Carnet d’automne

Jean-Pierre Depetris, septembre 2019.

Du peu de vérité - Des prothèses de l’esprit - Des hallucinations linguistiques - Des chiffres et des nombres - Suite

Table des matières





Du peu de vérité

Qu’est-ce que la Gnose ? Qu’est-ce que ce mot veut dire ? Il veut dire connaissance. Il veut dire science. Dans l’Évangile de Marie, on le découvre malgré le peu de pages qu’il en reste. Marie de Magdala y reprend point par point la cosmologie de Ptolémée. Aussi peut-on se risquer à imaginer les passages disparus, mais on ne peut inférer aussi facilement ce qu’elle dit de nouveau et de proprement christique. On peut penser que ce ne soit pas très éloigné de ce qu’a écrit Ibn Arabi dans sa Chimie de la Grâce.

Évidemment, cette science est fausse, celle d’Aristote et de Ptolémée, nous le savons bien. Quel sens y a-t-il à s’emplir la tête de science fausse ? La question continue pourtant bien à se poser aujourd’hui. La science contemporaine est fausse elle aussi, nous le savons, du moins est-elle probablement fausse, car même de sa fausseté nous n’en sommes pas sûrs.

Nous cherchons toujours et il reste à trouver, et tout nous laisse penser que les réponses que nous trouverons ne viendront pas se caser dans les poches d’incertitude pour confirmer les théories. Ce que nous trouverons nous sera plutôt donné par des détails qui mettront tout sens dessus dessous, nous forçant à construire sur d’autres bases.

Anicet me répond que j’ai une grâce pour démontrer à peu près n’importe quoi. « Mais je ne démontre rien, Anicet, je montre. » Anicet sait aussi bien que moi que la physique contemporaine n’est pas consistante. Elle est auto-contradictoire, et la moindre des observations pourrait tout foutre en l’air, comme cela arriva si souvent. Il n’y a qu’à ouvrir un ouvrage scientifique qui n’ait même pas cent ans.

Il y aurait alors peu d’intérêt à perdre son temps avec des hypothèses provisoires présentées comme des vérités révélées, et il est peut-être légitime que nos contemporains soient si ignorants sur des questions pourtant élémentaires de physique. L’intérêt n’en est donc probablement pas là. « Je ne te le démontre pas, je te le montre. »

« Où est donc alors l’intérêt d’apprendre des sciences fausses, et en les sachant fausses ? »

« Les intérêts sont multiples et pourraient être considérés de nombreux points de vue. À moins que ce ne soit au fond le même intérêt : comprendre et savoir utiliser les techniques contemporaines, concevoir et percevoir le monde intuitivement, voilà pour les premières réponses qui me viennent à l’esprit. » Anicet ne me trouve toujours pas rigoureux.

« Bien sûr que si. Conçois ces systèmes comme des hypothèses de travail, et tu vois leur efficacité, non pas seulement comme moyens de conception, mais aussi de perception. Comment travaillerais-tu, toi personnellement, sans cette science, sans, par exemple, le paradigme d’électron. Ça ne veut pas dire pour autant que l’électron existe. Pour le moins, il interroge le concept d’existence, non ? Et ne me réponds surtout pas qu’il existe puisqu’on le mesure. Ce serait plutôt l’inverse.

« En somme », conclut Anicet, « tu me dis que ce sont des images, des métaphores. »

« Il ne faudrait quand même pas me prendre pour un ignorant. J’ai le bac, un bac lettre. Et sais-tu sur quoi j’en ai passé l’épreuve de philo ? Sur un sujet scientifique, la science des rêves. » J’avais présenté à l’oral le livre de Sigmund Freud de 1901, l’Interprétation des rêves.

J’explique à Anicet que dans cet ouvrage, Freud parle beaucoup de métaphore. Il compare par exemple la condensation à des daguerréotypes surimposés donnant une image composite, et il précise : « pour faire une métaphore ». Et moi je me demandais en le lisant : pourquoi une métaphore ? Cette même question à propos du freudisme, je la renvoie donc, mais sous une forme inversée, vers la physique des particules : pourquoi pas une métaphore ? Mais en fait rien n’est moins clair que le sens de ce mot.

À l’âge mûr, j’ai relu ce livre. Je le relisais précisément il y a une vingtaine d’années sur cette même plage, où je rencontre souvent Dominique que nous sommes justement en train d’attendre par cet après-midi d’automne chaud et ensoleillé comme une journée de printemps. Voilà qu’à un moment j’ai levé les yeux, et j’ai vu passer un train. Nous sommes pourtant loin de toute gare et de toute voie ferrée. J’ai levé les yeux et je me suis dit : « Tiens, un train. » C’est ce qui m’a stupéfié, et m’a fait regarder autour de moi. Un hélicoptère passait au-dessus de ma tête et ce que j’avais pris spontanément pour un train n’était que le toit des automobiles partiellement cachées par le parapet, qui avançaient à la queue-le-le, et qui m’avait fait identifier ce bruit à celui d’un train. L’image sonore et l’image visuelle s’étaient superposées, profitant de mon inattention, pour donner l’image composite d’un train qui longeait la plage.

« Où devrait-on y voir une métaphore ? Note que si tu ne connaissais pas le quartier et que tu voyais la scène en vidéo, tu verrais passer un train et n’aurais aucune raison d’en douter. Note aussi que nous devons bien malgré tout faire confiance à nos sens, mais sans oublier d’ajouter très vite “provisoirement”. »

Anicet admet comprendre tout ce que je dis, mais ne pas percevoir la suite logique de mon raisonnement. C’est évidemment parce qu’il n’y a pas de suite, car il n’y a pas de raisonnement. Je ne démontre pas, je montre. Maintenant, si l’on n’a rien de mieux à faire, on peut toujours tracer des inférences dans un sens ou dans l’autre.

« C’est ainsi que je procède. Je note d’abord des évidences, puis je trace éventuellement entre elles des inférences, car note que nous devons bien nous fier aussi à la raison, mais là encore en nous empressant d’ajouter “provisoirement”. »

Anicet est resté un moment songeur en regardant la mer, paraissant attentif au bruit des vagues. Nous étions sur la terrasse d’un restaurant au-dessus de la plage qui reste ouvert quasiment toute l’année.

Personnellement, je préfère le bruit des vagues sur les galets plutôt que sur le sable. On peut pourtant dans les deux cas, si l’on est attentif, se surprendre du bruit que fait l’eau en les remuant.

« Mais nous n’atteindrions alors jamais de certitude. » Dit enfin Anicet. « Bien sûr que si. Si nous n’accordions aucun crédit aux impressions des sens et aux inférences de la raison, ni ne les interprétions, nous n’aurions rien à corriger et n’avancerions pas. Et entends bien ici “corriger” dans le sens où le mouvement corrige le déséquilibre de la marche. – Nous nous rapprocherions peut-être ainsi de la certitude, mais sans espoir de ne jamais l’atteindre. – Bien sûr que si, car le plus souvent l’hallucination ou le raisonnement fallacieux sont bien les moyens par lesquels l’évidence commence par se manifester. »

« Tout ce que tu m’as dit là me fait mieux entrevoir ce que les surréalistes avaient trouvé dans l’interprétation des rêves ; et je te comprends mieux quand tu dis que le Surréalisme est un empirisme, et que sa critique de la rationalité se situe moins du point de vue de l’irrationnel que de l’expérience, et même du pragmatisme », me dit Anicet après un autre long silence pendant lequel j’ai tout loisir d’écouter avec attention le bruit du sable roulé par les vagues.

Mais Anicet ne perçoit plus maintenant le rapport avec la Gnose. Pour dire vrai, moi non plus. Peut-être n’y en a-t-il pas.

Ce ne sont que des étiquettes. Peut-être suffit-il de soulever les étiquettes pour voir le rapport.

Dominique nous a rejoints en passant par la plage. Elle a descendu les escaliers un peu plus loin pour marcher dans le sable, longeant les vagues au plus près. Le sable s’accommode bien à sa silhouette et son large foulard, et à son pas de lionne, souple et stable.

La coiffure de Dominique n’est pas proprement rasta. Elle se fait une large tresse gonflée par ses cheveux légèrement crépus. C’est le bandeau noir avec lequel elle ceint son front qui lui en donne l’air. Elle le laisse visible sous son voile qu’elle porte très en arrière, quand elle ne le rabat pas complètement sur ses épaules.






Des prothèses de l’esprit

Je me suis levé tard. J’ai mis mon système à niveau cette nuit. Il y a longtemps que j’aurais dû le faire, mais cette opération me rend toujours un peu nerveux. Je viens d’installer la dernière version de maintenance à long terme du printemps 2018. Il est toujours bon de garder un peu de retard dans les mises à jour, et de laisser aux développeurs le temps de parfaire la compatibilité de tous les programmes et des divers modules. On a alors une version bien stable et bien testée.

J’ai passé une part de la nuit à vérifier que c’était bien le cas. Tout s’est déroulé sans anicroche en même pas trois heures. En découvrant la nouvelle version d’un système, on ne résiste pourtant jamais à tout explorer et à tout tester sans attendre le lendemain.

J’ouvre généralement la fenêtre du terminal pour voir le détail des opérations qui s’accomplissent pendant l’installation. Je sais que le processus est entièrement automatique, que je n’aurai pas la main jusqu’au redémarrage du système, si ce n’est pour cocher quelques boîtes de dialogue, et que je ne fais ainsi que ralentir la machine, gaspillant d’infimes mais précieuses ressources.

Je ne comprends à peu près rien au code qui défile sous mes yeux, souvent trop vite pour que je puisse seulement le déchiffrer. J’en éprouve pourtant un émerveillement toujours renouvelé.

Cet émerveillement est aux antipodes de toute impression de mystère. J’ai codé assez fréquemment pour savoir que le code est une chose simple. Je le sais d’autant mieux que je n’ai jamais écrit plus que de petits scripts bien élémentaires. Il n’y a rien de mystérieux dans tout cela, ni dans la formidable accumulation de code qui permet de réinstaller un système et tous ses programmes en moins de trois heures sans coup férir.

Le plus fascinant est d’imaginer la quantité de gens qui ont écrit et mis bout à bout cette quantité de lignes de code, de code qui lance l’exécution d’autres lignes de codes, qui entrecroisent les commandes, utilise des langages différents ; et d’imaginer que ces gens ne se connaissent pas, ne sont pas coordonnés, et moins encore dirigés par quelque autorité. Le code seul suffit, avec ses règles de syntaxe élémentaires et la logique la plus basique, à construire ensemble un ouvrage si considérable. Pas même un intérêt commun ne les unit. Il n’est qu’à lire la diversité des avis et des critiques qui s’expriment souvent vivement de par le monde sur les divers forums de développeurs.

Il en devient cocasse d’entendre tant de justifications éthiques de la programmation libre, alors qu’elle est un impératif technique. Ça ne pourrait pas fonctionner autrement. Ses modalités de production sont techniquement inadaptées à la propriété et à la hiérarchie.

Même si la part la plus spectaculaire et la plus consommatrice en ressources de ses usages obéit des motivations policières et commerciales, la programmation a besoin de s’exercer sans les brides de la propriété et de la hiérarchie. On le voit intuitivement sur un terminal, dans ces torrents de lignes de code, dont aucune ne saurait dépasser l’entendement d’une l’intelligence des plus moyennes, mais dont l’ensemble est inaccessible à toute autorité de coordination.

Aussi est-il cocasse encore, malgré un usage généralisé des divers objets informatiques, que personne ou presque ne soit capable d’imaginer des formes d’organisation moins autoritaires que la démocratie, mais l’inverse. Et cela est visible, visible de ses propres yeux, dans le défilement rapide des lignes de commande sur la fenêtre d’un terminal, comme les nuées de migrateurs qui volent d’arbre en arbre dans un mouvement incessant. Les contraintes de la démocratie seraient trop pesantes sur l’autosuffisance des règles des langages comme sur celle des lois de la logique et de la mathématique ; de telles choses sont vives comme du vent.

Le plus merveilleux est encore que ça marche, mais que ça ne marche en réalité pas si bien. Il y a toujours de plus ou moins légers bogues. Les erreurs de codage provoquent toujours quelques dysfonctionnements, parfois si légers que personne ou presque ne les remarque, ne les signale ni ne les corrige. Dans bien d’autres activités, de tels grains de sable bloqueraient tout ; dans l’informatique c’est le contraire, plutôt que corrompre leur environnement, c’est ce dernier le plus souvent qui endigue la contagion avec une étonnante consistance. Les règles des langages sont souples, du moins jusqu’à un certain point. Non seulement elles fonctionnent avec des erreurs, mais les erreurs elles-mêmes fonctionnent aussi parfois, pourrait-on dire : le bogue devenant fonctionnalité.

C’est ce qui me rend toujours nerveux quand j’installe une mise à niveau, ces milliers de paquets téléchargés à plus de mille kilobits secondes, et qui s’installent pour ainsi dire seuls, sans du moins que nulle intelligence humaine ne puisse plus intervenir jusqu’au redémarrage, ni sans que le moindre grain de sable vienne tout compromettre. Je ne peux m’empêcher d’être anxieux, et j’en demeure pourtant toujours aussi émerveillé, comme un chat regardant passer les migrateurs.

Il fait doux, comme si le printemps revenait déjà, mais les jours sont si courts ! Dans moins d’une dizaine, le soleil va commencer à se coucher quelques secondes plus tard. Il va pourtant continuer à se lever toujours plus tard pendant une bonne dizaine de jours encore, puis le temps d’ensoleillement va s’allonger par les deux bouts de plus en plus vite.

L’homonymie en français entre le jour qui désigne la lumière et le jour qui désigne la durée est agaçante. Elle m’a contraint à remanier mon précédent paragraphe. Je n’en connais pas l’équivalent en d’autres langues. Le rapport entre la notion de durée, celle des jours, et la notion d’ensoleillement, celle du jour, n’est pas élémentaire au point qu’un même mot suffise.

Je songe en disant cela qu’il est un autre rapport entre lumière et durée : celui de la vitesse de la lumière, qui est une constante, et un seuil au-delà duquel nulle vitesse ne peut aller. Voilà qui est pour le moins paradoxal. On apprend à l’école primaire que lorsque deux objets se déplacent dans la même direction, on soustrait les vitesses ; quand ils s’éloignent l’un de l’autre, on les additionne.

On ne nous l’apprendrait pas, on le devinerait seul. Pourtant, si un faisceau de lumière va dans la même direction qu’un objet en mouvement, on n’additionne ni ne soustrait rien. La lumière se déplace dans un sens ou dans l’autre à la même vitesse, c’est une constante. C’est pourquoi Albert Einstein avait d’abord appelé « théorie des constantes » ce qu’il nomma finalement « théorie de la relativité ». La relativité doit bien être relative à des constantes, non ?

Un nouveau système contient toujours des fonctionnalités qu’il n’est pas facile d’évaluer dans une première approche. Les habitudes en sont parfois perturbées, et un temps est nécessaire pour y trouver de réelles améliorations. Le système que je viens d’installer contient une nouveauté qui m’a immédiatement séduit : le mode nuit. Le mode nuit baisse la luminosité de l’écran avec une belle teinte ocre-rouge de crépuscule. Cet éclairage repose sensiblement les yeux.

La photographie qui me sert de fond d’écran y prend un air de fin du jour, la fin d’un jour semblable à aujourd’hui, avancé dans l’automne, avec un ciel bleu légèrement voilé, un soleil doux. On ne voit pas le soleil sur la photo, on voit seulement qu’il n’est pas encore couché, se perdant déjà dans une brume lointaine qu’on ne voit pas non plus, mais chauffant encore et restant lumineux. C’est un jour pré-crépusculaire. (Voilà que l’homonymie du mot me gêne encore.)

J’ai longuement parlé avec Dominique de sa thèse sur Ibn Sinan. Ne pas confondre avec Ibn Sina, connu en Occident sous le nom d’Avicenne. Ibrahim Ibn Sinan est un philosophe des mathématiques du dixième siècle, né et mort à Bagdad.

J’avais déjà parcouru son œuvre maîtresse, sur l’analyse et la synthèse. Je l’avais d’ailleurs plus déchiffrée que lue, dans le texte arabe, avec des chiffres indiens et tout le système d’écriture des mathématiques particulier du Moyen-Orient médiéval. C’est une expérience forte qu’aborder les mathématiques avec un système de notation tout différent.

Tout est différent, même la façon de poser les multiplications. (La manière contemporaine est astucieuse, mais peut-être moins intuitive). Tout revient au même bien sûr, et l’on retrouve vite ses marques, mais ce n’en est pas moins un exercice salubre qui nettoie l’esprit de ses automatismes, et lui fait tout redécouvrir avec des yeux neufs.






Des hallucinations linguistiques

Le petit jour était d’une clarté irréelle. Je me suis arrêté d’attacher les volets pour regarder mieux, craignant d’être encore mal émergé de mes rêves. La netteté cristalline de la lumière, les nuages effilés à contre-jour sur l’horizon, étaient bien irréels.

Il n’est pas que les crépuscules, les aubes aussi sont toutes singulières. Je suis resté quelques instants à scruter le jour naissant, puis je suis rentré, stupéfait d’être là, quand le froid commençait à me pénétrer.

Dominique a une conception très personnelle des mathématiques. Je ne savais pas qu’elle était autant attachée à ces questions. Depuis que j’ai su qu’elle avait rédigé une thèse sur Ibn Sinan, je me doutais bien qu’elle ne les ignorait pas, mais pas qu’elle s’en préoccupât à ce point.

Dominique a fait un parcours pas si rare chez les gens de notre génération qui s’étaient fortement impliqués dans les mouvances révolutionnaires d’après 1968. Ceux qui n’étaient pas rentrés dans le rang des partis et des syndicats, ont cherché une voie plus radicale en remontant, littéralement, aux racines. Ces racines avaient deux principales ramifications : d’un côté, un existentialisme post Heideggerien, post sartrien, demeurant, dans le meilleur des cas, fumeux, au mieux poétique, trop fumeusement poétique, alors que la poésie demanderait, au contraire, la plus cristalline clarté ; de l’autre, la pragmatique, le positivisme logique, et leurs liens avec la philosophie des sciences et des mathématiques. Ce fut la voie que Dominique trouva royale à sa radicalité.

Rien n’exige ni ne cultive une posture d’esprit plus radicale que les mathématiques. Les nombres sont comme des enzymes (je ne sais plus quel mathématicien a déjà dit cela), auxquelles rien ne résiste, sinon les certitudes tangibles, qu’ils mettent au jour et où ils prennent leur rigueur.

Personnellement, je trouve que l’usage courant des mathématiques fait trop systématiquement appel à ses langages spécifiques. Je pense au contraire qu’on n’a jamais tort, autant qu’il est possible, de revenir à la langue naturelle, à la parole, dans la démonstration mathématique. Je suis convaincu par ailleurs que le calcul ni le raisonnement ne peuvent faire l’impasse sur la parole. L’intelligible s’entend, je veux dire s’entend avec les oreilles.

Dominique va plus loin. Elle trouve le langage mathématique obsolète. Dominique pense que le langage des mathématiques devrait être totalement reconstruit. Nous devrions, selon elle, en finir d’abord avec le système décimal. L’informatique y a déjà renoncé. Il est impropre à manipuler des grands nombres, sans être davantage intuitif pour les plus petits.

Dominique est revenue me voir chez Hannah, qui ne doit pas rentrer avant demain, et cette fois elle est restée dormir. Non, je n’ai pas eu envie de la raccompagner. Je sais que la maison d’Hannah est moins confortable que la sienne, mais avec cet automne qui prend des airs de printemps, avec juste assez d’humidité pour protéger du froid à l’aube, et assez de soleil pour en profiter en début d’après-midi, elle ne risque pas une fluxion de poitrine.

Et puis l’air est sain ici. Le vent vient directement du large ces jours-ci. Il sent fort la mer, et peu les émanations méphitiques de la ville, comme dans son quartier. Voilà ce qui rend les bronches fragiles et sensibles au froid. Ici, on est bien, avec seulement les vagues, les vents et les cailloux. Alors Dominique est restée et nous avons dîné ensemble.

J’avais justement attrapé deux belles dorades, enfin pas si grosse, mais bien suffisantes pour deux. « Tu mets de l’ail avec des dorades ? » S’est étonnée Dominique.

« Je mets de l’ail à peu près dans tout, et notamment où j’ai envie. Tu mets bien des poivrons grillés et du poivre dans ta cuisine », lui ai-je répondu. « En Espagne on en met aussi dans le poulet, et c’est très bon. »

J’ai acheté une combinaison de plongée d’occasion. L’eau est quand même bien froide maintenant.

Les langages, rien n’est plus important. Je n’hésiterais pas à parler d’un sixième sens à leur propos. Oui, un sens, qui comme les autres, produit des données des sens, et même des hallucinations des sens, celui-ci plus encore que les autres. Les hallucinations linguistiques, il y aurait tout un travail à accomplir sur la question.

On n’imagine pas combien les hallucinations linguistiques sont fréquentes. Tiens, la dernière ne date pas plus que de ce matin. J’ai regardé l’horloge numérique de mon boîtier internet, et j’ai lu : 10 - 40. Dix heures quarante, j’avais bien le temps avant que Dominique n’arrive. Pour en être bien sûr, j’ai consulté ma montre en arrivant dans la cuisine, ma montre de plongée à aiguilles : déjà onze heures moins vingt ! me suis-je mentalement exclamé, avant de comprendre qu’il ne s’était pas passé une minute et que l’heure était la même.

Voilà le genre d’hallucinations linguistiques auxquelles nous nous laissons aisément tromper, moi du moins. Une simple façon de dire est susceptible de modifier profondément nos impressions. Dans le cas présent, nous nous détrompons aussi vite et aussi facilement que nous nous y étions laissés prendre, mais il en est d’autres plus insidieux. Les langages des mathématiques, et ceux des logiques formelles, sont susceptibles de se faire aussi hallucinatoires que les autres. L’exemple que j’ai donné, la notation des heures est d’ailleurs aux marges des mathématiques.

Entre le dix-neuvième et le vingtième siècle, on vit des efforts méritoires pour forger de nouveaux langages des mathématiques et des logiques formelles qui échappassent aux hallucinations. Il en résulta seulement les langages de la programmation, ce qui est très intéressant, et admirable sans doute, mais fort éloigné du but.

Le détail que Dominique avait négligé est que l’hallucination n’a pas forcément des effets néfastes, au contraire. Elle est le plus souvent plutôt heuristique, comme j’avais tenté de le montrer à Anicet. Dominique a été troublée par ce point de vue auquel elle n’avait pas pensé.

Il arrive souvent que nous soyons sauvés par ce que nous ne pouvons nommer autrement que des hallucinations, peut-être encore des oracles. Je ne pense ici qu’à de petits saluts, des miracles quotidiens, qui nous sauvent une journée de travail ou un plat cuisiné, mais il arrive aussi que la vie même soit en jeu.

Sans seulement chercher à comprendre, on le reçoit comme un présent, pour lequel on ressent un besoin de rendre grâce. Rendre grâce à qui ? C’est là que n’est pas proprement la question. Dieu, les saints, les dieux, les anges, le grand esprit de la montagne… Qu’importe le destinataire, seule vaut la reconnaissance. À mon sens, le plus beau témoignage de reconnaissance consiste à se donner la peine de chercher à comprendre. Je veux dire identifier mieux la source de la grâce, la rejoindre disons.

Le corps de Dominique est fin et fragile comme celui d’une gazelle. Je ne sais ce qui dégage en elle cette impression d’une robustesse de lionne. Peut-être un certain flegme, quoique rieur, et nonchalant toutefois, nonchalant quoique vif, rapide. Je ne sais.

Aujourd’hui Dominique s’est fait plusieurs tresses, plutôt qu’une seule, épaisse, partant de l’arrière du crâne. Moi, je n’aurais jamais sa patience.

Sous ses lunettes de soleil, Dominique s’est maquillé les yeux de bleu, les paupières ; et ses sourcils, en blanc sur sa peau sombre. C’est très beau. En vérité, je ne manque pas d’être troublé à converser de mathématiques devant un tel regard. Je trouve cependant le choix des tons particulièrement adapté.

Se pourrait-il qu’elle se soit dit : « Nous allons probablement échanger des remarques critiques sur la mathématique. Jean-Pierre semble s’intéresser à mon travail. Quel maquillage conviendrait le mieux ? » Non, je la crois trop spontanée. Ça tombe juste, c’est tout.






Des chiffres et des nombres

Dominique développe une conception particulière des nombres, m’explique Anicet. Il connaît Dominique depuis plus longtemps que moi, ils ont déjà échangé assidûment sur cette question et même avec le groupe plus large qui participe et correspond par-delà les mers et les montagnes.

Plutôt que reprendre la conception algébrique communément acceptée qui considère les nombres comme des ensembles d’unités, m’explique Anicet, Dominique y voit au contraire des divisions de l’unité.

« Qu’est-ce qui détermine cette division ? » Me suis-je risqué. « Je veux dire, qu’est-ce qui fait que l’unité sera divisée en deux, en trois ou en n ?

– Toi bien sûr. Tu feras du moins ton choix de sorte que le dénominateur corresponde au mieux aux objets que tu mesures. Par exemple, il n’y aurait pas beaucoup de sens à diviser en centimètres les feuilles A4 de tes cahiers, mais bien davantage en pouces, qui feront tomber juste tous tes pliages. C’est pourquoi tous les métiers de l’imprimerie ont majoritairement gardé le pouce comme unité de mesure. »

Je fais observer à Anicet qu’il parle là de ce que nous appelons le plus communément des bases : base décimale, base duodécimale, base hexadécimale, binaire… Dominique n’est pas près d’obtenir la médaille Fields avec ça.

« Tu as raison », me confirme Anicet, « nous parlons bien de bases. Note alors que tu n’aurais pas de nombre si tu n’avais pas de base, si ton nombre n’était pas décimal, hexadécimal ou binaire, car c’est l’essence même du numérique. Dominique a raison : avant d’ajouter ou de soustraire des unités, ou de te livrer à toute autre opération arithmétique ou algébrique, tu dois d’abord avoir divisé une unité première dont tes unités sont les fractions. »

« Ceci te semble un sophisme ? » Répond Anicet à mon regard. « Est-ce encore un sophisme si tu comprends qu’il en découle pour le moins que tu ne peux obtenir de valeurs quantitatives sans avoir déjà appréhendé une unité qualitative, soit un concept ou un paradigme ? »

« Reconnais », ajoute-t-il, « que nous ne sommes plus alors sous le registre des fondements de l’arithmétique de Gottlob Frege.

– Frege ne s’occupait que des seuls fondements de l’arithmétique.

– Mais c’est bien de quoi nous parlons. »

« Il s’agit bien d’un retournement essentiel », insiste Anicet. « Ernest Rutherfor disait que le qualitatif est du quantitatif pauvre. Nous devrions plutôt dire, à la suite de René Thom, que le quantitatif est du qualitatif pauvre. »

Personnellement, je n’aime pas ces formules à l’emporte-pièce. Mon esprit est bien trop paresseux et brouillon pour que je ne sache pas pourquoi je préfère jongler avec du qualitatif, plutôt que me fatiguer à mesurer et compter avec la plus haute précision, et je sais ce qu’il m’en coûte. Heureusement que d’autres le font à ma place, desquels je peux toujours regarder par-dessus l’épaule. Ceci dit, je sais bien que l’esprit de Thom n’était ni paresseux ni brouillon, bien sûr.

Comment voulez-vous avoir un paradigme de poids sans connaître la pesée et donc sans unité avec lesquelles mesurer ? Comment avoir des kilos et des grammes sans avoir déjà la balance, au moins le principe du levier ? C’est la question de la poule et de l’œuf reportée sur le qualitatif et le quantitatif. Pauvres ou non, c’est en passant perpétuellement de l’un à l’autre qu’ils s’enrichissent. Sans que je me souvienne y avoir lu cette idée énoncée textuellement, c’est ce que je retiens de ma lecture d’Ibn Sinan.

L’air est chargé d’une odeur enivrante de jardin humide tandis que nous parlons. Il a plu légèrement cette nuit, suffisamment pour que la terre décharge toutes ses fragrances.

Un ami de Dominique m’a confié sa maison pendant qu’il est en déplacement. Il a eu raison, car sa demeure tient plutôt du cabanon. L’eau s’insinue pendant les fortes pluies, et peut causer des dégâts si l’on ne l’éponge pas sans délai, et un simple coup de coude suffirait à fracturer la porte ou une fenêtre.

Elle est à flanc de colline, au bout d’une longue et tortueuse ruelle interrompue de quelques escaliers. Comme celles avoisinantes, elle est cernée d’un petit jardin que je suis aussi chargé d’entretenir. Je n’aurai pas à l’arroser aujourd’hui.

Malgré son aspect sauvage, le lieu n’est pas si isolé. Je ne suis pas loin du centre. Il me suffit de descendre la longue ruelle pour me trouver sur une vaste place où passent de nombreux bus qui me conduisent à proximité de chez Dominique et à deux pas du métro. En débouchant de la ruelle, je trouve tout de suite sur ma droite une grande surface ; en face, une poste, et à gauche, sur une avenue ombragée de platanes, un bar comme on n’en trouve plus beaucoup, avec une large terrasse sur l’allée, et à l’intérieur, après la salle, une autre grande terrasse en bois qui surplombe une modeste rivière aux eaux boueuses, mais qui chantent d’une bien belle façon, en chœur avec les oiseaux qui y peuplent une végétation dense.

C’est là que j’ai proposé à Anicet de me rejoindre ce matin, avant que nous ne montions ensemble déjeuner au bout de l’abrupte ruelle. Je craignais qu’il ne l’eût jamais trouvée si je ne lui avais pas donné rendez-vous près de l’arrêt du bus.

« C’est chouette ce coin », a-t-il jugé en arrivant, se penchant à la fenêtre en s’essuyant le front. « On ne se douterait pas qu’il en puisse exister. » J’ai remarqué en effet, quelque temps qu’il fasse et quelque façon dont on s’habille, on arrive toujours en sueur. « Tu es en pleine garrigue ici », a remarqué Anicet, « tu dois aimer t’y promener dans les cailloutis. »

J’y cueille des herbes. Il y a beaucoup de thym, de sauge, de sarriette…, du fenouil aussi, et de la lavande. J’en ramasse pour Hannah et pour Dominique. J’ai proposé à Anicet d’en prendre s’il en voulait.

Olivier, celui qui m’a confié sa demeure, cultive un potager bien garni, suffisant pour une ou deux personnes. Il fait des conserves et des confitures pour la saison froide.

Dominique est déjà venue depuis que je me suis installé. Nous avons passé une journée entière dans la garrigue. Nous avons grimpé la côte sur quelques centaines de mètres au-dessus de la maison, avant de redescendre dans un vallon où une pinède a miraculeusement échappé aux incendies estivaux. Puis nous avons encore grimpé, jusqu’à ce que les rochers rendent la progression impossible sans équipement. Elle paraissait se sentir merveilleusement bien, et je la voyais merveilleusement belle dans ce décor peu hospitalier pourtant, aux roches coupantes et aux épines agressives, et par cela justement, sensuel.

Depuis, je rêve toutes les nuits de Dominique. Je la vois m’attendre sur le balcon de ciment peint en vert pâle, marcher sur les sentiers qui traversent les cailloutis ou les pinèdes, grimper sur les rochers, cueillir précautionneusement une figue de barbarie, ou m’attendre encore dans les escaliers de pierre, étroits et cernés de branchages qui débordent des murs bas, droite et souple comme un fin roseau.

Dans mon esprit, s’est créé un étrange lien entre elle et ce lieu. J’ai rêvé aussi d’elle dans son quartier, mais toujours de nuit, ou à la tombée du jour. Les immeubles y étant devenus plus petits, plus vétustes, les rues plus étroites et tortueuses ; des rues de villages avec des murs de pierre, faiblement éclairées de lueurs orange, les rendant étranges et belles.

Je rêve beaucoup de Dominique ces jours-ci. Elle est en train de me charmer. Puis quand je me réveille, je mesure toujours combien il est pitoyable de noter les chiffres hexadécimaux avec des chiffres arabes et le renfort de quelques lettres latines. C’est une grotesque régression depuis que Leonardo Fibonacci a introduit le zéro et les chiffres arabes en Europe. C’est comme s’il avait voulu utiliser le système décimal avec des chiffres romains.




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© Jean-Pierre Depétris, septembre 2019

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/automne/




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