Jean-Pierre Depetris, septembre 2019.
Des olives cassées - Le passage des nuages - Le bout de l’an - Le spectacle désintégré -
L’expérience m’a convaincu qu’il est indispensable, pour comprendre, de prononcer. Je ne veux pas dire que le langage serait indispensable à la pensée. Non, la pensée n’en a pas un si impérieux besoin ; elle n’est pas spécifiquement linguistique, mais les langages sont ses outils, comme, pour notre corps musculaire, des marteaux, des pinces et des clés. On doit bien savoir alors que la véritable interface entre l’esprit et ses outils linguistiques est sonore. L’organe avec lequel on les saisit est l’oreille.
Bien sûr le signe écrit a une plus grande puissance que le signe oral. Il permet d’enchaîner des inférences à longues portées ; mais je parle de comprendre. Le signe écrit, on le prononce, au moins mentalement, quand on le lit et quand on l’écrit, et plus encore, du fond de la gorge, là où les cordes vocales avoisinent l’oreille interne, bref on l’entend.
C’est la grande difficulté lorsqu’on lit, par exemple, Ibn Sinan dans le texte : prononcer l’écriture mathématique arabe. Oui, une fois qu’on sait lire les chiffres indiens, on peut toujours les prononcer mentalement en français, ainsi que tous les opérateurs. Et pourtant ce n’est pas si évident. La chose mathématique y prend du flou. C’est une expérience à faire pour bien entendre ce que je dis.
Depuis que j’ai lâché, sans même y avoir beaucoup réfléchi préalablement, que les particules n’existaient pas, je rédige pas mal de courriels. Je reçois souvent ceux des amis de Dominique et d’Anicet, et, naturellement, j’interviens. Aussi on me répond, et j’avoue que je ne sais souvent quoi rajouter.
C’est que l’affaire n’est pas sans importance. Qu’on songe a la place de l’électronique dans le monde contemporain, l’omniprésence de l’électricité, le besoin perpétuel dans lequel nous sommes de trouver une prise.
Imaginons qu’on apprenne que les particules n’existent pas, et donc les électrons. On ne sait le trouble, la panique peut-être, qu’il en résulterait. Imaginons les abonnés hébétés devant leur facture au tarif conventionné. « Mais pourtant », se diraient-ils en actionnant leurs commutateurs, « elle existe. »
Oui, l’électricité existe, mais il faudrait l’expliquer autrement. Le courant existe, oui, mais le courant de quoi exactement ? C’est que l’usage des mots donne à ce qu’ils désignent d’étranges impressions de réalité. Oui, une panique.
Déjà les gouvernements ont commencé à s’inquiéter de ce que le public devrait croire ou ne pas croire. On n’avait plus vu ça depuis le Saint Empire. Les gouvernements n’imaginent pas quelle boîte de Pandore ils ont ouverte là. Les autorités publiques et privées sollicitent déjà des scientifiques, des vrais, agréés par les gouvernements, pour expliquer aux spectateurs, auditeurs et autres internautes ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ils seront chargés d’expliquer pourquoi l’on peut être assuré que les particules existent, et donc les électrons. Comment sauraient-ils en être si assurés eux-mêmes ?
Il est vital pour les fournisseurs et les gouvernements que chacun croie à leurs électrons conventionnés.
Presque tous les jours, je vais assister à l’ouverture du magasin de fruits et légumes en début d’après-midi. Je dois dire que c’est précisément à l’heure où le soleil fait un rapide passage sur la terrasse du grand bar, dans ces temps où les jours sont les plus courts de l’année.
L’installation de leur étalage m’impressionne. Ce sont des hommes relativement jeunes et débordants d’énergie. Ils tirent le rideau de fer entre midi et demie et trois heures, et le démontage comme l’installation de leur devanture sont ingénieusement conçus mais pas des plus simples. Ils s’en chargent avec des gestes énergiques et précis, et avec un souci évident d’esthétique.
Je ne les ai encore jamais vus démonter. À cette heure, la terrasse est envahie d’ouvriers et de lycéens qui viennent prendre leur repas. Ce n’est pas le bon moment pour s’arrêter.
Leur système, ingénieux et bien rodé, est cependant plutôt complexe pour une installation quotidienne, mais ils sont rapides. J’aime les regarder faire, et je sens qu’ils y trouvent eux aussi du plaisir.
Ils accordent un soin tout particulier à la rangée d’ananas qui couronne le grand étalage sur une charrette à bras qu’ils calent entre les deux portes, chargée d’avocats de kiwis, de pastèques, de noix. Elle magnifie toute l’installation, et lui donne une impression d’abondance.
Ils sont dotés d’une énergie contagieuse. On ne les voit jamais les bras ballants, ou appuyés contre un mur ou assis à la caisse. Quand ils ne déchargent pas des cageots de leur camion en courant presque, ou ne rangent pas, avec goût mais énergiquement, les denrées dans les étals, ils plaisantent entre eux ou avec des clients, rient bruyamment et avec force gestes. Ils ne paraissent jamais fatigués, même au soir avant de fermer. Ils arborent des sourires hollywoodiens auxquels les clientes ne paraissent pas insensibles.
Ce sont des Syriens, plus exactement des Syriaques. Ils parlent un excellent français avec un très correct accent du Sud-Est. Ils parlent bien sûr le syriaque, « la langue du Christ » m’a dit l’un, et l’arabe, et aussi un excellent anglais, et quelques-uns l’allemand encore. Ils viennent prendre le café au bar où je m’arrête avant l’ouverture. Quelquefois, l’un ou l’autre d’entre eux vient seul au cours de la journée, et nous avons parfois échangé quelques mots. C’est là où j’ai attendu aujourd’hui l’arrivée de Dominique.
« Je n’ai jamais cru que je verrais la révolution dont il était question dans nos publications de ma jeunesse », m’a-t-elle confié devant un ballon de rosé du pays. « Je n’en ai non plus jamais parlé de manière à laisser penser le contraire. J’y voyais surtout un mythe agrégateur. Si j’avais dû croire à quelque chose, c’est à ce que ce mythe inspirait : du courage, de la sagesse et de l’entraide. Je ne pourrais pas dire que je n’y crois plus, je n’y ai jamais cru sauf à ce qu’il inspirait. La question n’est pas là de toute façon, elle est plutôt : assure-t-il toujours sa fonction ? »
« Depuis aussi loin que nous pouvons remonter dans l’histoire humaine, les mythes se déplacent. Ils changent de significations et de formes. Ils s’altèrent, littéralement ils deviennent autres, d’autres mythologies. Ils perdent leur vertu si l’on cherche à les conserver. Ils deviennent conservateurs, ou bien ils renaissent en changeant de peau. Les mythologies m’intéressent peu pour ce qu’elles sont, seulement pour ce qu’elles inspirent. »
« Le mythe d’un changement des rapports de production sous l’action de conseils a une faiblesse constitutive. La même d’ailleurs que celui dont il s’est inspiré : Celui des premiers colons de la Mayflower qui se sont établis en Amérique du Nord, et qu’il a si bien inspirés pour nouer des contacts avec des peuples si éloignés d’eux. Tout y était, ne manquaient que les réflexions sur le travail et ses rapports technologiques. »
« Cette faiblesse repose sur la croyance que des assemblées seraient capables de prendre des décisions rationnelles, ou seulement raisonnables. Un homme saurait prendre de telles décisions dans l’action, ou un groupe très petit, très lié, en se trompant peut-être, mais en faisant des fautes raisonnables. Croire qu’un comité délibératif en serait capable, c’est évidemment une illusion grossière, même en cherchant appui sur les lois de la mécanique et des mathématiques. »
« On a inventé le moteur a piston, et regarde autour de toi sur l’avenue l’usage qui en a été fait. On a inventé la physique quantique et des langages qui commandent aux dispositifs mécaniques, et regarde autour de nous en ce moment même les usages qui sont faits des ordinateurs de poche. On a inventé l’imprimerie et l’on en a fait des livres de prières, quand ce ne fut pas de sorcellerie. Ce monde n’a jamais avancé sous l’impulsion de comités, fussent-ils du peuple, de ses représentants, de sages ou d’actionnaires. Ceux-ci ne produisent jamais rien d’autre que des divagations, de vaines errances sans but ni raison.
– Et alors ? Dis-je.
– Et alors tout continue, non ? Ce pour quoi nous luttions, nous savions bien que ça ne se réglerait pas en quelques jours. Nos ancêtres ont-ils quitté le néolithique en quelques jours ? Nous ne pouvons qu’avancer à tâtons, en prenant soin de ne pas nous engluer, en nous armant de patience, et en nous méfiant des merveilleux éclats ; nous avons tout le temps, et nous ne sommes pas sans armes. Nous avons tout le temps d’apprécier ces délicieuses olives cassées, et ce timide soleil de décembre. Tu les as achetées en face ? »
Les façades sont belles en ville, surtout le haut qui se découpe sur le ciel, les derniers étages, les gouttières en surplomb et la ligne ondulante des tuiles que l’on y voit souvent affleurer ; et le ciel derrière avec ses grands nuages qui passent. C’est grandiose vu de la terrasse d’un bar, dans la surprenante tiédeur d’un après-midi de fin décembre.
On ne se lasse pas d’y regarder glisser les nuages. Toujours différents ; on ne verra jamais passer deux fois le même, alors, quand on se prend à les regarder, on n’a plus envie d’en laisser filer un seul ; on sait bien qu’on n’aura plus jamais une chance de le revoir.
On pourrait les photographier, mais ça ne changerait rien. Les nuages continueraient à passer pendant qu’on regarderait leurs photos. Elles rendraient plus insoluble encore qu’elles ne le résoudraient le problème du passage des nuages.
On a l’impression trompeuse d’une fugace abondance, alors qu’il s’agit de bien autre chose, de son contraire, la fugace singularité.
J’ai tenté d’expliquer tout cela à Olivier, mais il a fait mine d’en être déjà informé. Je n’en suis pas si sûr. Vaste est le champ de ce que tout le monde croit savoir. J’imagine que si chacun était aussi bien renseigné qu’il le pense sur la singularité de chaque nuage, on verrait plus de gens le nez en l’air, que penchés sur l’écran de leurs ordinateurs de poche, et ce serait finalement une bonne chose.
Pourquoi ? Déjà, parce que pendant que vous êtes le nez en l’air, vous ne travaillez pas beaucoup. Ce serait donc une forte incitation pour la recherche technologique à accroître la productivité et laisser au plus grand nombre le loisir de rester plus souvent et plus longtemps le nez en l’air. Ensuite, il en résulterait probablement une moindre consommation de vanités. Nous savons qu’elles sont principalement destinées à retenir l’attention. De quoi a-t-on réellement besoin pour voir passez des nuages ? Certainement pas de distraction.
D’autre part, il n’est pas de lieux privilégiés pour les regarder passer. Sur une cime, on en voit davantage, mais on ne les voit pas mieux. Comme je l’ai démontré, ce n’est pas une question de quantité, et l’espace délimité par des façades, voire par les montants d’une fenêtre, est bien suffisant. Notons que l’ouverture d’une clairière suffit elle aussi, et qu’il n’est pas nécessaire de construire des rues, ni non plus des éclairages urbains, car, comme chacun sait, ils n’éclairent pas les nuages, ni davantage les étoiles.
Olivier est celui qui m’a confié sa maison et ses chats. Ah, je n’ai pas encore parlé de ses chats. En fait, il n’en a qu’un et j’ai eu quelque peine à l’identifier parmi tous ceux du voisinage qui viennent manger à la maison. Ils s’attardent le soir après le repas, s’installent, piquent un somme. J’apprécie l’ambiance qu’ils donnent à l’appartement, et je crois bien que la réciproque est vraie, qu’ils apprécient la mienne.
Mieux qu’un réveil, le chat vient frotter sa face contre la mienne avant le lever du soleil pour que je lui donne ses croquettes. Puis, quand j’ai bu mon verre d’eau et mangé un morceau, je le rejoins sur le seuil, et nous contemplons l’aube, assis sur l’escalier. C’est moi parfois qui le réveille, les chats sont paresseux. Je ne le fais pas exprès, je ne suis pas capable, moi, de trouver la cuisine sans éclairer.
Mes réflexions sur les nuages ont quand même fini par inspirer à Olivier quelques remarques intéressantes. Il m’a entretenu d’une idée qui lui tient de toute évidence à cœur, de son principe de parcimonie.
Il a évoqué tour à tour le rasoir d’Ockham ; la phrase gravée pour toujours sur le sanctuaire de Delphes : « rien de trop » ; la leçon de Paul Valéry, qu’entre deux mots, nous devons toujours choisir le moindre ; les remarques du Jean Ricardou sur les dangers de l’excès de moyens dans les lettres… L’idée d’Olivier est que la technique n’a pas vocation à accroître la débauche de vains objets dont nous nous encombrons, ni à accumuler les matériaux divers avec lesquels nous nous épuisons à les produire ; ni davantage les déchets abjects qui en résultent. Elle a vocation, au contraire, de les résorber. Et Olivier est en mesure de le prouver.
Depuis que les hommes sont devenus sédentaires, cultivateurs et éleveurs, ils accumulent des vanités dont ne se seraient jamais encombrés leurs ancêtres nomades, et il n’est besoin de nulle technique pour cela. L’ingéniosité de l’espèce n’y est pour rien. Non, ce sont les affaires, le sens des affaires qui nous y pousse.
Nous progressons au contraire sans cesse pour nous libérer de vains objets. La connaissance des propriétés mécaniques de matériaux et des procédés techniques nous y aident, mais les affaires ne tardent pas à les transformer en des objets technologiques plus encombrants encore, plus invasifs, plus distractifs. La technologie et la science mêmes sont transformées en marchandises, et polluent l’âme et l’esprit, comme leurs produits matériels, les corps ; de la même façon dont les éclairages de Noël illuminent inutilement les trottoirs et masquent la Voie Lactée.
Olivier est un homme solide et de forte taille, pour sa maison dont les portes sont étroites et basses, comme l’évier, qui me casse le dos. Une barbe fournie, vêtu d’une chemise de flanelle à carreaux, d’un blouson fourré en peau, de chaussures de montagne, on le prendrait pour un bûcheron, ce qui serait très improbable dans une région où toutes les forêts ont brûlé depuis longtemps. Non, il est mathématicien.
Il n’a pas développé son physique avantageux en couvrant des tableaux de formules mathématiques, mais celui-ci l’aide assurément dans son travail. On s’étonne souvent que les mathématiques paraissent une discipline réservée aux hommes. On ne songe pas qu’un mètre soixante-dix est le minimum requis pour utiliser un tableau tout entier jusqu’à la première ligne du haut. C’est inaccessible à la plupart des femmes.
Regarder travailler un mathématicien est un intéressant spectacle. Tous ceux qui en ont été témoins vous le diront ; et plus encore, plusieurs mathématiciens ensemble. Il ne faudrait pas croire qu’il ne fait que remplir des tableaux d’équations. La plupart du temps, il les contemple en caressant sa barbe, attribut dont les femmes sont également dépourvues.
Ce serait une erreur de souscrire sans y réfléchir aux intéressantes réflexions d’Olivier, qui opposent les évolutions techniques et les affaires, comme une forme renouvelée de la lutte des classes. Oui, la technologie miniaturise et permet de glisser dans une poche un ordinateur qui aurait, aux temps héroïques, occupé un étage pour une moindre puissance de calcul, mais ce serait oublier les équipements annexes qui lui permettent de fonctionner : câbles sous-marins, satellites, antennes-relais, immenses hangars de disques de sauvegarde soi-disant dans les nuages, centrales électriques fournissant l’énergie, et j’en passe ; bien plus que ne sauraient contenir toutes nos poches, ni même notre appartement.
Et pourtant, il est vrai que pour une puissance bien supérieure, nos machines sont moins voraces en énergie. Rien n’est donc simple, et le calcul carrément impossible. Olivier le tient de toute façon pour inutile, envisageant plutôt la perspective de reconsidérer entièrement l’énergie et la masse d’un point de vue qualitatif. Tous ces calculs ne mènent à rien à ses yeux, sauf pour améliorer ponctuellement un outil particulier. Il est fort probable que le compréhensible souci environnemental qui hante notre époque, ne trouve jamais de réponses efficaces à travers une telle comptabilité. Olivier se plaît à l’appeler une écologie de bouts de chandelles. Il est probablement nécessaire de tout reprendre très en amont.
« Oui, mais en attendant… ? », dis-je. « En attendant quoi ? », me répond-il.
« En attendant, les meilleures solutions sont venues en réponses à des besoins purement fonctionnels ; et les pires, à des intentions strictement commerciales, commercialisant, si nécessaire, jusqu’aux soucis environnementaux. »
Accumuler des biens, une souris ou une pie savent le faire. Produire des outils est une autre histoire. Les anciens nomades en avaient, mais ils n’auraient pas éprouvé seulement le besoin de graver dans les pierres de leurs sanctuaires « rien de trop », m’a-t-il dit encore.
Ils possédaient eux aussi des outils, des techniques et des sciences, et sans doute mieux partagés entre chacun. Il y eut encore beaucoup de civilisations principalement nomades pendant et bien après le néolithique, et elles ne furent pas des moins sophistiquées. L’Empire Mongol, le plus grand empire qui eut jamais existé, était basé sur des peuples nomades, et la dette envers lui des mathématiques et des sciences modernes, est considérable.
Dans le fond, je suis au moins d’accord avec Olivier sur un point : l’importance de chercher des améliorations techniques. Pour mon compte, j’évoquerais plutôt la déontologie. La déontologie, disons le goût du travail bien fait, pour entre plusieurs mots, choisir le moindre, est certainement la meilleure boussole pour notre espèce. Le bien, le mal, l’éthique, sont indécidables. Les buts et les principes que vous vous donnez, changent d’aspects aussi vite que l’horizon quand vous marchez vers lui. L’application à la tâche, ça c’est du solide.
Vous appliquer à votre tâche est une voie dans laquelle vous ne vous égarerez pas. Elle n’est pas pour autant facile ni dépourvue d’embûches, mais les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser sur votre route seront du moins à portée de vos mains. Elle n’égare pas l’esprit mais lui donne au contraire des prises solides. Vous y rencontrerez les meilleures raisons de vous révolter, les seules bonnes sans doute, et vous y trouverez aussi les meilleures armes.
Je ne connais pas les origines de Dominique. J’ignore si elle les connaît elle-même, ni si elle tient seulement à les connaître. Je ne sais rien déjà des miennes, alors les siennes, je m’en fiche un peu.
Dans les faits, nos origines, c’est notre gueule. Quand je me regarde dans la glace, je vois bien que je n’ai pas la gueule d’un cavalier mongol, ni d’un chasseur de bison amérindien. La gueule que je vois dans ma glace laisse cependant un large champ à l’imagination.
La gueule de Dominique lui laisse un champ au moins aussi vaste. Un Champ qui, du seul point de vue géographique, parcourt tout l’Océan Indien de la pointe de l’Afrique jusqu’à l’archipel indonésien à l’Est, et s’étend jusqu’aux limites du Sahel à l’Ouest. Il est tentant de le laisser ouvert quand on a la chance de ne pas en savoir davantage. Qu’elle y rêve ses origines ou non, Dominique connaît bien l’histoire de ces régions, aussi bien qu’il le soit possible après l’effondrement de la grande civilisation qui avait précédé l’éclosion de l’Occident Moderne.
Il est un autre point où je rejoins Olivier : notre manie d’accumuler des objets. Tiens, avant-hier j’ai ramené une pierre, un gros éclat de marbre calcaire. Il était dans la rue, devant la porte de la maison. Je l’ai ramassé et je l’ai trouvé beau.
Cette pierre n’a aucune valeur ; il y en a des tonnes à peine plus haut dans les éboulis. J’imagine qu’un chien l’a abandonnée là après qu’il l’a apportée à son maître pour qu’il la lui lance. Des gens viennent parfois jusqu’ici promener leur chien.
Je l’ai trouvée si belle que je n’ai pas eu le cœur de m’en débarrasser, m’apprêtant déjà à la lancer au loin au-delà de la rue. Je l’ai finalement posée sur la table où j’écris, à droite de l’ordinateur, devant la plante en pot, pour la garder sous les yeux.
Je ne vais pas l’emporter avec moi quand je repartirai, bien sûr. Je la laisserai à Olivier qui en fera ce qu’il veut. Peut-être la lancera-t-il avec force jusqu’aux premiers éboulis au-dessus la rue, peut-être la trouvera-t-il belle lui aussi, et la gardera-t-il. Peut-être la trouvera-t-il belle et la jettera-t-il quand même, vain objet à garder la poussière. Ceux qui accumulent des marchandises ne les gardent pas non plus éternellement. Ils les renouvellent eux aussi, et souvent plus vite.
À force de s’installer, l’automne passe, est passé. Les jours ont commencé à s’allonger, on le perçoit le soir, où les lumières de la ville ne s’allument pas avant cinq heures et demie. Les Saturnales, la Noël, Sol Invictus, le Jour de l’An, ces fêtes m’ennuient. Il est triste, dit-on, de les passer seul. Je trouve plus triste encore de s’assembler pour ne pas rester seul, quoique je ne sois pas indifférent à ce qui se passe dans le ciel pendant ces périodes, ni ne nourrisse quelques pensées pour Saturne, dieu des récoltes et du travail des profondeurs.
La municipalité a eu la bonne idée de ne pas changer les ampoules des derniers lampadaires de la rue d’Olivier. Les lumières de la ville qui s’étend plus bas, y sont plus proches et plus gênantes que chez Hannah. On ne les aperçoit heureusement que d’une façade. J’ai dit aux uns que je réveillonnais avec les autres, pour couper court aux commentaires, et j’ai profité du réveillon pour mettre à niveau cette fois le système de mon second ordinateur, plus ancien. Il a déjà dix ans et je lui ai installé un Linux léger, dont le logo est justement une souris plutôt qu’un gros pingouin.
Comme d’habitude, j’ai ouvert le terminal pour suivre de loin en loin les détails de l’installation tout en regardant le ciel en face de moi à la fenêtre. Mal m’en a pris, car ce fut une source inutile d’inquiétude. La connexion s’était interrompue, et je voyais s’afficher sur l’écran un nombre préoccupant de « warning ».
Le chat d’Olivier qui avait bien senti ma nervosité est venu près de moi observer l’écran lui aussi. Il est même allé jusqu’à la fenêtre qu’il m’avait vu scruter peu avant, cherchant peut-être un rapport entre cette fenêtre et celle du terminal. Je dois avouer que l’idée m’est venue quand même d’une éventuelle conjonction astrale défavorable à une mise à niveau.
J’aurais mieux fait de ne pas lire le code ; aucune boîte de dialogue ne s’est ouverte pour m’informer de quelque dysfonctionnement, et je n’aurais rien su de ces nombreux « access denied » qui m’avaient inquiété. Tout s’est déroulé rapidement, et le redémarrage s’effectua sans bavure, mon vieux Lenovo contenant bien moins de logiciels que celui que j’avais précédemment mis à niveau. Tout avait été parfaitement restauré.
Il y a toujours de légers bogues dans un nouveau système, qui sont parfois, aussi bien, des améliorations que l’on n’identifie pas tout de suite, et dont on ne sait pas encore tirer avantage. L’affaire fut plus rondement menée que lors de l’installation précédente, et le chat d’Olivier a pu aller se rendormir.
Il y a toujours de plus ou moins légers changements, des programmes devenus obsolètes, d’autres modifiés par des mises à jour, qui demandent parfois quelques semaines ou davantage pour parfaire ses réglages et bien retrouver ses marques. C’est un peu comme un déménagement.
Je suis chaque fois aussi émerveillé qu’un système numérique puisse presque fonctionner parfaitement malgré des bogues dont l’équivalent bloquerait assurément un dispositif matériel. Je suis un homme de la vieille mécanique, qui ne peut s’abstenir de s’en inquiéter trop.
On saisit là toute la justesse de l’adjectif anglais soft. Les langages sont plus souples que les matériaux. Ils sont, de ce fait, plus résistants ; idée contre-intuitive qui remet quelque peu en cause ce que disait Gottlob Frege, et à sa suite Ludwig Wittgenstein, voyant dans les nombres l’équivalent des outils de métal, plus durs, venus à la suite des plus anciens en pierre et en bois.
Olivier n’est revenu que pour les derniers jours de l’année. Il repart juste après la Saint-Sylvestre. Je lui ai laissé son appartement. Il ne me l’a pas demandé, mais il ne l’a pas refusé non plus. Je pense que pour quelques jours, il sera mieux chez lui, et moi, je vais retourner chez Hannah.
Elle doit être bien seule dans sa grande maison, et je ne suis pas sûr qu’elle s’y sente toujours en sécurité. On ne sait jamais ce qui peut arriver dans un lieu si isolé. Un lieu qui peut même devenir inquiétant selon à quoi se prête le climat. Bien sûr, Hannah a la musique, le meilleur moyen de chasser les fantômes.
Dominique voulait que je vienne chez elle. Elle est déjà fâchée que je n’aie pas passé la nuit de Noël avec elle. J’aurais peut-être mieux fait de ne pas lui mentir, et lui expliquer sans détour que je déteste passer les fêtes avec qui que ce soit, surtout si elles ne signifient rien pour moi, ou si plutôt, ce qu’elles signifient pour moi ne fait pas sens pour les autres.
Moi, pendant ces périodes, j’ai l’impression très physique de me trouver sur le flanc d’une immense boule qui tourne très vite sur elle-même, de l’ordre d’un millier de kilomètres-heure à cette latitude, entraînée par le soleil, qui se penche sur le côté comme une moto dans un virage, au point qu’on ne peut manquer de craindre qu’elle ne parvienne plus à se redresser et qu’elle continue sa course folle dans l’espace glacé.
J’aime me griser de cette sensation. Je ne refuserais pas de la partager, mais j’ai quelques doutes à ce sujet. Peut-être aurais-je dû essayer avec Dominique. Je dois dire, sans dévoiler ce qui n’a pas à l’être ici, que nos relations se sont fortement réchauffées ces derniers temps, et elle est bien celle avec qui j’aurais le mieux aimé le faire.
Mais non, je préfère être seul alors. Il est de ces choses qui vous placent seul face à elles ; qui ne se partagent pas, et où il est préférable de se livrer à des occupations requérant l’ingéniosité, comme mettre un système d’exploitation à niveau par exemple.
En janvier, on croirait que le temps s’arrête. La durée de ces derniers jours me semble s’être étirée démesurément. Bien sûr, le jour de l’an, on ne peut pas se trouver grand-chose à faire. Pas question seulement de lire ou d’écrire à la terrasse d’un café au soleil, qui brillait bien pourtant. Rechercher une demie baguette soulève déjà des problèmes considérables. Mais non, le ralentissement que je note ne concerne pas le seul jour de l’an, et il relève assurément de faits plus objectifs, et pour tout dire, sidéraux.
Il y a un moment de vacillement sidéral. L’inclinaison des pôles est en cause. L’espace-temps vacille. C’est très sensible si l’on y prête attention. Le temps ne s’écoule plus de la même façon, et quelques jours sont nécessaires pour que tout revienne à la normale.
On sent, vu d’ici du moins, je veux dire sur cette terre, et en cela je reconnais que l’impression est bien subjective, le moment de la force d’un équilibre cosmique. C’est un peu comme si l’on enfourchait une puissante moto, une sept cent cinquante centimètres cubes, qu’on lançait à fond le moteur, avant, d’un coup de talon, de faire sauter les béquilles. C’est grisant. Le cœur ressent aussi une accélération, même si la moto demeure encore sur ses béquilles et qu’on n’ait pas encore débrayé.
Le 2 janvier ne passe pas plus vite que le premier, la ville semble à peine un peu moins endormie que la veille, emmitonnée dans un temps de neige. Il fait bien trop doux pour qu’il neige vraiment. La pharmacie, plus haut, annonce treize degrés. Les magasins du quartier n’ont pas encore ouvert depuis la pause de midi, et la circulation est rare. Un jeune homme à moto, que j’imagine jeune sous son casque et son parka, en un bruit de tonnerre, semble rechercher les sensations dont je viens de parler.
« Je croyais que c’était un papier froissé », m’a dit Hannah en saisissant la pierre que j’ai rapportée de chez Olivier, et en restant surprise. En effet, je constate qu’un rapide coup d’œil peut la prendre pour un papier froissé sur une table, surtout avec la lumière du jour qui se dérobe vite en cette saison. Les sens se laissent aisément tromper ; la sculpture de pierre d’un papier froissé.
Ce doit être la raison pour laquelle je l’ai trouvée belle. Le sens esthétique se complaît avec ce qui paraît ne pas être ce qu’il est. Elle est cependant une merveilleuse sculpture si on la regarde attentivement, avec des monts et de profondes vallées qui se creusent et se déforment selon l’orientation de la lumière. C’est pourquoi je l’ai trouvée si belle que je n’ai pas pu me résoudre à la laisser chez Olivier.
Elle dispose de plusieurs bases. De temps en temps, je la place différemment. ; parfois sur la plus étroite, qui met en valeur sa matière ; parfois sur la plus large, qui attire l’attention sur ses surfaces, d’autres fois sur sa basse à peu près carrée opposée à sa pointe, qui lui donne l’aspect d’un monolithe convulsif.
Sur la toile cirée, ma pierre s’accorde bien avec les fleurs en pot. « C’est le contraste entre le minéral et le vivant », remarque Hannah.
« Mais le minéral est vivant lui aussi », dis-je. « Si tu écoutes bien, tu entendras battre un cœur au profond de la pierre. »
« Un cœur au profond de la pierre… ? » Hannah hausse les épaules en souriant, mais j’ai bien remarqué son regard. Elle commence à la voir tout autrement. Je suis sûr, quand elle sera seule, qu’elle va la prendre dans ses mains pour mieux la regarder, et peut-être la portera-t-elle à son oreille.
Mettre à niveau un système, c’est le remplacer entièrement par une nouvelle version, contrairement à une simple mise à jour du même. Les deux déclinaisons que j’utilise proposent chacune deux mises à niveau par an, l’une en avril, l’autre en octobre. Elles sont désignées par l’année et le mois. Les versions 18.4 que je viens d’installer sont donc celles d’avril 2018. Chaque année paire est proposée une version de longue maintenance, dite LTS (long term support), pour laquelle sont distribuées des mises à jour pendant quatre ans. Je pourrais donc les conserver jusqu’en 2022, mais je les mettrai à niveau probablement avant. C’est ce que j’explique à Hannah qui ne l’avait toujours pas très bien compris.
Ces vingt dernières années, l’informatique et l’internet furent fertiles en déceptions. Pour tout dire, leur évolution a été proprement démoralisante. Je ne devrais pourtant pas en être surpris. J’avais énoncé dans ma correspondance quelques remarques déjà il y a vingt-cinq ans, qui pourraient être dites prémonitoires.
Le neuf est toujours condamné à servir l’ancien. C’est fort compréhensible : si la nouveauté n’était pas réduite à une telle servitude, elle ne pourrait pas prendre pied dans l’existence. Ce serait comme la machine à vapeur d’Éon au sixième siècle : une magnifique invention inutile et oubliée jusqu’à Denis Papin. Voilà ce qu’aurait été le sort de l’informatique et de ses réseaux s’ils n’avaient pas servi au pire.
Pour autant, l’invention est là et elle marche, et elle accomplit son long travail de taupe. Un esprit avisé sait que l’invention ne fait rien, que ce sont des hommes, des esprits humains qui s’en servent, qui la produisent, la perfectionnent et s’en nourrissent avec les intentions les plus diverses, et c’est bien ce qui est le plus intéressant.
Ces intentions se croisent, s’articulent, se combattent, chacune changeant la direction qu’une autre croyait prendre. Se tracent alors des directions qu’aucun esprit humain n’avait choisies ni seulement imaginées.
Les intentions humaines sont animées de forces qu’il est toujours difficile de dompter. Parfois les plus inconciliables parviennent à sculpter une même réalité. Là, elles sont coulées dans les règles de la technique qui, tout à la fois, les contraignent et les consolident ; les galvanisent. Elles le sont d’autant plus que ces règles sont celles de langages, plus souples et plus solides que celles des propriétés des matériaux, pliant sans casser, chauffant sans fondre ni se gazéifier. Et ça devient là vraiment très intéressant. Aussi, si la situation est effectivement démoralisante, le processus, lui, est enthousiasmant par sa fertilité et ses ouvertures.
L’informatique et ses réseaux servent pour l’heure à mettre en base de données de grandes meules de foin au cas où l’on y chercherait une aiguille, quand un esprit plus solide jugerait plus avisé de faire usage d’un champ magnétique. Ils servent aussi à de vastes manipulations de masses, démocratie bien tempérée oblige. Ils modifient l’essence de la monnaie, et donc de la propriété, et servent à bien d’autres choses encore. Ils génèrent toute sorte de processus ouverts, et que personne n’est donc en mesure de contrôler, ni seulement de prévoir, ni même de comprendre. Imprévisibles et incontrôlables, ces processus n’intéressent vraiment que ceux qui ont des subventions à demander, et qui sont prêts à se convaincre qu’on les maîtriserait à grand renfort de « big data ».
Il n’est pas nécessaire de les analyser davantage pour comprendre que ce sont des processus dégénératifs, les automates d’un travail de taupe. D’autres sont heureusement plus dignes d’intérêt.
L’informatique et ses réseaux sont un formidable accélérateur de la pensée, et je ne pense pas ici à la réflexion et à l’expérimentation solitaire. Descartes et Gassendi auraient pu travailler comme dans le même laboratoire, plutôt que de devoir recopier à la main leurs travaux, payer des copistes, les confier à la poste pour, pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, traverser l’Europe.
Pendant des siècles, le travail intellectuel était réservé aux petits cercles de ceux qui se trouvaient au bon endroit, là où ils accédaient à d’autres ouvrages, là où ils côtoyaient d’autres personnages savants. Se créèrent parfois au fil des temps des écoles, des centres d’études et de recherches, dans les lieux les plus improbables, mais ils se formèrent plutôt autour de princes, condottieres et autres sultans, ou d’institutions sacerdotales… Voilà que ce temps a pris fin, finit en queue de poisson.
Le premier quidam venu ne devient pas pour autant un savant, tant s’en faut. Nous sommes tous trop profondément façonnés par l’ère qui s’est achevée pour trouver spontanément les bons réflexes. Comme toujours nous tentons de refaire ce que nous savons faire, même sans ne plus savoir y trouver encore un sens. Parfois, quand, au rugby, un joueur réussit une passe, il fait s’élever des clameurs. C’est grisant, mais jamais on ne doit oublier que, selon les principes du jeu, une passe ne sert pas à faire s’élever des clameurs, elle sert à se rapprocher de la victoire.
Pour broder la métaphore, le principe du jeu serait devenu pour l’heure de projeter le ballon hors du stade. Guy Ernest Debord a théorisé le spectacle, il a décrit un spectacle concentré devenant diffus, puis un spectacle intégré. Je postule que, pour l’heure, le spectacle est désintégré. Le spectacle est peut-être encore vivace dans l’imaginaire du quidam, voire de l’élite des quidams, il produit bien encore quelques réflexes sociaux. Il ne s’est pas moins désintégré.
© Jean-Pierre Depétris, septembre 2019
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