Jean-Pierre Depetris, septembre 2019.
Croisant Dominique - Chez Dominique - Attendant Dominique - Une nuit chez Dominique - Suite…
J’ai rencontré Dominique par hasard. La ville est grande pourtant, mais il arrive aussi que l’on se perde dans la seule surface d’un grand magasin. Elle traversait une rue assez éloignée de chez elle. Je n’étais pas moi-même sur un trajet habituel.
Je n’aime pas les trajets habituels. Je ne les emprunte que lorsque je suis fatigué, car ils sont évidemment les plus directs. J’apprécie les rues en méandres. J’aime aussi celles bien droites, mais qui virent au dernier moment pour rejoindre un boulevard parallèle par un angle obtus, comme si un urbaniste distrait s’était avisé soudain qu’il avait négligé les rues perpendiculaires.
J’avais emprunté une telle rue parallèle à un boulevard, pour contempler la longue enfilade ininterrompue des façades. D’un côté étaient de hauts immeubles de pierre aux portes majestueuses et aux larges fenêtres décorées de motifs. Par une porte cochère à demi ouverte, j’ai pu voir un vaste corridor aux lanternes brandies par des bras sculptés, et au milieu duquel, entre deux escaliers, trônait une somptueuse statue. Sur l’autre trottoir, se succédaient de petites et modestes maisons pas plus hautes qu’un ou deux étages, abritant au rez-de-chaussée des garages, des ateliers divers ou des entrepôts. Derrière leurs toits, on apercevait les hauts immeubles du boulevard.
Il est difficile de trouver de petits garages en ville, dont j’aime les odeurs de graisse, d’essence et de métal chauffé. Une magnifique rue, qui donnait la part belle à un ciel traversé de nuages d’altitude. Ils étaient poussés par un vent différent de celui qui balayait plus bas ceux d’une pluie récente.
C’est en tournant à l’angle qui achevait sans transition la rue, dans les senteurs d’un proche atelier de mécanique, que j’ai aperçu Dominique qui s’apprêtait à la traverser en descendant le boulevard.
Elle était sortie faire un tour, envisageant de s’arrêter prendre un café pour relire un travail avant de l’expédier. « Mais il n’y a pas d’urgence », m’a-t-elle dit, « nous pouvons le prendre ensemble si tu n’as rien non plus d’urgent à faire. »
– Il est beau ton blouson, remarque Dominique. Tu n’as pas trop chaud dedans ?
– Il faisait encore froid ce matin au bord de mer. Heureusement, il est bien thermorégulé pour du synthétique.
– Ce n’est pas du daim ?
– Non, il n’est même pas très bien imité si tu l’observes sous une lumière directe, mais on s’y laisse tromper avec un éclairage diffus, même fort. C’est du néo-daim.
– Du néo-daim ?
– Oui, aucun coup de feu, pas de sang, de la chimie toute naturelle… et au prix d’une belle chemise.
– Il est bien imité, me contredit Dominique en tâtant ma manche droite, et le contact n’est pas désagréable.
– Oui, il n’est pas si mal imité, mais on s’en fout puisque de toute façon il n’est pas en daim. On lui demande seulement d’être confortable, élégant, assez chaud quand il fait froid, et de ne pas devenir une étuve quand il fait bon.
– La chimie des nouveaux matériaux est stupéfiante, dit Dominique avec conviction.
– Je suis content de voir que tu t’en rends-compte, dis-je. C’est justement la critique que je voulais t’envoyer sur ton dernier papier. Il me semble parfois que ton regard critique oblitère quelque peu les réussites des modes de production contemporains. Et regarde encore combien l’économie d’énergie est, elle aussi, stupéfiante. Ton mobile sur la table est un ordinateur complet. La batterie seule de mon premier portable était bien plus grosse et plus lourde que lui. Elle ne donnait même pas une autonomie comparable à l’appareil qui était pourtant moins puissant.
– Je n’ai jamais prétendu le contraire, se défend Dominique.
– Je te l’accorde, mais ce n’est pas suffisant. La critique sociale et la critique technologique jouent bien trop à cache-cache de nos jours. Il serait essentiel qu’un nombre significatif d’esprits saisisse d’abord que ce n’est pas la même chose, et qu’il prenne ensuite la mesure exacte des rapports entre les deux. On est assez porté à croire que la technologie épouse naturellement les rapports sociaux de production, et même les rapports juridiques. Rien n’est moins sûr. Ils s’affrontent plutôt. Certaines remarques d’Ada Lovelace sont très instructives à ce sujet.
– Ada Lovelace ? La comtesse qui a inventé la programmation avec Charles Babbage, la fille de George Byron ? Je ne pensais pas que ce fût son genre.
– Tu juges qu’elle était trop comtesse pour être capable de telles critiques ? Elle en était capable, tu peux me croire. Les rapports sociaux de production tendent à couler les techniques dans leur lit de Procuste. Lovelace jugeait que les ingénieurs ne doivent pas craindre de s’y soumettre, et faire servir à de vieux usages leurs techniques neuves ; qu’en y réussissant, elles s’imposent et parviennent à en imposer de nouveaux. Une technique nouvelle s’impose toujours dans des usages anciens avant qu’ils n’en soient dépassés.
– Tu as raison, m’interrompt Dominique quand les lampes du bar s’allument, la lumière ne s’accroche plus à ton blouson comme sur du daim naturel. On le dirait comme en velours.
– On s’en fout, dis-je puisqu’on sait que ce n’est pas du daim. Crois-tu qu’un blouson vaille la vie d’un daim ? N’es-tu pas heureuse de savoir qu’il est vivant et gambade dans sa forêt, le daim dont ou aurait pu faire mon blouson ?
Dominique sourit et s’excuse de m’avoir coupé.
– J’avais acheté un jour une veste que je croyais en cuir, dis-je sur ma lancée. Cette fois-là, je m’étais fait avoir. Elle ne me tenait pas chaud, mais dès que je n’y avais plus froid, j’y transpirais. Je me suis seulement aperçu que ma veste n’était pas en cuir quand elle a commencé à s’user… Lady Lovelace était étonnamment consciente de l’importance de sa découverte conjointe avec Babbage, je continue sans transition, plus que ne le sont aujourd’hui les grandes compagnies propriétaires des nouvelles technologies, la police ou l’armée…
– Tu pourrais écrire quelque chose là-dessus ? me demande soudain Dominique, intéressée.
– Non.
– Non ?
Non, je ne ressens plus d’intérêt à écrire de tels articles Leurs potentiels lecteurs ne m’intéressent en aucune façon. Avant même de me répondre, Dominique songe déjà à me faire écrire pour diffuser ce que je lui dis. Et que se passera-t-il après ? D’aucuns le liront peut-être, le feront lire à d’autres, ou répéteront des idées qu’ils m’auront empruntées en se les attribuant. D’autres me citeront, ou me répéteront, ou me commenteront, ajoutant à chaque itération quelque absurdité nouvelle comme se propage une rumeur. Qu’ai-je à attendre de tout cela ?
On peut de toute façon me lire, et l’on peut me répondre. Ce fut d’ailleurs toujours la raison pour laquelle j’ai écrit. Je disais l’autre jour que dans les années soixante-dix, j’avais déjà eu vent de la théorie physique des cordes. Comment en aurais-je si tôt été informé si des gens n’avaient pas entendu ce que je disais ou écrivais ? J’ai toujours été très tôt informé de bien des choses. Je ne sais comment je m’y suis pris pratiquement, mais je sais que ce fut au moins en partageant mes recherches et mes réflexions, en provoquant ainsi des échanges des plus improbables. J’ai vite appris qu’on ne recevait rien de bon si l’on n’offrait rien.
On pourrait me répondre que c’est précisément ce que me propose Dominique. Oui, c’est un peu vrai, je suis peut-être injuste avec elle, et pourtant je l’estime et je l’aime beaucoup, mais ce n’est pas pleinement vrai non plus. Le mieux qu’elle aurait à faire, et qui serait probablement la meilleure réponse qu’elle pourrait me renvoyer, serait de se servir de ce que je lui ai dit, d’en faire son miel en le composant avec ce qu’elle aurait glané ailleurs, de songer d’abord à s’en servir tout simplement. Si mon propos l’intéresse, pourquoi pense-t-elle aussitôt à le refiler comme si elle ne savait quoi en faire, et quasiment comme pour s’en débarrasser ?
Voilà ce que je me dis en moi-même.
La double articulation a une fonction essentielle dans la langue. Le chiffre “1”, par exemple, a toujours la même signification où qu’il soit placé. Seul, il signifie tout simplement “un”. En seconde position, il signifie “dix”, soit “une” dizaine ; en troisième, il signifie “cent”, soit “une” centaine. Quelle que soit sa position, il désigne l’unité, quand bien même cette position a une fonction syntaxique qui module cette valeur. Ce n’est pas le cas avec des lettres ou des phonèmes quand ils se combinent. La lettre “a”, par exemple, n’a aucune signification particulière quand elle compose un mot. Employée seule, elle peut signifier la troisième personne du présent du verbe avoir. Elle est alors un mot composé d’une lettre unique. Dans le mot “la”, le “a” n’a rien à voir avec le verbe avoir à la troisième personne du présent.
Cette double articulation, à mes yeux, est ce qui distingue une langue d’un langage. Elle lui donne une grande souplesse, et aussi une certaine imprévisibilité. C’est pourquoi les sciences ont eu besoin d’un langage mathématique, plutôt que d’une langue.
Or c’est bien à partir d’une semblable double articulation que se composent les matériaux ; la Table de Mendeleïev tenant lieu d’alphabet.
« C’est absurde », m’a dit Hannah quand je le lui ai expliqué. « Je n’en ai jamais entendu parler. Est-ce encore une de tes inventions ? »
Oui, elle a vu juste évidemment. On ne l’avait encore jamais remarqué parce qu’on ne trouve aucun rapport, aucun rapport qui ne soit pas absurde, entre parole et matière.
Une telle structure de la matière a-t-elle été du moins imaginée, sinon connue, depuis l’antiquité grecque, Aristote l’atteste. Je ne sais plus dans quel ouvrage, mais je pourrais le retrouver. Celle de la langue n’est connue que depuis la seconde moitié du vingtième siècle, alors qu’il y avait si longtemps que les hommes déjà parlaient, et avaient produit pour cela, sans seulement le savoir, des langues avec une double articulation.
Quel absurde rapport pourrait-il y avoir entre les deux ? Eh bien le voilà justement ce rapport : cette même double articulation. C’est aussi absurde qu’évident et incontestable.
« C’est peut-être la raison pour laquelle on parle de langues naturelles », a remarqué Dominique. « Les langues sont peut-être plus naturelles qu’on ne le croit, et les sciences du langage seraient des sciences plus naturelles qu’humaines après tout. »
Voilà déjà une hypothèse qu’on pourrait en déduire, mais à mon avis, ce n’est pas la plus fertile.
Dominique est noire, l’ai-je déjà dit ? En fait, elle n’est pas très noire, et il est probable qu’en Afrique elle serait dite blanche. Comme elle aime se vêtir de noir, ou de couleurs très sombres, elle paraît plus noire qu’elle n’est : une salopette pour l’été, une veste et des pantalons moulants depuis que le temps s’est rafraîchi, et de fines bottes à talons qui la grandissent. Elle est mince et élancée comme les femmes d’Éthiopie ou d’Érythrée. Elle a des traits fins et un regard vif sous ses lunettes de soleil. Elle cache sa coiffure à la rasta sous un grand voile noir qu’elle rabat sur les épaules comme un châle.
Après avoir fait une première thèse sur l’histoire du mouvement ouvrier français et son rayonnement international, elle s’est orientée vers la philosophie des mathématiques. Elle a écrit une thèse sur The Laws of thought de George Boole, et une autre sur la synthèse et l’analyse dans l’algèbre d’Ibn Sinan. Depuis cette dernière thèse, elle s’est totalement désintéressée de la vie universitaire. Elle enseigne la logique à l’université où elle attend la retraite, et publie régulièrement des articles dans des revues d’avant-garde sous le nom de Dominique Fell.
Malgré son apparence et ses activités, Dominique conserve quelque chose de superficiel et de joueur qui n’est pas le moindre de ses charmes. Son rire a encore la clarté de l’enfance. La vivacité de son esprit lui permet de quitter et de revenir au sérieux avec une rapidité déconcertante.
Après les dernières pluies, les environs de la ville sont magnifiques quand la lumière commence à se teinter d’ocre rouge. Au loin sur les monts, les traînées de bosquets et de buissons ont pris des tons verts très sombres, et les falaises délavées, un blanc très doux, plus que celui des bancs de nuages bas qui les effacent par petites touches. Tout paraît avoir été lavé par la pluie.
« Ta conception contredit les modernes », a remarqué aussi Dominique. Descartes disait que la nature obéissait aux lois des mathématiques, car Dieu les avait données à sa création ; Malebranche disait que les mathématiques étaient la langue de Dieu. Si l’on te suit, considère Dominique, on doit bien aboutir à la conclusion que la langue de Dieu est celle des atomes et de leur table périodique, que celles des l’homme en sont parentes, et que les langages des mathématiques sont plus frustes.
Cette remarque pourrait tromper qui ne connaîtrait pas bien Dominique. Elle ne croit pas en Dieu bien sûr, je le sais. Elle n’est pas pour autant agnostique. Je crois qu’elle est même, au contraire, gnostique. Une gnose matérialiste et athée.
On pourrait lui objecter que les mathématiques et les langages des mathématiques ne sont peut-être pas la même chose. On pourrait en induire que les lois des mathématiques sont peut-être immédiatement issues des comportements des matériaux, et non pas qu’elles leur obéissent.
Il me semble encore que ce ne serait pas la remarque la plus fertile à formuler. Je dirais plutôt que le comportement des matériaux est sans doute plus fin et subtil, trop même, pour que le langage des mathématiques sache en rendre compte, du moins sans le renfort de la poésie.
Hannah et moi sommes allés dîner chez Dominique. Anicet nous y a rejoints. Dominique habite près du centre, dans un cinquième étage sans ascenseur. C’est un coin de ville à la fois central et retiré, qui me rappelle le vieux Paris, le vieux Paris de ma jeunesse. On y trouve encore beaucoup d’affiches militantes sur les murs.
Il est dur de grimper jusqu’à l’appartement de Dominique, d’autant plus dur qu’on aura dû avant grimper déjà jusque devant son immeuble, situé sur un petit plateau. Une fois qu’on y est, on jouit d’une vue qu’on ne risquerait pas de trouver dans le vieux Paris. On y voit alentour toutes les collines qui enserrent la ville. On n’y voit pas la mer cependant.
On est surpris en découvrant l’appartement de Dominique. Il ne lui ressemble pas. Il ne ressemble pas à ce que l’on aurait imaginé. Bien sûr, il y a beaucoup de livres, il y a aussi beaucoup de toiles et toute sorte de travaux d’artistes aux murs ou sur des meubles. Pour le reste, on se trouve dans un vieil appartement provençal : tomettes rouges, beau buffet en bois avec même des assiettes de faïence visibles. La chambre qu’elle nous a fait visiter était plus étonnante encore, avec un dessus-de-lit brodé, un napperon sous le petit pot de fleurs qui contenait une rose.
Dominique nous a ouvert dans une salopette kaki comme elle en portait cet été, avec son habituel châle noir jeté sur les épaules, qui lui donnent des airs de chanteuse de reggae, en complet contraste avec son environnement. Les gens qui vivent dans de semblables décors, le tiennent généralement de leurs parents. Je ne sais rien de ceux de Dominique, mais j’imagine mal qu’elle le reçût d’eux.
Il faisait encore jour quand nous sommes arrivés, et l’on voyait aussi loin que l’on pouvait par les fenêtres des deux façades. La ville est coupée du monde par ses collines de calcaire aux falaises abruptes, qui atteignent parfois des altitudes considérables.
On s’y sent vraiment séparé du monde. Je ne connais aucune autre ville semblable. Toutes, même celles qui sont cernées de montagnes plus hautes, suivent au moins une vallée où elles s’étirent. Ici, non. De l’autre côté, la mer seule.
On se plaît à rêver qu’il n’y ait rien derrière ces cimes, rien qu’un continent désert, peuplé de bêtes sauvages, et peut-être de faunes.
Le froid est arrivé. Il arrive toujours en début novembre ; chaque année. C’est assez brutal. Comme chaque année. Je ne regrette pas mes dépenses pour un blouson en néo-daim.
J’aime m’installer dehors après avoir déjeuné pour écrire sur la petite table pliante en bois en prenant un café. L’été, il fait trop chaud ; je préfère l’intérieur ombragé.
Il n’y a pas de soleil aujourd’hui, et il fait bien frais à deux pas de la mer. Il n’y a pas de vent, et c’est ce qui me convient pour écrire à la plume. Le plus important, est de fermer le bas du blouson sur le ventre, pour protéger la digestion.
Voilà ce que je suis sorti écrire en prenant un café sur la table pliante. Il est tombé quelques petites gouttes de bon matin, mais le banc est déjà sec. Je me demande si le soleil va furtivement sortir des nuages, ou si de nouvelles gouttes plutôt vont encore en tomber. Le léger vent d’altitude qui les pousse lentement me ferait opter pour la première solution. Leur masse est dense, mais probablement peu épaisse.
J’avais l’intention de répondre à Dominique sur des passages d’Ugo Bardi qu’elle m’avait envoyés par courriel avec les liens utiles. Je connais mal Ugo Bardi, mais le peu que j’en ai lu m’a toujours fortement laissé à réfléchir. Je crains qu’on ne trouve plus qu’en Italie de tels intellectuels en état de marche.
Plutôt que lui livrer mes réflexions à propos de ma lecture, voilà que j’ai noté comme un idiot tout ce que j’étais en train de faire, c’est-à-dire noter comme un idiot, etc.
Je ne me casse vraiment pas la tête ces temps-ci. Je néglige de répondre à mon courrier. Je crois même que je suis en train de désapprendre les quelques langues étrangères que j’ai connues. Je ne lis presque plus que des traductions en français. Il est si facile d’en trouver. Je sais, les langues, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Tout revient vite dès qu’on s’y plonge, mais du temps que l’on s’y plonge, on est tout embarrassé, et l’on cherche une traduction qui généralement traîne quelque part dans les profondeurs de la toile, profondeur qui dit qu’elle n’en est pas une dans le sens de surface, mais dans celui d’une toile d’araignée, et quelque peu pégueuse. On ne risque pas de progresser ainsi, on régresse plutôt.
En sortant du lycée, je ne comprenais toujours pas les paroles de Bob Dylan, malgré sept ans d’apprentissage avec pourtant des notes honorables. J’ai rapidement progressé en travaillant dans le transit maritime. Je ne restais pas dans un bureau bien chauffé, pendu au téléphone, je représentais la compagnie sur le terrain : à quai ou le plus souvent à bord. J’y ai beaucoup appris sur les insectes qui hantent les céréales.
Mes horaires étaient alors des plus aléatoires, dépendant de l’arrivée des trains, et de la disponibilité des équipes de dockers. Nous nous relayions avec mon homologue de la compagnie importatrice pour contrôler les wagons.
On n’imagine pas combien le monde du transit maritime est cosmopolite. La langue anglaise y est indispensable pour se comprendre. Nous étions en général des célibataires assez jeunes. Contrôler des embarquements ou des débarquements entre Marseille, Fos, Port-Saint-Louis et Sète, ça ne favorise déjà pas la vie de famille quand on habite la région, à plus forte raison quand on vient du bout du monde : Chinois, Égyptiens, Grecs, Turcs, Russes, Malais…
On n’avait que l’anglais pour se comprendre, et l’on ne parlait pas que de travail, surtout quand la nuit tombait autour d’une bouteille d’alcool, ou qu’on s’échangeait nos tabacs avec nos souvenirs. C’est là où j’ai appris qu’aucun coucher de soleil n’est semblable à un autre derrière une jetée, avec ses rangées de hautes grues qui vous soulèvent l’âme. Nous étions touts des jeunes-gens, et nous perfectionnions notre anglais ainsi que notre conscience du relativisme des points de vue selon d’où l’on pense.
L’anglais que nous parlions n’était pas notre langue maternelle, aussi était-il pauvre. J’ai appris ainsi le charme d’une telle langue. On peut dire beaucoup dans une langue pauvre ; ce qui ne nous viendrait même pas l’esprit dans une belle langue. C’est la langue de Samuel Beckett par exemple. Il est parfois de mode de décrier la langue de Beckett, pas pour moi. Quoiqu’en anglais, nous parlions dans la langue de Samuel Beckett. Je fis toujours des rencontres magnifiques, que nous savions sans lendemain, comme les couchants uniques qui leur servaient de décors.
Je me suis finalement trompé. Des gouttes se sont écrasées sur la table où j’écrivais et j’ai vite rentré les feuilles qui portaient déjà quelques taches où l’encre bavait.
Une langue pauvre et peu de références culturelles communes, voilà qui fait des conversations magnifiques. Dans ma jeunesse, ce fut une trouvaille littéraire. Ce ne fut pas Samuel Beckett qui l’initia, ni qui la théorisa, mais elle favorisa probablement son succès. Puis ce fut une mode, et j’ai cessé d’y céder sans en oublier ce que j’en avais appris. En ce temps-là, les classiques d’Extrême-Orient étaient devenus nos maîtres dans cette voie, quoi que pour ce qui est des références culturelles, ce n’était qu’avec nous, auteurs occidentaux, qu’elles n’étaient pas communes.
Se plonger dans une littérature dont on ignore tout des soubassements culturels est toujours une expérience exaltante. Vous en retirez alors comme la quintessence, comme si l’ignorance s’en faisait le filtre, l’alambic. C’est comme pour les lectures de jeunesse. Quand vous êtes trop jeune, vous comprenez souvent mal, vous manquez pour cela de connaissances, mais vous n’en percevez que mieux, plus qu’il n’est réellement écrit, et qui brille longtemps dans votre mémoire. Pour le dire sottement, c’est comme lire de la science-fiction, mais en sachant que le monde étrange que l’on découvre est bien réel, réellement lié avec celui que l’on habite, et autrement plus chargé et fertile que le serait une fiction.
Bien sûr, je ne dis pas que nous devrions nous contenter de ces impressions insondables. Il serait vain de ne pas s’en délecter, de ne pas s’abandonner à d’étranges songeries, mais elles vireraient rapidement à l’exotisme si nous en restions là.
C’est comme les pois sauteurs du Mexique à propos desquels se querellèrent André Breton, Roger Caillois et Diego Rivera. Évidemment que vous devez les ouvrir, les couper en deux, Caillois avait raison, et comprendre ce qui les fait sauter. Mais il n’est pas interdit de s’en émerveiller avant, Breton n’avait pas tort non plus. J’assure, moi qui ai beaucoup appris des insectes qui hantent les productions agricoles, que vous n’aurez pas à le regretter, et que vous y trouverez encore bien d’autres matières à émerveillement.
J’attends Dominique. Hannah m’a laissé l’appartement. Elle a un rendez-vous en ville, et ne rentrera probablement pas ce soir. J’ai donc proposé à Dominique de déjeuner avec moi.
J’ai vu apparaître sa silhouette sur le chemin de pierres. Elle a une singulière prestance ; je l’avais déjà remarqué mais jamais de si loin, et sur un terrain accidenté. Elle marche comme une lionne, avec ses hautes baskets rouges, son châle noir jeté sur sa tête et les épaules, sa salopette que le vent moule à son corps, car il s’est levé depuis que des gouttes sont tombées, et sa large parka verte flotte autour d’elle.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle accepte de venir jusqu’ici. J’imaginais plutôt la contre-proposition de venir chez elle.
Malgré son esprit fantasque et son rire facile, il y a de la dureté chez Dominique, celle de solides résolutions et de principes forts. C’est aussi l’un de ses charmes. On sent, quand elle argumente, un souci de convaincre, qui pourrait aisément la faire glisser au dogmatisme, mais elle sait reconnaître un argument solide.
Ou plutôt non. Ce ne sont pas des arguments qui sauraient la convaincre ou la faire douter. Les arguments sont la pacotille de la pensée. Nul ne trouve de meilleurs arguments que celui qui cherche à vous tromper. Vous savez qu’on cherche à vous tromper, ça oui, même si vous ne trouvez rien à redire. La dureté de Dominique se manifeste alors plus vivace.
Ce ne sont pas davantage des faits qui convaincraient Dominique, toujours falsifiables. Non, mais elle sait bien discerner des évidences, et entendre les expériences que vous lui confiez. C’est pourquoi son souci de convaincre a du charme.
Le plus troublant est que ce que je dis là de Dominique est charnel ; est inscrit et lisible dans sa chair-même, comme si la finesse de la langue des matériaux était sans limite. S’il est un dieu, la matière bien sûr est sa langue.
La sauce est terriblement relevée. J’ai la bouche en feu. Ce n’est pas le poivre comme je le croyais d’abord, c’est le piment rouge torréfié. Dominique a mis aussi beaucoup de poivre, du poivre noir, et des graines de coriandre, de cumin, de moutarde jaune, des lentilles vertes, des feuilles de curry, de pavot, de la cannelle et de l’huile d’olive.
J’en aurais bien repris s’il ne devenait pas rapidement difficile d’en ingérer davantage tant les épices brûlent le palais. Le lait caillé avec lequel Dominique a servi son repas en apaise avec bonheur la flamme. Elle n’est pas comme Hannah et moi, qui n’aimons pas mêler les saveurs, et elle y réussit.
Quand nous avons vu, en début d’après-midi, que le vent chassait les derniers risques de pluie, Dominique m’a proposé de venir dîner chez elle. Le soir qui approche chaque jour un peu plus tôt ne lui donnait pas trop envie de rentrer seule.
« Sais-tu que des sites de rencontre par chat proposent un logiciel qui formule tout seul les réponses. » Dis-je quand nous avons fini le repas devant la fenêtre de sa cuisine d’où l’on voit se lever une lune encore pleine. « Allez ? » M’encourage-t-elle.
« C’est pratique : on répond plus vite, et l’on évite les niaiseries ou les gaffes. – Tu charries », fait Dominique en dévoilant ses dents sous son rouge à lèvres très foncé.
« Peut-être, mais on y viendra tout doucement quand même, tu verras. Regarde combien il est déjà dur de manger autre chose que des plats tout préparés. Cuisiner et partager un repas, c’est pourtant un peu comme échanger des paroles, non ? À propos, où as-tu trouvé toutes les épices dont tu nous as régalés ? »
Dominique a sorti une bouteille de vodka qu’elle nous sert dans de petits verres à pied tels que je n’en ai plus vu depuis le siècle dernier. « Il ne manque pas de petits débitants dans le quartier, qui vendent les produits de leurs pays d’origine, ou des denrées locales. Pour les faire disparaître, les grandes surfaces tentent de rester ouvertes toute la journée et toujours plus tard le soir, car l’on ne peut croire qu’elles y gagneraient plus de clientèle. »
« S’ils y parvenaient, on ne trouverait plus que des burgers, du ketchup et du coca », dis-je. « Fini les figatelli corses, la brousse du Rove, ou l’eau-de-vie du Garlaban. Et je ne te parle pas de la façon dont on y secoue les bouteilles de vin, ni de la température où elles sont gardées en rayons ? J’aimerais encore mieux boire une bonne piquette sur place. »
« On n’est plus chez soi », conclut Dominique.
Réchauffé par la vodka et les épices, j’ai eu envie de ressortir. Elle aussi. Le vent semblait être tombé.
Je l’ai qualifiée l’autre jour de gnostique. Tout le monde a entendu parler d’une gnose chrétienne, mais l’on connaît peut-être un peu moins une gnose islamique, ismaélienne notamment, et une gnose hébraïque. Elles se ressemblent de très près. D’ailleurs, quand on est dans la gnose, ces distinctions de détail ne comptent plus beaucoup. On pourrait croire aussi que la gnose chrétienne ait partie liée avec le Catholicisme, et les soubassements occultistes qu’il a souvent inspirés : ce serait une erreur, d’abord parce qu’elle lui est antérieure ; et surtout, parce que s’il est une gnose dans le Christianisme occidental, on la trouvera plutôt du côté de la Réforme, chez Jakob Böhme par exemple. L’Église romaine aime trop le spectacle et la fumée, celle de l’encens et des cierges, comme l’ancienne religion des Romains et ses mystères. La gnose est subtile mais pas fumeuse, tout au contraire, elle cherche la claire intuition. J’ai dit l’autre jour que Dominique était une gnostique matérialiste et athée, et la distinction n’est pas, là encore, aussi essentielle que l’on pourrait le croire.
Nous avons échangé quelques mots à ce propos en dégustant un ballon de vin de pays sur la grande place en face de l’église décorée comme une pâtisserie, regardant déambuler les noctambules dans la lumière des lampadaires et les ombres des grands arbres qui n’ont toujours pas perdu leurs feuilles. Le plus beau dans la nuit, était comme toujours le lent clignotement des feux tricolores. J’ai dormi chez Dominique. Il était bien trop tard pour rentrer.
Le monde se divise en deux camps : ceux qui souhaitent rester dans une communauté où tous sont semblables et pensent d’une même façon, notons qu’ils sont alors ce que nous appelons proprement des idiots ; et ceux qui souhaitent plutôt mettre toutes les manières d’être, tous les savoir…, dans une même gamelle, et la partager. Eux aiment se nommer universalistes, mais notons encore qu’ils n’en sont pas moins ce que nous appelons proprement des idiots.
Pourquoi ? Parce que si nous prenions toutes les cultures, toutes les mœurs, toutes les connaissances, tout ce que des esprits humains ont généré, et que nous le mêlions dans une grosse marmite, il en résulterait un brouet inconsistant autant qu’insipide ; un tissu de contradictions sans épaisseur. Le monde se divise alors entre deux camps d’idiots ?
Mais non, ces camps, plutôt, n’en font qu’un, et ceux qui se croient plus universels que les autres, sont eux aussi des bandes d’idiots. Le monde se divise comme il le fit toujours en deux camps : celui des idiots, au sens littéral, et des hommes cultivés, car être cultivé fut toujours participer d’au moins plus d’une culture.
« Si tu considères que le génie du monde occidental fut d’avoir su jouer sur les deux figures du christianisme moyen-oriental, et des classiques gréco-latins », avait répondu Dominique à mes réflexions de la dernière nuit, « je suis d’accord avec toi, mais n’oublie pas que nombreux furent ceux qui les versèrent dans une même grande casserole, comme tu dis, pour en faire un brouet. »
« Bien sûr », lui ai-je répondu, « plus on mélange, moins c’est bon. » Puis me ravisant : « N’y vois surtout pas une critique de ta cuisine, bien au contraire. »
En vérité, je l’ai trouvée excellente. Je ne l’aurais pas crue si digeste. Elle m’a mis en grande forme.
J’aime la vodka. J’aime plus encore le gin, fait avec des baies de genièvre, mais il est une boisson que j’aime encore davantage, claire et transparente elle aussi : l’eau.
L’eau qui coule du robinet est très bonne ici. Elle a un goût d’eau de source. Dominique, consciente certainement de ce qu’il y a de précieux à obtenir une eau si pure en tournant un simple robinet, la conserve au réfrigérateur dans de superbes bouteilles : cylindres de verre fermés par un large bouchon métallique du même diamètre.
Je ne me lasse jamais de boire de l’eau fraîche, de préférence dans des verres à vodka, en petites gorgées que je déguste voluptueusement.
L’eau provoque une forte addiction dont on doit se méfier. Heureusement, on peut en boire beaucoup avant qu’elle ne nuise à la santé, mais cela peut arriver, comme l’évoque René Descartes dans son Traité de l’Homme. Moi-même, j’en bois beaucoup. J’en bois trop. J’ai un tempérament qui me porte aux excès.
Je me suis réveillé seul dans l’appartement de Dominique quand le soleil se levait. Elle était partie pour un séminaire qui lui prendra la journée. Je commence à comprendre pourquoi elle n’a jamais changé son intérieur. Il était si beau avec les rayons de soleil qui plongeaient à travers les rideaux jusque dans les recoins des pièces, sur le rouge des tomettes, le noyer des meubles, et les infimes poussières qui flottaient dans l’air comme de minuscules cristaux.
Je n’avais pas encore remarqué son fabuleux désordre : des livres et des papiers partout, même dans la cuisine, des livres fermés, avec des quantités de petits bouts de papier qui dépassent des pages, des livres ouverts, des livres ouverts sur d’autres livres ouverts, Des feuilles emplies de son écriture fine, des feuilles dactylographiées corrigées au crayon et à l’encre rouge. Sur la table même de la cuisine, un verre plein de stylos et de porte-mine. Sa cage d’escalier, je l’ai trouvée somptueuse, étroite mais somptueuse avec son jour tamisé bien qu’éclatant qui tombait de la verrière.
En traversant la place où nous nous étions assis, des nuées de migrateurs passaient d’arbre en arbre dans un mouvement continu et bruyant. Ils n’étaient donc pas repartis.
© Jean-Pierre Depétris, septembre 2019
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