Jean-Pierre Depetris, septembre 2019.
De l’existence des particules - Anicet de Saint-Lubert - Là, précisément - Les faunes - Suite…
L’air que jouait Hannah l’autre soir, quand je suis rentré juste avant le gros orage, semblait tiré du répertoire classique persan. Hannah me l’a confirmé : la Transe du fou. Elle l’a adapté pour un seul instrument. Hannah donne à son oud des sonorités proches de la guitare flamenco. Elle m’affirme qu’elle n’y est pour rien, l’oud persan en jouxte parfois les tonalités. Pour m’en convaincre, elle me fait entendre en ligne quelques interprétations plus classiques. Elle n’a pas tort.
Hannah donne aussi à la musique classique mongole qu’elle interprète à la dombra des tonalités de country. La dombra est un luth au long manche, très utilisée en Asie Centrale, de la Sibérie à la Turquie. Elle est très présente dans la musique kazakhe et arménienne notamment. « C’est normal qu’elle ressemble à de la country », m’explique Hannah, « dans le monde entier, les chevaux ont le même pas. »
Bien sûr, Hannah ne sait pas reproduire les chants de gorge des Mongols. Ils changent les tonalités de la dombra, qui restent cependant proches de celles de la country en effet, mais les rendent plus méditatives et mélancoliques. Hannah a raison, la marche du cheval tient sa place dans ces musiques ; les vastes horizons aussi cependant. Ils sont moins présents dans la country, contemporaine du cheval de fer qui les dévorait.
Rien ne circule mieux d’un bout du monde à l’autre que la musique. Aucune connaissance n’est nécessaire pour reproduire un air, le fredonner. Lui-même nous hante, s’installe dans l’oreille et glisse dans la gorge qui le fredonne. Il est certes difficile de reproduire une musique sans en reproduire les instruments. À défaut, on en produit de nouveaux, d’autres instruments et d’autres musiques. La musique des mots en est également modifiée. De nombreuses civilisations ont accordé leur poésie sur la marche du cheval, la marche, le trop, le galop…
L’appartement d’Hannah n’est pas précisément confortable. Non, on ne saurait le dire confortable, et je pense que, la saison s’avançant, il risque de le devenir moins encore. L’été est bien fini depuis le dernier orage. Le temps s’est rafraîchi nettement, quoique le vent aujourd’hui a cessé de souffler du nord. Il n’est pas proprement confortable, mais il m’est agréable. Le coin est quelque peu venté, mais abrité quand même par la crique du dernier port. Orientée vers le sud, la façade est ensoleillée du matin au soir. J’imagine qu’il doit être possible de se baigner toute l’année pour peu qu’on attende les heures chaudes. Bien sûr, l’eau est fraîche à la sortie de la crique ; elle est toujours agitée de forts courants, et le fond plonge vite. Du moins, ne doit-on pas y avoir froid en y entrant ou en sortant, à condition d’attendre les heures favorables.
Le soleil brille presque toujours ici, sauf lorsque des brumes côtières s’élèvent de la mer et commencent à grimper le long des pentes escarpées. Ceci peut arriver même au cours d’une belle journée. Elle devient alors subitement humide et glacée. On se retrouve d’un instant à l’autre dans un fjord brumeux. Ces changements de climat sont si brusques qu’ils vous prennent toujours par surprise. Vous éternuez, et vous vous apercevez soudain qu’une brume vous entoure et vous pénètre jusqu’aux os.
La maison d’Hannah est rude, malgré l’apparence qu’une photographie prise dans de bonnes conditions donnerait d’un site touristique. Les meubles de bois sont rudes, et les murs de pierre, et les escaliers étroits. Même la suspension de la vieille voiture d’Hannah est rude. Hannah elle-même paraît rude, aussi je fus surpris lors du dernier orage, alors qu’elle s’était endormie contre moi, de l’avoir sentie fragile, la nuque abandonnée sur mon buste.
Ne trouves-tu pas que tout fonctionne mal ces temps-ci ? Regarde les choses les plus simples. La pelle en plastique d’Hannah pour ramasser la poussière a une arête vive et un renfoncement pour la retenir. L’idée paraît bonne au premier abord, mais lorsqu’il s’agit de vider le contenu dans un sac, notamment dans un sac pas très bien ouvert, ce n’est pas commode. D’un autre côté, pour retenir la poussière dans la pelle, il suffirait de la redresser légèrement. Cette observation élémentaire me semble caractériser les objets contemporains.
Écoute encore, il n’y a pas très longtemps que je me sers d’une tablette, et j’ai été surpris de devoir dérouler les pages en glissant de doigt de bas en haut sur l’écran, à l’inverse de ce que je fais avec mon pavé tactile. Ce nouveau geste semblerait plus intuitif, et peut-être m’a-t-il seulement heurté à cause de vieilles habitudes. En fait d’habitude, quelques minutes suffisent pour s’y accommoder. Il s’agit plutôt d’une fausse intuitivité destinée à donner l’illusion de dérouler un rouleau physique.
Que m’apporte une telle illusion ? Strictement rien. M’apporte bien plus la sensation de faire descendre du bout des doigts l’ascenseur sur le bord de la page. Cette impression me permet de sentir physiquement où j’en suis dans ma lecture, exactement comme la sensation d’épaisseur du papier dans mes mains quand je lis un livret.
C’est exactement l’intuition que donne le petit curseur qui défile sur le côté droit de la fenêtre, et sa taille relative ; l’exact équivalent de l’épaisseur du papier. Or, ce curseur n’apparaît même plus sur certaines applications de ma tablette. J’imagine que tout cela doit pouvoir se corriger dans quelque tableau des préférences. Je l’espère, je n’ai pas encore cherché. C’est que j’en ai un peu marre de devoir modifier tous les ustensiles dont je me sers.
Des observations similaires, on peut en faire avec un plus grand angle : le chemin de croix du nucléaire français en est un exemple saisissant. Naturellement, les exemples plus modestes, mais dont l’expérience est à portée de main, sont plus intéressants.
À propos d’atome, le paradigme de particule m’a toujours laissé insatisfait depuis les cours de physique du lycée. On ne fait pas l’expérience des particules. Ce n’est qu’une image, une figuration, intéressante certes, mais inaccessible à la vision, au toucher, à toute existence sensible. Je peux expérimenter des sensations électriques, m’exaspérer d’un papier qui colle à la vitre d’un sous-verre, je peux faire de telles expériences et me les figurer par l’action de particules, mais de particules, je n’en vois pas, je n’en ai aucune forme de sensation. Quel sens alors peut prendre pour elles le verbe exister ?
Leur existence, ce sont les valeurs numériques et les équations auxquelles elles donnent lieu. Je peux m’assurer que ces valeurs et ces équations ne se résument pas à des vues de l’esprit. Pas les particules. Ces vues de l’esprit ne m’ont jamais satisfait. Elles sont ingénieuses pour décrire et expliquer : « ce sont comme de toutes petites particules… – Des particules de matière ? » Pas vraiment puisque la matière est composée d’atomes, et les atomes de particules. Ce serait comme dire que la matière soit composée de matière, et l’esprit ne saurait s’en satisfaire. De telles images, qui seraient bonnes jusqu’à un certain point, se heurtent vite à l’intuition. Il n’est pas étonnant alors que la mécanique quantique se fasse moins intuitive que la mécanique classique. Le serait-elle vraiment ? Je ne le crois pas. Je ne le crois pas au simple regard des objets quantiques dont je me sers quotidiennement, des objets électroniques si l’on veut. Ils ne sont eux aussi complexes qu’en apparence, par l’effet, d’un côté, d’une inextricable accumulation de choses simples, et de l’autre, par celui d’une figuration qui se veut faussement simplificatrice.
Oublions les particules et retenons seulement ce qui advient quand je lance l’impression d’une page sans connexion filaire. Les quelques kilobits de données sont convertis en impulsons électriques, puis en ondes, que mon imprimante reçoit pour les convertir à son tour en impulsions électriques et projeter d’infimes gouttes d’encre sur le papier. La précision, la minutie du dispositif est merveilleuse, mais il est en lui-même tout bête. Les particules, si elles existent, je n’ai pas à m’en occuper. Il me suffit de configurer ma connexion de telle sorte que l’imprimante sache ouvrir les messages encapsulés que mon appareil lui envoie, c’est-à-dire quelques suites de bits qui en indiquent le début et la fin dans ce bain d’ondes où nous vivons. Rien de mystérieux ou d’inconcevable : un simple écheveau inextricable d’éléments qui ne sont complexes que par leur quantité et leur minutie. Rien n’est plus simple qu’un bit : l’ensemble de quatre éléments figurés par des uns et des zéros qui donnent seize combinaisons possibles. Ce qui est simple pour quelques bits le demeure pour quelques milliers, quelques millions, ou autant que l’on voudra.
Tente d’imaginer une chose qui soit trop rapide pour être perçu par des yeux ou tout autre dispositif, trop petite pour renvoyer seulement un photon, d’inaccessible à tout sens. Parviendrais-tu à imaginer, à donner seulement une signification à l’idée qu’elle existe ? Dans ce cas, pourquoi chercher à l’imaginer, alors que si tu y parvenais, cette image risquerait de te masquer ce qu’il importe vraiment de percevoir et de concevoir ?
Après le dîner, j’ai repris avec Hannah la conversation que j’avais tenue la veille avec Dominique. Nous avons dîné tard, et l’obscurité se répand déjà sur la mer. Les premières étoiles apparaissent jusqu’à l’horizon, là où le bleu sombre du ciel a encore quelques teintes saumonées.
Hannah, qui est peu diplômée, n’a pas perdu beaucoup de temps à écouter des cours soporifiques, mais elle a très bien appris à lire une plume à la main, aussi est-elle savante, plus que Dominique, et davantage critique sur mon propos.
– Attention, je ne dis pas que les particules n’aient pas de masse. Je dis plutôt le contraire, je dis plutôt qu’elles ne sont quasiment rien d’autre en quelque sorte : des valeurs massiques. Elles sont celles de phénomènes qui sont, eux, plus tangibles.
Hannah hésite quand même à l’admettre, même quand je lui rappelle comment Max Planck a découvert les quanta. « En somme, pour parler comme Alfred North Whitehead, je relève une concrétude mal placée. » Hannah reste perplexe.
Pour être tout à fait franc, j’aime beaucoup les tomates. Les tomates, je les mange comme des fruits. J’en cueille une, je la rince et j’y mords. Voilà comment je les aime. Ni sel, ni poivre, ni assaisonnement. Quand on détache une tomate de sa grappe, elle répand un arôme un peu âpre, particulièrement fort pour le plant qu’Hannah fait pousser devant la maison, où elles se gorgent de soleil. Parfois, nous devons bien en acheter, car il ne nous suffit pas.
Hannah en laisse sécher des tiges sur les meubles, avec les larges étoiles à cinq branches de leurs corolles. Elles forment de convulsives arabesques, et elles gardent longtemps les fragrances du fruit.
On ne peut donc pas dire que je n’aime pas les tomates, mais je les affectionne peu comme accompagnement. J’apprécie des tomates revenues dans l’huile d’olive avec de l’ail, avec peut-être encore du pistou, de la sarriette, de la sauge ou du thym, mais je désapprouve absolument de mettre des tomates un peu partout, comme il est de mode, de la noyer dans les assaisonnements, et de la mêler aux aliments les plus divers. Il est trop facile d’en accommoder tous les plats jusqu’à n’en plus distinguer le goût, et dans lesquels elle n’apporte qu’une belle touche de rouge vif. Pour parler carrément, je trouve que ce n’est pas sans vulgarité.
Une tomate que je croque comme un fruit, je ne répugne pas non plus à l’accompagner de quelques olives bien marinées dans des épices. J’apprécie aussi un simple œuf dur avec une tomate.
Je ne sais plus comment nous sommes passés des particules aux tomates, bien que ce ne soit pas absolument sans rapport, et que la cuisine puisse être regardée comme une chimie moléculaire expérimentale, grâce à laquelle la mécanique contemporaine ne serait pas moins intuitive que l’ancienne, qui ne l’était finalement pas autant qu’on le dit.
Les meubles d’Hannah sont bruts eux aussi, comme je le disais déjà de sa maison. Ils sont de bois brut, tout juste passé à l’essence térébenthine il doit y avoir longtemps. Les chaises sont larges et lourdes. Le siège, une simple planche, en est recouvert d’une toile bleu sombre d’un coton très solide. Les rideaux autour des fenêtres sont du même tissu. Ils donnent une touche austère sur les murs blancs. Les pierres demeurent visibles sous le crépi. Le carrelage est rouge, comme il est coutume dans la région.
Hannah ne met pas de tapis. Le sol est froid aux pieds, mais plus facile à entretenir. De toute façon, le siège des chaises est si large qu’il est possible de s’y tenir comme on s’assiérait par terre. Ils ne sont pas moelleux, mais ils sont confortables. J’aime replier une jambe sous les fesses, et poser l’autre pied sur le bord de la chaise. J’aime les chaises où l’on a toute la place pour s’asseoir comme l’on veut.
À la mi-octobre, il fait encore chaud comme en été. Toutes les fenêtres sont grand ouvertes. Le soleil, lui, pénètre chaque jour plus profondément dans la pièce, qui sent encore agréablement le repas de midi malgré le courant d’air.
Quand vous avez parcouru tout le trajet qui sépare la maison d’Hannah de ce qui commence à ressembler aux rues d’une ville, ou du moins d’un village, vous tombez rapidement sur une petite place plantée de quatre micocouliers pas bien hauts, en face d’une usine en friche. Il y a là un modeste bistrot qui survit à la perte du plus clair de sa clientèle. L’endroit est calme, paisible, surtout en début d’après-midi, dehors à l’ombre du feuillage si le temps s’y prête.
Malgré les critiques que je peux faire aux tablettes, elles sont des outils pratiques pour travailler où que l’on soit. On emporte une bibliothèque entière pour la taille d’un petit livret. Que dis-je ? une bibliothèque, toutes les bibliothèques du monde. Mais en général, je ne me connecte pas, j’ai rarement l’usage de toutes les bibliothèques du monde. La mienne entre déjà dans une si petite clé.
J’ai besoin de changer de lieu quand je passe d’un travail à un autre, et de me ménager une certaine plage de temps, une demi-heure de marche par exemple.
L’ami d’Hannah, celui qui fait dans la recherche sur les énergies, m’a écrit un courriel. Plus exactement, il m’a envoyé une copie carbone de la réponse qu’il faisait à celui d’Hannah, dont elle m’avait elle aussi envoyé une copie carbone, à propos de mes remarques sur les particules, qu’elle jugeait étranges, mais « pas si cons quand on y réfléchit ». Anicet, c’est son nom, en a profité pour me demander si j’avais déjà creusé cette idée. Bien sûr que non, elle ne concerne pas vraiment mes centres d’intérêt, et surtout de compétence. Que pourrais-je en faire, comment la mettre à l’épreuve pour tenter de la rendre fertile ? Mais je ne doute pas qu’elle pourrait le devenir si on la prenait au sérieux.
C’est à peu près ce que je lui ai répondu, et il m’a proposé que nous en parlions dans un lieu tranquille et agréable. Je lui ai donc suggéré le petit bistrot en face de l’usine en friche où je m’arrête souvent, car il est à deux pas du terminus de la ligne qui relie le quartier au centre-ville en longeant la mer. C’est un assez long trajet pour Anicet, mais pas désagréable en début d’après-midi où la circulation est fluide. Il n’a qu’un changement sans devoir passer par le centre. Je l’ai vu descendre du bus en rangeant sa tablette. J’espère qu’il n’a pas oublié de regarder la mer. C’est une vertu que de ne pas perdre son temps, mais pas à ce point.
La recherche, elle consiste principalement à emplir des bibliothèques universitaires. Un bon chercheur est un chercheur qui publie. Il publie et il doit trouver les moyens que ses publications soient citées, citées dans d’autres publications, et cela dans les revues et les maisons d’édition les plus prestigieuses.
Comme on l’imagine, rien ne favorise là des applications. L’application n’est cependant pas le but de la recherche. Si c’était le cas, on aurait perfectionné les bougies plutôt qu’inventé l’éclairage électrique. Nous le savons bien, mais nous savons aussi que la recherche marche sur deux jambes : la modélisation mathématique et l’expérience. Si la recherche n’a pas besoin d’être appliquée pour être scientifique, elle ne doit pas moins se donner des champs d’expérience. Et où en trouver sans s’appliquer, même sans pour autant renoncer à être fondamentale ? Les recherches de Galilée n’ont rien apporté d’essentiel dans les techniques de son temps, mais elles y ont trouvé leurs prémisses dans les chantiers navals de Venise.
La recherche fondamentale est en quelque sorte un prolongement naturel du travail de l’ingénieur, ses généralisations si l’on veut. Est-ce bien ce travail de défricheur du comportement naturel des matériaux qu’accomplit l’ingénieur ? Dans la pratique, on le voit plutôt chercher à concilier les lois de la nature avec celles du marché.
On sait bien que ce n’est pas possible, que les lois du marché ne sont pas du même ordre, qu’elles se résument aux règles du jeu de ceux qui commandent, qui commandent ce que l’on fait et comment on le fait, pour qui et pour quoi. Il en résulte les limites que l’on sait sur la connaissance des autres lois, celles de la nature, et les possibilités de leur généralisation. Le cheminement naturel entre le savoir de l’ouvrier, la technologie de l’ingénieur et la science du chercheur en est irrémédiablement rompu dans les deux sens.
L’ouvrier, à l’autre bout, même très qualifié, ne peut qu’utiliser ses outils tels qu’ils ont été conçus, de la façon dont ils ont été programmés, et, à tous les relais, l’autorité est entre les mains de ceux qui ne sauraient expliquer ce qu’est un ohm ou un quanta, ou énoncer la loi de la transformation de l’énergie.
Voilà à peu près ce que m’a expliqué Anicet, et j’ai eu peur qu’il ne me demande d’expliquer ce qu’est un quanta ou la loi de la transformation de l’énergie. Il s’appelle Anicet de Saint-Lubert, c’est un Antillais.
Le prénom Anicet est très porté dans les Antilles. Lubert aussi, qui y sert également de prénom. Je n’y avais pas pensé en lisant la signature de son courriel. Anicet de Saint-Lubert, cela sonnait vieille aristocratie désuète à mes oreilles, et la décision de se rencontrer fut si rapide que je n’avais pas pris le temps de consulter son site, aussi j’ai été surpris de voir descendre du bus pour seul passager un mulâtre vêtu d’une élégante chemise à carreaux et d’un tricot léger jeté sur les épaules, un pantalon en toile de Nîmes coloré au bleu de Gène, une barbe et des cheveux ras qui commençaient à blanchir, de fines lunettes…
Anicet collabore de près avec une fabrique montée par un de ses anciens élèves. Ils construisent et installent des systèmes éoliens et solaires, tels qu’en a profité Hannah. Leur principale préoccupation consiste à produire des batteries assez puissantes pour conserver l’énergie car, comme on le comprend aisément, ce n’est pas la même chose de pouvoir cuisiner ou charger son ordinateur, ou de ne pouvoir le faire que lorsqu’il vente ou qu’il fait soleil.
L’un des avantages d’une telle entreprise est d’offrir à des étudiants des compléments de revenus pour financer leurs études lorsqu’ils en ont besoin. Les amis d’Anicet ont choisi un statut de coopérative plutôt que de société ou d’association. Cet aspect des choses ne fascine pas beaucoup Anicet. Lui et ses amis ont vite compris que les nouveaux compteurs dits « intelligents », qu’installent les grands groupes, avaient surtout l’intelligence de faire obstacle à des initiatives comme la leur.
Les brumes qui montent de la mer sont trompeuses. Vous avez l’impression d’un temps couvert et froid, alors que si vous grimpiez cent mètres seulement sur la pente abrupte, vous auriez un soleil éclatant et chaud. Elles sont trompeuses dans les deux sens : ce qu’on prendra peut-être pour une fine couche de brume, risque d’être une dense masse orageuse.
Le vent vous renseigne : si le brouillard côtier est poussé par de légères brises qui se chargent vite de leur humidité et de leur fraîcheur, les nuages d’orage sont accompagnés de vents violents et généralement plus tièdes avant la pluie.
L’autre soir, quand nous étions au cœur de l’orage, des vents terribles soufflaient, changeant sans cesse de directions, éclaboussant bruyamment tantôt une façade, tantôt une autre. Cette puissance des éléments qui, d’une façon ou d’une autre nous atteint, même derrière des murs, est très sensuelle. Je n’avais pas souvent vu des éclairs aussi aveuglants en même temps qu’éclataient les tonnerres.
On trouve de belles architectures dans le centre de la ville. Elles datent généralement du dix-huitième siècle.
La ville est discrètement baroque. Elle a des affinités plus profondes avec Gênes ou Barcelone qu’avec le reste de la France. Aussi le lien entre la modernité baroque du dix-septième et l’architecture romantique du dix-neuvième y est plus naturel qu’ailleurs dans le pays.
Personne ne semble remarquer les cariatides, qui devraient susciter pourtant l’attention. Certaines sont très anciennes, d’autres datent à peine d’un siècle. Même au fronton des maisons modestes, on prisait au moins une tête au-dessus de la porte.
Ici, la tête d’un Silène rustique sur une très vieille façade, qui évoque les époques les plus antiques, là, celles de forçats au-dessus des fenêtres d’un immeuble bourgeois visiblement de la fin du dix-neuvième siècle, et qui rappellent les galériens de Pierre Puget.
Pierre Puget choisissait généralement ses modèles parmi des forçats. Il en trouvait autant qu’il voulait à deux rues de chez lui, dans les arsenaux des galères. La maison qu’il fit construire selon ses plans, surprend à la fois par son aspect imposant et par la modestie de sa taille, écrasée qu’elle est par l’angle aigu de deux rues.
L’une de ces deux rues est celle-là même où, plus tard, le Marquis de Sade aura accidentellement empoisonné deux prostituées, ce qui aura provoqué son embastillement, et lui aura permis de jouer son rôle dans la prise de la Bastille. Quand on regarde l’Histoire de près, on doit bien ne pas la trouver très sérieuse.
Les façades du centre sont particulièrement fascinantes à regarder par un ciel chargé où courent des nuages sombres et bas, mais que traversent encore des rais de soleil, comme ceux des peintures de Pierre Puget, des ciels baroques.
Il semble en effet que l’on ne remarque pas les façades. Peut-être à cause de l’accoutumance aux écrans, à leurs formats, disons trop bas de plafond, mais pompeusement appelés panoramiques.
On s’habitue vite à ne pas lever la tête. Dans ma jeunesse du moins, si l’on ne levait pas le nez, c’était pour regarder les vitrines. Elles étaient généralement bien décorées.
Il reste peu de vitrines qui soient encore capables d’attirer les regards. Je ne sais bien dire pourquoi. De nouvelles marchandises se prêtent peut-être mal à l’exhibition. Des rangées d’écrans téléphoniques, quel intérêt ? Les librairies ont disparu. Les articles de chasse et de pêche aussi, et peut-être les poissons de la rade…
Les magasins ont d’ailleurs plus de profondeur et de plus petites vitrines. Pourquoi pas ? De toute façon, c’est plus haut que ça se passe, au-dessus des montants de porte. Attention où l’on pose les pieds.
C’est plus haut que ça se passe, sur les façades, et encore plus haut à la mi-saison, dans les ciels en désordre, couverts mais illuminés des clartés baroques de la Méditerranée.
Vues à ras de terre, toutes les villes se ressemblent, mais pas quand on lève les yeux. Toutes ont un rapport si singulier aux lointains. Aucune alors ne ressemble à une autre.
Ici, je m’attends toujours à voir des faunes. C’est vrai. Je m’étonne de n’en avoir jamais vus.
C’est que la ville est bien plus feuillue qu’on ne veut le croire, qu’on ne croit la voir. Il y a tant de petits jardins derrière des murs, et au cœur même des pâtés de maisons, qu’on s’attendrait toujours, dans le secret de la nuit, ou dans les instants tranquilles du grand midi, à en voir un qui traverse furtivement une rue étroite pour passer de l’un à l’autre.
Aujourd’hui, les migrateurs sont arrivés, deux espèces en même temps : ceux qui ressemblent à des pigeons, et ceux qui ressemblent à des hirondelles, mais qui n’en sont pas.
Les pigeons nichés dans les façades les regardent un peu contrits, les vrais pigeons. Des chats, dans les rues ou derrière des fenêtres, les observent avec gourmandise, qui tombent des nues bruyamment, envahissent les feuillages jaunissant, s’y engouffrent sous les ramures les uns après les autres, agitent l’arbre tout entier, et s’en vont aussi vite comme ils sont arrivés, disparaissent au-delà des façades, suivis de loin par quelques solitaires, puis réapparaissent plus bas dans la rue, déjà minuscules, quand d’autres déjà arrivent, agités et bruyants.
L’ami d’Hannah s’appelle donc Anicet. Je l’ai raccompagné en bus jusqu’au centre, où il habite. Nous avons pris la ligne qui longe la mer. Quelques embruns, par endroits, s’écrasaient encore sur les vitres. Le vent n’était pas très fort pourtant, mais il venait directement du large entre les caps aux extrémités de la rade, aussi les vagues étaient longues, lentes et puissantes, et l’écume s’élevait en hauts panaches contre les digues.
« Quelle énergie ! » Disait Anicet. Il disait aussi que l’énergie n’est pas ce qui manque, ni davantage les moyens de la capter pour animer nos dispositifs. Le plus difficile est de la conserver pour l’utiliser à la demande ; la mettre en batterie.
Les batteries se sont profondément améliorées depuis le début du siècle, et les appareils sont devenus extrêmement économes en électricité. « Et cela », disait Anicet, « non pas pour répondre à un souci environnemental, mais pour accroître la légèreté des matériels, leur autonomie et leur mobilité. »
Il fait encore chaud quand le soleil revient, du moins on supporte sa brûlure, assis dehors les manches retroussées, car je porte déjà une chemise à manches longues, et je prends une laine pour le soir.
Les nuits aussi demeurent tièdes. Je ne portais que mon gilet sans manches quand j’ai rencontré Hannah dans la cuisine. Elle a joué tard dans la nuit au premier. Moi je travaillais en bas, et je ne sais comment je me suis retrouvé endormi sur le divan tout habillé.
J’apprécie le charme de rencontres inopinées la nuit dans une cuisine. On ressent une petite faim, ou l’envie d’un café, et l’on se retrouve nez à nez. On est alors généralement très disponible.
Le café, nous l’avons pris dehors, sur le banc contre la porte, en regardant les étoiles un peu voilées. Seules Aldébaran, Bételgeuse, Rigel, en face de nous aux dessus des îlots, brillaient intensément. Sirius à l’est se levait. Il faisait aussi doux que dans la journée. Nous entendions les clapotis de la mer, plus bas, contre les roches.
Un grossier banc de bois où nous devons prendre garde de ne pas nous planter des épines.
Les faunes sont des entités de la mythologie gréco-latine, hommes au-dessus de la ceinture, boucs en dessous. Ils étaient aussi affublés d’une paire de courtes cornes sur les côtés du crâne.
On trouve des faunes de tous âges sur des sculptures ou des bas-reliefs, des vieux, des jeunes, et même tout enfants, comme des angelots, mais avec toutes les caractéristiques de ce que les autres civilisations attribuent aux démons. Sinon, les faunes sont des créatures attachantes, associées au culte de Dionysos.
Ils sont un peu comme des elfes des mythologies nordiques, que ressuscitent les industries cinématographiques et des jeux électroniques, mais porteurs d’une bien différente symbolique.
Les faunes sont très présents dans la ville si l’on sait bien regarder, sculptés sur un montant de porte, un surplomb de fenêtre. On se tromperait si l’on y voyait les inspirations démoniaques de quelques propriétaires à l’âme gothique. Non, c’est quelque chose qui flotte dans l’air, d’antique et de prégnant.
Il y a peut-être aussi quelque chose de mallarméen – L’après-midi d’un faune, dont je n’ai jamais aimé le Prélude de Claude Debussy, et moins encore ce qu’en firent les Ballets russes de Serge Diaghilev en 1912, ni par ailleurs les illustrations d’Édouard Manet.
La musique de Claude de Debussy évoquera toujours pour moi les bandes sonores de Péplums mythologiques dans des salles de quartier, qui l’ont reprise abondamment ; et le ballet, un exemple avant-coureur de ce que le cinéma sait faire de la littérature.
Paul Valéry n’en fut pas davantage convaincu, ni Stéphane Mallarmé d’ailleurs, qui avait pourtant fait lui-même appel à Debussy dont il était l’intime, mais il dut bien constater que celle des dodécasyllabes n’avait rien à attendre d’une autre musique.
Paul Valéry s’était plu ici, dans cette ville, jusqu’à y habiter. Il avait acheté une maison à la sortie du vieux port, juste à l’aplomb d’un petit chantier naval devenu maintenant un port de plaisance.
« Que fait le cinéma de la littérature ? » Ai-je répondu à l’interrogation d’Hannah. « Littéralement, il la vulgarise à l’aide d’un voyeurisme provocateur qui, cocassement, n’a rien à montrer. »
Les particules, ce sont un peu comme les faunes. Nous aurions tort de les ramener à un simple imaginaire, comme les elfes par exemple ; nous pouvons même y croire, sans chercher, provisoirement, à dénouer tous les fils de signifiants et de signifiés, de figurants et de figurés, mais pas trop quand même.
Je me demande ce qu’Anicet trouve de si intéressant à mes remarques intempestives sur les particules. Je me souviens dans ma jeunesse avoir lu deux livres, l’un après l’autre, sur la physique contemporaine, l’un de Boris Kouznétsov, Essais sur la relativité, aux éditions de Moscou, l’autre de Brice Parain, si je ne fais pas une confusion après tant d’années, car j’imagine mal aujourd’hui qu’il ait écrit un tel livre. Je fus surpris d’y trouver deux représentations radicalement opposées de la matière. Pour le second, elle était constituée de particules qui se déplaçaient… dans le vide. Pour le premier, ces particules étaient des énergies qui se déplaçaient dans la matière et la manifestaient.
On imagine que la conception de Kouznétsov me satisfaisait davantage, mais pas complètement, car la matière demeurait alors tout aussi insaisissable et inaccessible que le disait déjà Augustin, évêque d’Alger, dans ses Confessions, écrites au tournant du quatrième au cinquième siècle. Il est remarquable que des conceptions si opposées n’empêchassent pas la physique contemporaine de fonctionner, ne lui empêchassent pas de demeurer consistante, ni d’être une seule et même physique.
Ces lectures m’avaient troublé à l’époque où j’étais étudiant, où je suivais de près ces questions, et où l’on commençait à parler de la théorie des cordes, très peu encore, mais j’en avais eu vent. Puis elles cessèrent de m’intéresser, comprenant bien que les nœuds de telles cordes ne pouvaient être défaits autrement que dans des pratiques expérimentales qui n’étaient pas à ma portée. Je finis par m’intéresser davantage au travail baroque de Stéphane Mallarmé, si proche de celui de Luis de Gongora.
« Elle est la mutabilité des choses muables », écrivait de la matière Augustin dans le livre XXII de ses Confessions, « qui est susceptible de prendre toutes les formes en quoi se meuvent les choses muables. Et en quoi consiste-t-elle ? Est-elle esprit ? Est-elle corps ? Est-elle une espèce d’esprit ou de corps ? Si l’on pouvait dire : “un néant qui est quelque chose”, ou “ce qui est et qui n’est pas”, c’est ainsi que je la nommerais. » J’ai retrouvé sur la tablette où j’écris, la citation que j’avais utilisée dans un livre déjà ancien.
Je serais plutôt enclin à dire que, proprement, la matière n’existe pas. Les matériaux, eux existent, et la matière n’en est qu’une abstraction générique. Elle les désigne tous à la fois : des matériaux qui sont soit les éléments, déterminés par la périodicité de leur masse atomique, soit des compositions de ces éléments. Ces éléments seraient comme l’alphabet avec lequel s’inscrirait la matérialité du monde. Notons qu’il s’agit là d’une conception strictement matérialiste qui renvoie aux matériaux plus qu’à une abstraction de la matière.
« Je note aussi », avait relevé Anicet quand je l’avais évoquée avec lui, « que pour matérialiste que soit ta conception, elle a un air de famille avec les structures du langage. » Il relevait surtout que la parole et la matière reposaient sur la même double articulation, la composition des phonèmes en morphèmes fonctionnant comme celles des éléments simples en corps composés.
Les faunes ont souvent été figurés dans la peinture. Un ou plusieurs faunes surgissant d’un feuillage près d’un lac, se jettent à la poursuite d’une jeune femme, ou plusieurs, qui se baignent nues, tentant gauchement de fuir avec des gestes d’effroi. Ce fut un thème récurrent dans la peinture. Ces images m’avaient fortement impressionné dans mon enfance, et m’avaient inspiré quelques rêveries érotiques.
Mon père adorait la peinture et il m’emmenait souvent au musée, ou dans des galeries, et même des ateliers. Je me demande d’ailleurs pourquoi il ne se risqua jamais à peindre. En vérité, je le sais : il connaissait beaucoup de peintre et de galeristes, et il craignait de se ridiculiser. Ça n’aurait pas manqué bien sûr : on n’apprend pas à peindre du jour au lendemain. Je suis sûr qu’il aurait été un bon peintre pourtant. Il adorait la figuration impressionniste, que je trouvais désuète déjà dans mon enfance, et jusqu’à un âge assez mûr. J’ai mis longtemps à percevoir la beauté que voyait mon père.
Il aurait certainement été un bon peintre, car il savait voir, et bien mieux que moi. Je ne l’ai pas souvent vu se tromper dans ses jugements esthétiques. Il ne voyait pas seulement la peinture, mais aussi ce qu’elle montrait, et même ce qui n’avait encore jamais été peint. « Regarde », me disait-il soudain quand nous promenions, et j’avais bien du mal à voir.
J’ai relu aujourd’hui même sur ma tablette L’après-midi d’un faune de Stéphane Mallarmé. Nul doute qu’il les connaissait bien. Je suis porté à voir dans le faune une figure de l’innocence. Souvent, qui fait la bête fait l’ange.
© Jean-Pierre Depétris, septembre 2019
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