Dans les Vallées

Jean-Pierre Depetris, mai 2015.

Autour de la vallée du Djirac - À Yatkoussour - Chez Méhmêt - Suite...

Table des matières





Cahier onze - Autour de la vallée du Djirac

À la forge de Tourba

La camionnette fonctionne correctement d’après mes premiers essais. Elle souffre simplement des conditions climatiques et de l’altitude. L’essence ne peut pas se comporter de la même façon selon qu’un moteur tourne dans une basse vallée ou pour passer un col, dans une aube glacée ou dans un cirque aride en plein soleil de juillet. Elle connaissait probablement les mêmes problèmes avant que je ne la répare, mais l’état de la boîte de vitesse devait décourager de rouler très loin ou dans des conditions extrêmes.

La seule solution serait de bricoler un dispositif électronique qui règle le carburateur en fonction des conditions climatiques et des changements de pression dus à l’altitude. Si c’était vraiment nécessaire, j’imagine que Ramzo en serait capable, mais cela supposerait quelques frais en capteurs et en circuits imprimés, et surtout un gros travail, qui me paraissent déraisonnables. La meilleure alternative serait de régler la carburation pour des conditions médianes, et apprendre à appuyer sur les pédales avec plus de souplesse.

– Ta nouvelle, les Langues à attracteurs logiques du Devron, va très loin, aussi loin du moins, et même davantage que l’aurait pu un essai articulé, me dit Ramzo en me faisant passer la clé.

– Tu lis le français maintenant ? Pas la clé à molette, la clé à griffe.

– Il ne manque pas de programmes de traduction automatique, et de meilleurs que Google, répond-il en me tendant la bonne.

– Je n’ose imaginer ce que tu as pu lire.

– C’est bien suffisant pour comprendre l’essentiel. Tu as trouvé le moyen qui m’avait échappé pour faire de mes propres notes un ensemble consistant.

– C’est la ressource de la fiction. On n’a plus à s’encombrer du « vrai » et du « faux » pour se consacrer aux « si » et aux « alors ». Plus haut, la lampe.

– C’est exact, et j’aurais pu y songer moi-même, connaissant tant de philosophes et de savants arabo-persans qui en avaient fait un usage systématique, et poussaient à travers le conte, la pensée plus loin que ne le permet le traité.

– Je ne te cacherai pas que ce sont eux précisément qui m’ont inspiré l’idée d’une telle ressource. Tu peux mettre le contact. Leurs contes sont, hélas, trop souvent publiés sans relation avec leurs contextes philosophique et scientifique, et ne permettent pas d’en discerner aisément la profondeur et la rigueur.

– N’est-ce pas un peu ce que font aujourd’hui les auteurs de science-fiction ?

– Pas exactement, car l’auteur d’essais et celui de romans sont généralement distincts. On est sous le règne de la séparation des tâches, ce qui se révèle préjudiciable à chacun. On serait bien en peine de trouver une seule intuition apparue dans un roman de science-fiction qui ait eu quelque apport dans un travail de recherche. Personne ne serait d’ailleurs disposé à la chercher. Accélère encore !

– Tu as raison, le champ de l’imagination débridée est aujourd’hui passé plutôt du côté de la formalisation mathématique.

– Que veux-tu dire ?

– Que te faut-il de plus que la Théorie du big-bang ou des trous de vers ? Des constructions mathématiques sans aucune corrélation avec des expériences ou des observations.

– Personne n’en fait mystère. N’appuie plus sur la pédale !

– C’est encore heureux, mais on s’habitue à considérer les mathématiques comme les lois ultimes de la réalité. C’est bien ainsi par ailleurs que les savants chiites les voyaient : les lois que le Créateur avait données à sa création ; mais ils devaient bien alors se préoccuper du Créateur, et donc de sa créature, pour ne pas réduire cette conception à une pirouette intellectuelle. Sans Lui, de qui ou de quoi les mathématiques seraient-elles les lois ?

– Oui, j’ai bien remarqué que se développe une sorte de métaphysique implicite qui fait des lois des mathématiques une sorte de réalité ultime. J’ai fait cette observation l’an dernier en cherchant sur Wikipédia la définition exacte du paradigme de « travail ». Accélère doucement. C’est pourtant une définition très simple qui peut s’énoncer en une phrase, mais je suis plutôt tombé sur des formules complexes qui, à vrai dire, n’expliquaient rien.

– J’ai lu le papier d’un mathématicien, pourtant au-dessus de tout soupçon, qui affirmait dans une revue que les attracteurs sont des réalités purement mathématiques. Sans nous arrêter au contexte qui aurait pu éclairer la formule, que signifie une réalité mathématique ? Un « quoi » qui se définirait par un « combien » ?

– Tu peux couper le contact.

– Vois le postulat d’Euclide : depuis l’antiquité, on sait qu’on ne peut pas démontrer qu’il ne passe qu’une parallèle par un point pris hors d’une droite, mais personne n’a su pendant des siècles s’aventurer par la porte laissée ainsi ouverte, du moins tant qu’on n’a pas eu à projeter avec précision la surface sphérique de la terre sur des cartes de papier. Quantité de théories non euclidiennes ont alors été développées en moins d’un siècle. Je n’ai jamais vu de découverte mathématique qui ne se soit d’abord enracinée sur la résolution de problèmes concrets, aussi peu théoriques qu’ils puissent d’abord paraître.

– Tu n’as rien à faire cet après-midi du côté du col, qu’on aille l’essayer ?

– On pourrait prendre des photos…

– Prends aussi la scie, on ramènera du bois mort.

– Et les cannes à pêche.

Le 21 juillet

La route de terre qui conduit au col a un passage vertigineux. Surmontée de la haute paroi verticale des Carac-al-Itoun, elle est creusée dans une immense coulée de sédiments et de roches formant un cirque en plein adret, complètement pelé et plongeant presque à-pic dans la vallée ; du moins, rien n’en arrête la vue. Nous distinguons à peine, comme un fil d’argent, le cours du Djirac en bas.

Je remets mon sort à la conduite de Ramzo, en me disant que si je ne l’ai jamais vu sortir de la route quand elle n’était bordée que d’un modeste fossé, il n’y a aucune raison qu’il en sorte quand elle longe un abîme. N’en déplaise aux mânes de Descartes qui prétendait que même un philosophe aurait peur s’il était enfermé dans une cage de fer solidement fixée entre deux clochers, cette idée me rassure.

Elle me conforte tellement que je peux me plonger dans la contemplation du paysage. Descartes était loin d’imaginer qu’un jour des sots comme des philosophes pourraient même prendre l’avion.

J’espère seulement que la camionnette ne calera pas à un tel endroit, et ne m’obligera pas à descendre et ouvrir le capot sur des jambes de coton. Car je sais que la confiance en la mécanique ne me protégerait plus alors du vertige.

Au col

Nous avons emporté la scie, mais nous ne nous en sommes pas servi. On trouve un petit lac sous le col ; nous y avons monté nos lignes pour ramener une demi-douzaine d’ombles. J’aimerais comprendre comment ces poissons parviennent à remonter le torrent jusqu’ici. Ils doivent accomplir des bonds incroyables pour passer certaines cascades. La réalité est toujours incroyable, c’est ce qui la distingue de la fiction, qui se contente la plupart du temps d’être vraisemblable.

La réalité est tout au plus explicable rétroactivement : un levier démultiplie une force en jouant sur les distances de part et d’autre du point d’appui parce que… mais si personne n’avait d’abord utilisé un levier, on n’aurait jamais pu faire de telles déductions par les seules inférences logiques et mathématiques.

Dans ces montagnes, vivent des troupeaux d’ovins sauvages, des sortes de bouquetins aux cornes énormes et magnifiquement recourbées. J’en ai vus pour la première fois. Ils étaient très loin, évidemment. Ce sont des animaux difficiles à approcher suffisamment pour les avoir à portée de fusil ; aussi on les chasse en battue. J’ai encore utilisé le zoom de mon appareil photo comme une longue-vue.

Ramzo n’était pas très disposé à couper du bois. Au fond, il a raison, je suis bien trop obsédé par l’idée de ne rien laisser se perdre. Comme si brûler quelques litres d’essence devait se rentabiliser autant qu’il est possible, et qu’il ne suffirait pas de ramener quelques ombles et quelques photos de bouquetins.

Ce sont de ces choses que j’ai bien besoin d’apprendre des autres, ici. Cette obsession de la productivité finit toujours par conduire à la surconsommation de richesses et de force de travail, et donc à la surconsommation improductive. Autant ne pas s’engager dans cette voie.

On entend d’autant mieux que l’on comprend moins

Ramzo a tenu à m’entraîner à une lecture de poésie contemporaine à Yatkoussour. C’est une ville à une trentaine de kilomètres en remontant le cours de l’Ourkhan. Elle est bâtie comme Torgôrod sur une cluse fortifiée. Elle faisait partie de la même fédération que les historiens font remonter à la fin des Abassides. L’événement se tenait dans la vieille ville, à l’intérieur des remparts, dans une grande salle qui avait dû être un entrepôt, aux épais murs de pierre, et à l’acoustique remarquable.

La langue utilisée ici est une forme particulière du dari dont je ne comprends pas un mot. Je n’en ai pas moins été sensible aux sonorités, tout au contraire ; on entend d’autant mieux que l’on comprend moins.

Les poètes de la région me semblent particulièrement attentifs à tirer tout le parti des caractéristiques sonores de leur langue. Je craignais de m’ennuyer à écouter déclamer des poèmes que je ne comprenais pas, mais j’ai été plutôt envoûté par les subtiles modulations d’une poésie qui était alors pour moi toute sonore.

J’ai souvent pensé que le succès des chansons en anglais tenait beaucoup à ce qu’on n’en comprenait pas les paroles, du moins immédiatement. Les auteurs anglophones paraissent très attentifs aussi aux sonorités de ce qu’ils appellent justement leurs lyrics. Les francophones n’en font pas autant. Même les poètes sont plus soucieux d’adresser à l’entendement plutôt qu’à l’ouïe ce qu’ils appellent justement leurs paroles.

« La langue française joue peut-être sur un tout autre registre », me dit Ramzo qui l’entend d’autant mieux qu’il ne la comprend pas.

« Je le pense aussi » dit Rarib. « Il me semble qu’il y a une sorte de génie des lettres françaises, qui se sont dépouillées de toutes les ressources exploitées couramment dans les autres langues. Je ne comprends pas non plus un mot de français, mais j’ai entendu des lectures d’Aragon et de Proust qui m’ont impressionné par les effets obtenus avec une extrême retenue de moyens. »

Rarib est un homme de grande taille à la barbe toute blanche. Il est coiffé d’un énorme turban et vêtu d’une veste sans manche de peau retournée et d’un large pantalon de toile blanche, enfoncé dans ses bottes de cuir. Il est un poète renommé ici, et semble bien connaître Ramzo. C’est lui qui nous a invités à venir souper avec eux.

« Je suis d’accord », ajoute Mehmêt, qui, lui, traduit du français. « On trouve bien chez des poètes comme Mallarmé des “Aboli bibelot d’inanité sonore”, mais dont la signification est alors comme une remarque critique sur le procédé employé. La langue française, qui s’est même dépouillée d’accent tonique, tourne le dos aux effets sonores pour une sorte de langue nue, une austérité qui n’est pas sans rappeler celle des Japonais, mais sur un tout autre registre : là où la poésie japonaise est la plus parcimonieuse – le nombre de mots et de voyelles – le français, lui, est prolixe, mais dans une langue prosaïque qui feint le naturel et se dépouille, du moins en apparence, de tout artifice, mais non d’incises et d’apartés. »

Mehmêt est le plus jeune d’entre nous. Comme ses yeux, qui brillent d’une lueur hallucinée, sa barbe et ses cheveux, drus et taillés courts, sont d’un noir de jais. Nous avons échangé un peu en français, pendant que Ramzo et Rarif parlaient en dari.

Le waja

Le public était assis sur des tapis. Les poètes aussi lisaient assis. Dans toute l’Asie, même pour chanter on s’assoit, et pas sur une chaise, par terre sur un tapis. Je ne m’y suis jamais risqué, mais je craindrais de manquer de souffle dans une telle position. Ce n’est manifestement pas leur cas.

Rarib s’accompagnait d’un instrument que je n’avais jamais vu : une caisse de bois dont la surface supérieure est occupée par un clavier semblable à celui d’un piano ou d’un harmonium, sur lequel on joue de la main droite. La planche du dos est mobile et permet, de l’autre main, d’actionner un soufflet. C’est une sorte de parent de l’accordéon, qu’on pose devant soi plutôt qu’on ne pend autour de son cou.

Ils appellent cela un harmonium (pump organ), c’est du moins la traduction qu’ils m’ont donnée en anglais. Ils disent waja entre eux. C’est un instrument d’apparition relativement récente, fin du dix-huitième siècle, début du dix-neuvième aux Indes.






Cahier douze - À Yatkoussour

La même intensité que possèdent les rêves

J’ai pu voir les derniers montages de Mahmmud Al Haqif. Cet homme vous convaincrait que n’importe qui serait capable de faire du cinéma avec n’importe quoi, son téléphone portable… et pourtant, ce qu’il réalise est très fort. Je ne saurais expliquer pourquoi ça marche…

Je pourrais toujours dire qu’il n’essaie pas de reconstruire une réalité et de nous y faire croire. Il fait plus que cela, il en produit les traces.

Je comprends ce qu’il entendait en suggérant de voir le film comme par-dessus l’épaule du cadreur, et non du monteur. En somme, ses images nous disent que ces objets réels qu’elles nous montrent existent bien, pas maintenant, ici, dans leur image, mais ailleurs ; qu’ils ont été, sont encore et subsistent peut-être. Il est important d’en percevoir la réalité pour sentir que Mahmmud fait de ces objets un montage, plus que de leurs images.

Aussi, ses films ont la même intensité que possèdent les rêves, quand nous montons nous-mêmes les traces mnésiques de nos perceptions et de nos sensations.

Ils en possèdent aussi la profusion. La profusion est ce que possèdent à la fois le réel et le rêve, donnant au second précisément son caractère de réalité, malgré toutes les invraisemblances qu’il peut contenir. Pendant que nous rêvons, que nous montons notre propre rêve, il y a toujours, derrière une chose, autre chose, jamais en ouvrant une porte, en traversant une forêt, en soulevant une pierre, nous ne trouvons rien.

Et nous pouvons regarder autant d’arbres que nous voulons en traversant la forêt, ils ont toujours des feuilles, et chacune a des nervures, et des insectes y courent, des larves en ont dévoré les bords, etc. Et si, au lieu de nervures, nous y lisons des lettres, si au lieu d’insectes, nous y découvrons accrochés de minuscules bijoux de diamants sertis de métal, la profusion reste la même.

Partout du réel, à profusion. Jamais la raison discursive ne rencontre la profusion ; au mieux, l’infini.

À Yatkoussour

Je me rends à peine compte aujourd’hui combien ce pays sent bon. Les vallées exhalent des senteurs végétales, bien sûr, herbes sauvages et foin sec. Pourtant, même la ville a d’agréables fragrances. Les odeurs de cuisines qui flottent à certaines heures de la journée sont savoureuses. On y sent aussi les arbres, qui sont abondants : tilleuls, marronniers. Tout cela sent bon, même la pierre surchauffée de soleil où coule l’eau froide du caniveau central.

Les chameaux eux aussi sentent bon. On les badigeonne d’un liquide qui les protège des grosses mouches, un extrait végétal qui sent la mélisse ; on en vend un peu partout dans de petits bidons, et on le répand sur le corps des chameaux à l’aide d’un pinceau. Je l’ai souvent fait moi-même quand j’allais râteler dans les champs de Ranctoro.

À l’occasion, j’en mets quelques gouttes dans l’eau de ma toilette, j’adore cette odeur, mais elle ne décourage pas beaucoup les mouches de me tourner autour. Tant que ce ne sont pas les grosses qui pompent le sang des bêtes, elles ne me dérangent pas trop. Elles me sont devenues familières. Elles me manqueraient plutôt aujourd’hui s’il n’y en avait plus pour voleter autour de moi, me courir sur le bras quand j’écris, faire le tour de ma tasse vide quand j’ai bu mon café.

On rencontre toute sorte d’insectes en ville. Je me souviens qu’on en voyait autant dans mon enfance en France, là où l’on ne trouverait plus guère aujourd’hui que des cafards.

Je vois beaucoup de pyrrhocores, ce qu’on appelle populairement des « gendarmes », avec leur masque africain noir et rouge sur le dos. On n’en trouve pas dans la vallée du Djirac, qui doit être trop haute. Ou bien, ce sont les tilleuls de Yatkoussor qui leur sont favorables. Ils sont pourtant rares bien au-dessus de deux mille mètres.

Les pyrrhocores sont de la famille des punaises, mais ils ne sentent pas mauvais si on les écrase. Omnivores, ils se nourrissent principalement de graines. Dans mon enfance, quand je les voyais copuler, liés par la pointe de leurs abdomens, tantôt avançant dans un sens, rapidement, puis reculant dans l’autre, avec leurs couleurs vives, je pensais aux michelines qui passaient au loin, leurs deux voitures accouplées. C’est d’ailleurs toujours ce nom de « michelines » qui me vient à leur propos plutôt que celui de « gendarmes ».

Chez Méhmêt

Je suis resté à Yatkoussour car je me suis bêtement tordu le genou en sortant du restaurant après la lecture. J’étais resté pendant presque deux heures assis en tailleur, et quand j’ai voulu forcer le pas pour rejoindre mes compagnons dans la fraîcheur de la nuit déjà tombée, avec mes articulations raidies, j’ai fait un faux mouvement. Pendant toute une saison, j’ai couru par monts et par vaux à travers tout le pays sans dommage, et voilà que je me blesse en longeant un trottoir. « C’est très avisé au contraire, a remarqué Méhmêt, de tomber là où l’on peut rapidement recevoir de l’aide. »

Nous n’étions qu’à quelques dizaines de mètres d’un poste de la garde civile. Le médecin militaire de garde m’a offert un alcool fort en me prévenant que plus on attend, plus ça fait mal. Il m’a fait très mal en effet, mais si rapidement que je n’ai pas eu le temps de crier. En me servant un second verre, comme j’étais très pâle, il m’a prévenu que j’allais boiter pendant une dizaine de jours. Il m’a prêté une canne en attendant.

Je l’ai vu alors avec surprise sortir un saladier, trois œufs et un sachet de coton. Il a cassé les œufs dans le saladier en récupérant le jaune, il a trempé le coton dans le blanc d’œuf, l’a appliqué sur mon genou, puis il a recouvert le tout d’une bande. Le temps que je me remette complètement, le blanc d’œuf avait pris et formait avec le coton et la bande, un plâtre fort convenable et léger, qu’il me conseilla d’enlever le lendemain, quand la douleur serait passée.

Le lendemain je pouvais en effet poser le pied par terre, le surlendemain, plier le genou en marchant, et chaque jour j’ai moins besoin de m’appuyer sur ma canne. Méhmêt m’a offert l’hospitalité en attendant que je puisse marcher partout sans peine. Je crois qu’il apprécie l’occasion d’employer son français.

De la correcte prononciation des langues

J’apprécie moi aussi de parler enfin ma langue. Méhmêt a un bon niveau de français ; on doit seulement s’accoutumer à sa prononciation, car, s’il le lit et l’écrit fréquemment, il rencontre peu d’occasions de le parler. Je vois bien qu’en seulement quelques jours, il trouve plus rapidement ses mots, et construit ses phrases avec plus d’aisance.

Sa prononciation n’est pas mauvaise en réalité si l’on comprend que la discrimination des phonèmes d’une langue obéit aux mêmes critères que celle des caractères. Chaque lettre, chaque idéogramme doit posséder les traits qui le distinguent des autres le plus nettement possible. Aucun caractère n’est plus ou moins lisible seul ; il ne l’est que dans sa relation avec les autres. De même, il n’y a pas une plus ou moins correcte prononciation du ‘r’ en français, selon qu’on soit à Perpignan ou en Alsace. L’important est qu’on ne le confonde pas avec un ‘l’, si c’est le cas, on cessera vite de prêter attention à une prononciation locale. Pourtant, les diverses manières correctes de prononcer le ‘r’ en français correspondent à au moins trois phonèmes distincts dans la langue arabe.

Les Marseillais ont tendance à marquer plus nettement qu’ailleurs le ‘e’ muet, au point qu’il ne paraît parfois plus tout à fait muet, pourtant le français qui se parle à Marseille est plus proche de la versification classique. Le parler radiophonique, qui devient de fait la référence, vous avalerait vite deux ou trois syllabes dans un alexandrin.

Prononcer correctement le français, comme toute autre langue, ne se réduit donc pas à l’imitation simple d’une façon de parler prise quelque part comme étalon, mais répond plutôt au respect de quelques règles d’articulation internes. Le dessin d’une police, aussi bien, peut laisser libre cours à toutes les fantaisies dans la forme de chaque caractère, du moment qu’elle conserve les caractéristiques précises qui distinguent chaque lettre des autres.

Chaque lettre de l’alphabet arabe possède des signes distinctifs si spécifiques qu’elle peut être déformée à loisir, à un point tel que celui qui ne connaît pas cet alphabet n’y reconnaîtrait pas une lettre, sans cesser d’être lisible. L’alphabet latin est loin de posséder une telle souplesse, et il n’est pas toujours facile dans une écriture manuscrite de distinguer un ‘o’ d’un ‘a’, ou un ‘n’ d’un ‘u’.

Le même principe gouverne le jeu des phonèmes : il importe de distinguer les vingt-six de la langue française. Lorsque nous entendons parler un Québécois pour la première fois, nous risquons d’avoir du mal à le comprendre, mais lorsque nous nous sommes accoutumés à sa prononciation du jeu des vingt-six phonèmes, nous le comprenons très bien. C’est en ce sens que Méhmêt parle correctement le français, même si l’on doit s’accoutumer à sa prononciation.

Mon genou demeure légèrement sensible quand je descends les rues pentues de Yatkoussour. La canne m’est alors encore utile pour compenser le poids de mon corps. J’avais repris dès le premier jour mon habitude de sortir le matin prendre un café. Je m’aventure maintenant toujours plus loin à la découverte de Yatkoussour.

Yatkoussour, le 6 août

Yatkoussour n’est pas une grande ville, dix-mille habitants tout au plus, mais elle a l’aspect d’une ville plus petite encore. On se croit partout dans sa périphérie, pas de grands immeubles, pas de grands magasins. On trouve partout des maisons avec des granges, des cours avec des poules ; des chameaux déambulent, de petits magasins vendent un peu de tout, tout à la fois épiceries et drogueries, boulangeries, librairies, marchands de journaux, quand ils n’ont pas une ou deux tables basses sur un tapis pour vous servir des gâteaux au miel ou des sauterelles.

On ne trouve de l’asphalte que sur les principaux axes. On se croit partout à la sortie d’un village, mais le village continue, s’étire le long de la rivière en aval, remonte vers le plateau en amont, et se disperse enfin dans les champs.

J’ai ramené ma canne, je ne boite plus.

Yatkoussour et l’informatique

À Yatkoussour beaucoup de boutiques vendent des ordinateurs et des composants informatiques. On y trouve des ordinateurs de bureau, des portables, des tablettes et des ordinateurs de poche, mais aussi des stations de travail. Beaucoup de produits sont d’occasion, mais on y voit du neuf aussi, des entrées de gamme, comme de très performantes et très chères stations de travail chinoises. De tels objets se vendent en Europe dans la plus discrète intimité des entreprises, et la plupart des gens ne savent même pas ce qu’est une station de travail ni ce qui la différencie d’un ordinateur personnel. Il existe aussi des ordinateurs fabriqués localement, certes avec des composants importés, parfois même de récupération, mais conçus et assemblés dans des ateliers locaux.

Ici, personne ne mettrait tous ses œufs dans le même panier, en associant tout à la fois fournisseur d’accès, opérateur et hébergeur. Le téléphone est assuré par un service local, directement sous contrôle municipal. L’hébergement est généralement associatif, ou bien offert par un commerçant, une école, voire par quiconque maintiendrait un serveur allumé en permanence. L’accès est fourni un peu de la même façon, et se retrouve de fait totalement symétrique. « Vous vous plaignez d’être surveillé en ligne », me disait Méhmêt, « et si la NSA elle-même vous offrait un bouquet de services, vous vous bousculeriez pour y souscrire. »

Du travail et de la lenteur

« Ton ordinateur est bien lent » m’a fait remarquer Méhmêt. Ramzo, sachant que je m’attardais à Yatkoussour, me l’a fait porter dès le lendemain par chameau express en quarante-huit heures. Je sais bien que mes partitions mériteraient une mise-à-jour du système et un nettoyage complet. Pour autant, la lenteur ne me dérange pas beaucoup du moment que la machine ne me demande qu’un minimum de gestes. Il me suffit de presser la touche Méta pour ouvrir le tableau de bord, combinée à la touche A si je cherche une application, ou à la touche F si je cherche un document, je presse ensuite la première lettre de l’application ou du document, puis la touche Entrée, et c’est fait. Quelquefois il arrive qu’on oublie le nom d’un programme qu’on utilise peu ; il suffit alors de commencer à saisir un mot qui évoque son usage, « image », « photo », par exemple. Je n’ai nul besoin d’utiliser la souris ou le pavé tactile. C’est très rapide quand on en a l’habitude.

Je ne connais aucun système qui se pilote avec aussi peu de mouvements. Cette économie de gestes donne par contraste une impression de relative lenteur à la machine, d’autant plus si cette lenteur est devenue bien réelle. J’admets que Méhmêt n’en fait guère plus en passant par le terminal, et que son interface demeure plus véloce que mon lourd gestionnaire de bureau Compiz, qui a d’ailleurs la mauvaise habitude de se figer de loin en loin, et doit alors être relancé. Malgré tout, je préfère attendre que le système travaille à ma place et me laisse le temps d’avaler quelques bouffées de vapeur nicotiniques ou une gorgée de café, ou seulement de regarder par la fenêtre. Je prise même la sensation de lenteur qui en résulte, et qui stimule mon attention et ma réflexion. Le travail bien fait demande d’économiser ses gestes et de ne pas se presser.

« J’entends bien tes raisons, me répond Méhmêt, mais je ne vois pas pourquoi Compiz serait nécessaire à ton interface, il ne sert qu’à gérer des effets en trois dimensions que tu n’utilises pas. Redémarre sans le lancer. Tu économiseras des ressources inutiles. »

« Qu’est-ce que je te disais », triomphe-t-il au redémarrage en voyant dans le tableau de bord le moniteur de charge. « Ton bureau est même plus esthétique, tes fenêtres évoquent un effet de papier délicat plutôt que cette horrible impression de cartes de crédit que donnent la plupart des systèmes récents. »

Je me demande pourquoi je m’étais persuadé que Compiz était nécessaire à mon système, et que je n’aurais eu sans lui d’autre alternative que revenir à l’interface Gnome. On ne bavarde jamais assez sur de tels sujets.






Cahier treize - Chez Méhmêt

La civilisation arabo-persane

On parle volontiers de civilisation gréco-latine, et l’on a raison. Les Grecs et les Romains ont partagé la même littérature, la même philosophie, les mêmes arts, et ils honoraient les mêmes dieux. Le latin était devenu la langue de communication, et le grec celle de la philosophie et des sciences. On ne parle jamais de civilisation arabo-persane, et l’on a tort, car l’on trouve là encore une sorte de rencontre symbiotique entre la civilisation iranienne et celle de la religion du livre, qui n’est pas sans ressemblance avec celle de la Grèce antique navigatrice et de la Rome terrienne.

L’arabe fut d’abord la langue du Coran, celle qui unifia une civilisation autour de l’Islam, mais qui ne laissa pas moins libre cours aux autres écoles spirituelles, et le champ libre à tous les syncrétismes. L’arabe devint alors de fait la langue de la philosophie, des mathématiques, des sciences, du droit… Le persan fut celle de la littérature et de la poésie. Les mêmes auteurs écrivaient en arabe leurs essais, mais en persan leurs poèmes et leurs contes philosophiques. Avec les lettres, ce furent aussi la musique, l’architecture et les arts de Perse qui ensemencèrent toutes les autres cultures, pas seulement arabe, mais hellénistique, indienne, turkmène, mongole, malaise et soundanaise, anatolienne, africaine…

Le terme arabo-persan est donc plus juste et plus précis que l’ambigu arabo-islamique qui, en confondant religion et civilisation oblitère la singularité et la diversité de l’une comme de l’autre.

Le 12 août

Yatkoussour est au croisement de trois vallées. L’une redescend vers le Djirac et Ranctoro, les deux autres sont plus élevées. Yatkoussour est bâtie sur cette dénivellation, ce qui a bien fait souffrir mon genou droit ces derniers jours.

Partout autour de moi, je peux voir des parois rocheuses, d’immenses masses de roche tout d’un bloc, d’une couleur bleu sombre d’ardoise. Je ne m’y fais pas vraiment. J’ai devant les yeux ces immensités sombres, parfois carrément verticales, et j’ai peine à y croire pourtant.

Je parviens mal à seulement me faire une idée de leurs tailles et de leurs distances. Rien ne me sert de repère, ni arbre, ni construction. Rien d’humain, rien même de proprement vivant. De la neige seulement reste accrochée par endroits. Aussi, quoique présentes devant mes yeux, elles me paraissent relever d’un autre monde qui me demeure inaccessible.

Je ne les ai même pas remarquées immédiatement, d’abord parce que je suis arrivé avec Ramzo à la nuit tombante, et le lendemain, ma douleur au genou me rendait plus attentif à l’espace tout proche où j’appuyais ma canne. Elles sont devenues subrepticement plus prégnantes, imposant progressivement à mon esprit leur présence énigmatique.

Je ne parviens pas à concevoir leur distance ni leur dimension, je perçois seulement une impression d’immensité démesurée. Elles bouleversent mon sens de la mesure, celui des distances mais encore celui du temps. Depuis quand sont-elles là. Au cours de quelle ère ont-elles surgi ?

– Tu penses que l’histoire a un sens ? me demande Méhmêt à brûle-pourpoint.

L’appartement de Méhmêt se trouve dans la vieille ville, celle qui est au sein des remparts, le plus haut quartier de Yatkoussour. Aussi l’on voit bien de chez lui les montagnes, on les voit aussi quand on en sort, car si les rues sont étroites, on n’est jamais loin des remparts d’où l’on a toujours une large vue.

Tout de suite en descendant de chez lui, on tombe sur une vaste esplanade d’où le regard plonge sur la ville, la vallée basse, et, en à-pic des murs et de la haute falaise qu’ils surmontent, sur les deux rivières qui se rejoignent au milieu d’une petite forêt laissée vierge. On trouve là un café avec une belle terrasse où nous allons souvent bavarder en début d’après-midi à l’ombre de hauts tilleuls.

– Quelle histoire, demandé-je, celle de l’homme ou l’histoire naturelle ?

Frissonnement et volonté de conscience

Les premiers jours je ne marchais pas plus loin, étant certain que si j’avais pu descendre jusque-là, je parviendrai toujours à remonter. Maintenant, je ne m’y arrête plus qu’avec Méhmêt quand nous avons fini de déjeuner. Il y trouve alors souvent l’occasion de partager quelques réflexions philosophiques en français.

– Il est vrai que l’histoire naturelle paraît assez facilement déterministe, lui dis-je, alors que pour l’histoire humaine, la question est pour le moins discutée. Les deux ne me semblent pourtant pas si distinctes ni si différentes. Pour qu’il y ait des lois de la mécanique des fluides, quelque-chose a bien dû d’abord s’agiter et se fluidifier. Pour qu’une immobilité glacée cesse d’être semblable à un néant, il y a bien dû y avoir quelque-chose, peut-être quelque-chose de l’ordre d’un frisson.

– Un frisson du cosmos ? Qu’est-ce qui pourrait faire frissonner le cosmos ?

– Qu’est-ce qui m’a fait frissonner la première fois où j’ai vu en toute conscience les parois rocheuses qui entourent Yatkoussour ?

– Tu penses qu’une conscience de soi a fait frissonner le cosmos ? me demande Méhmêt.

– Pas une conscience de soi, peut-être une simple pulsion, une pulsion de conscience. Tout mouvement est peut-être une pulsion de conscience.

Ma réponse le fait rire. Il y voit une subtile allusion à une sourate, qui la retournerait à la manière de Marx envers la dialectique hégélienne. « Toutes ces subtilités dialectiques entre le sujet et l’objet, à mon avis ne conduisent pas loin », me renvoie-t-il en conclusion. « Entre le sujet et l’objet, pour moi, l’important est le jet. »

Et je ris moi aussi de bon cœur.

Nouvelle lune

Je connais plusieurs sons agréables aux oreilles : celui du vent dans les montagnes, quand il est fort et siffle contre des parois ; les cris des oiseaux de mer quand le temps est à l’orage ; celui de branchages qui s’agitent doucement ; le léger bourdonnement d’une abeille qui passe d’une fleur à l’autre ; celui d’une autoroute lointaine ou d’une voie rapide ; le bruit de la pluie qui tombe dans un jardin ; celui de voix humaines quand un groupe bavarde sans affectation ni crainte d’être entendu ; Le léger craquement d’une branche sous une forte chaleur ; le chant d’une grenouille la nuit ; le ressac contre des rochers quand la mer est calme ; le bruit des éboulis quand le pas d’un homme ou d’un animal fait rouler les pierres ; celui d’une faux aiguisée qui tranche le foin bien à sa base, ou encore de la pierre qui l’aiguise ; celui de brindilles qui crépitent quand on allume le feu ; les très légers bruits que fait un ordinateur quand il travaille ; celui que rend un bambou sec quand on le frappe ; le sifflement d’un train lointain et invisible dans la campagne ; le léger rebond d’un marteau sur une enclume quand il modèle un fer rougi ; celui d’un roulement continu de tonnerres lointains quand un ciel est traversé d’éclairs successifs qui jamais ne le plongent complètement dans la nuit.

Cette dernière occurrence a précisément lieu dans cette nuit complète de nouvelle lune. Je suis monté sur la terrasse commune de la maison de Méhmêt pour mieux voir, et sentir cette odeur particulière de pierre mouillée. De grosses gouttes tombent sur la vieille ville, mais si peu serrées qu’elles tardent à ruisseler. Les éclairs se succèdent dans un roulement incessant. Les montagnes et les nuages mêlent leurs formes hallucinantes, éclairées de toutes parts d’une lumière bleue discontinue.

La pluie commence à crépiter tandis que je recule davantage à l’abri de la toiture, quand la voix de Méhmêt me fait sursauter : « L’automne est précoce ici dans les hautes vallées. » Le brave ami est venu me porter un blouson pour que je ne prenne pas froid.

La poésie contemporaine

« Qu’est-ce qui distingue votre poésie contemporaine de celle traditionnelle ? » interrogé-je Méhmêt pendant que nous descendons tranquillement prendre un café à l’esplanade des remparts.

« Il existe une poésie traditionnelle ici », m’explique-t-il, « et il n’y a rien de honteux à s’y exercer. Cependant, cette poésie ne bouge plus. Elle a ses règles, ses sujets et ses styles. Elle a même son vocabulaire et ses jeux de langage. La poésie contemporaine ne rejette pas cette tradition ; elle ne l’ignore même pas, elle entend seulement ne pas s’y limiter. En somme, nous autres poètes contemporains, nous entendons écrire comme le firent les poètes traditionnels avant qu’ils ne le devinssent. »

La pluie de la nuit a apporté la fraîcheur, et le vent souffle encore de l’ouest, aussi nous préférons nous attabler sous la bâche près du café, dont la toile diffuse mieux la chaleur du soleil que l’épais feuillage des arbres.

« Tu comprends donc » ajoute-t-il pendant qu’on vient nous servir sans que nous ayons eu à commander, « qu’une telle posture nous conduit à relire les poètes traditionnels comme les poètes contemporains qu’ils furent. Tu vois, c’est un presque rien qui change tout. »

« En somme », avancé-je pour essayer de synthétiser, « rien n’est jamais entièrement contemporain puisqu’on s’appuie toujours sur ce qui a été fondé avant soi ; ni rien n’est traditionnel non plus, puisque la seule répétition à un autre moment change tout. »

« Ce que je te dis n’est pas exactement aussi simple, sois attentif », insiste-t-il, « c’est d’abord une question de posture. Tu peux faire du traditionnel avec ce qui est encore tout chaud et saisi dans la plus fugace actualité, comme tu peux toujours retrouver la contemporanéité des plus anciens ouvrages. C’est cette contemporanéité qui intéresse vraiment les poètes contemporains ici. »

Je vois bien que je n’avais pas prêté à ses phrases tournées dans son meilleur français, toute l’attention qu’elles méritaient. « Oui, je t’entends mieux », dis-je enfin. « Je pense même qu’une telle posture peut alors être étendue très au-delà de la seule poésie : à la philosophie, à la science, à la religion, que sais-je. »

« Je suis bien d’accord », continue-t-il pendant que j’ajoute du liquide à ma vape, « mais je pense qu’il s’agit alors bien toujours de poésie au fond. Je crois que les Surréalistes l’avaient compris, c’est pourquoi ils se sont affirmés poètes, et ils l’étaient en effet, même quand ils n’écrivaient pas de poèmes. Tu perçois mieux maintenant la différence essentielle entre la poésie et la poésie contemporaine ? » Il tire une longue bouffée de sa pipe qu’il a allumée pendant qu’on nous servait le café, et contemple un instant son rond de fumée rapidement emporté par un vent que l’angle de la rue rend léger.

« Au sujet de la religion », reprend-il, « c’est, me semble-t-il, ce qui caractérise les Motaçawwuf, et eux aussi, mystiques peut-être, sont à mes yeux avant tout des poètes. »

« On dit “soufis” en français » corrigé-je.

Sur l’état du monde ce 17 août

Méhmêt ne partage pas mon avis sur la gauche grecque, ni sur Yanis Varoufakis en particulier. Pour lui, l’homme est acquis au système européaniste et atlantiste, et ne fait même pas mine de le cacher. Ce n’est pas tout à fait faux, bien sûr, mais Varoufakis n’en défend pas moins des idées radicales. Elles sont radicales dans le sens où elles vont à la racine : l’exploitation du travail humain. C’est contradictoire, évidemment, c’est même inconciliable ; c’est justement la raison qui m’incite à lui faire confiance.

« Ce n’est pas facile à comprendre pour un étranger », lui expliqué-je, « mais tout le monde en Europe est persuadé ou feint de l’être que l’avenir ne saurait suivre d’autre voie que ce féodalisme financier qui se donne pour un ordre international démocratique, ou un nationalisme populiste, nostalgique des empires coloniaux et du fascisme. Nous savons bien toi et moi que ces perspectives n’ont pas plus de prise sur la réalité ni d’avenir l’une que l’autre, mais personne en Europe n’en perçoit d’autres, ni ne voit vers quoi l’avenir pourrait se profiler. Comme on n’en voit pas d’autres, il n’y en a pas en fait. Varoufakis, en tant que représentant du peuple grec, ne peut certainement pas sortir seul d’une telle logique, mais il semble cependant en suivre d’autres en parallèle. »

« Je suppose que tu as raison sur ce point », admet-il. « Il est assez difficile de comprendre vu d’ici pourquoi, par exemple, une droite traditionaliste éprouve une sympathie qui n’est pas vraiment partagée pour les milices ouvrières du Dombas, ni pourquoi une gauche, fût-elle révisionniste, soutient les nazis de Kiev. »

« En Europe on ne conçoit que ces deux alternatives : faire durer autant qu’il est possible l’état actuel des choses, ou revenir au passé. Une part de la droite traditionaliste éprouve alors une sympathie, certes qui n’est pas partagée, pour la Russie, ou encore pour l’Iran, ou la Chine, parce qu’elle croit de bonne foi qu’ils sont attachés au passé sous le prétexte qu’ils défendent leur qualité de vie et résistent à la domination financière des USA. L’Ouest a tellement identifié sa propre domination à celle du mode de production capitaliste, et la modernisation à l’occidentalisation, qu’on ne sait plus les dissocier. Ceci n’est d’ailleurs pas sans rapport avec le malentendu nationaliste. Les pays du pacte atlantique ne parviennent pas à distinguer identité nationale et indépendance, alors que la Russie, comme tous les pays des BRICS, Chine, Inde, Afrique du Sud, Brésil, sont multinationaux. Coupler les principes de souveraineté populaire et d’identité nationale y est alors problématique. »

« De toute façon, je suis d’accord avec toi », conclut-il. « L’important est de percevoir vers quoi l’avenir peut se profiler, et ne pas se laisser trop distraire par l’errance de formations parlementaires qui se recomposent au gré des situations. Tu ne m’as toujours pas dit si tu pensais que l’histoire avait un sens. »




Cahier quatorze

Table des matières


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© Jean-Pierre Depétris, mai 2015

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