les gens de Dirac comme un peu partout dans le monde, et beaucoup se sont mis à arborer des keffiehs. Sinta en a acheté un qui lui va très bien.

« Ça se porte avec tout », m’a-t-elle dit. « Pourquoi n’en mettrais-tu pas un ? Si cela pouvait favoriser la paix… »







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© Jean-Pierre Depétris, août 2023

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/Sint_II/




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