Jean-Pierre Depetris, avril 2017.
Aliona et Aki - Avant de partir - Toujours au port d’attache - Pendant les préparatifs - Suite…
Nous recevons Aliona Galief et Aki Ito chez Kalinda. Le vent de mer est fort ce soir, et nous avons préféré dîner à l’intérieur. Si nous devons passer un certain temps ensemble confinés à bord du Târâgâlâ, il vaut mieux que nous sachions au plus vite si nous nous entendons bien.
Malgré ses un mètre soixante-dix et sa virile salopette blanche, Aliona Galief est une femme. Nul ne s’y tromperait, même si elle ne maquillait pas à l’excès ses yeux d’un gris métallique , ni ne nouait ses cheveux en une large tresse gainée dans une curieuse voilette émaillée de points d’argent. Nous ne nous y attendions pas. Personne ne s’était avisé qu’Aliona est un prénom féminin somme-toute courant en Russie. La langue anglaise, dans laquelle nous avions communiqué, laisse souvent planer le doute sur le genre, et la fonction de médecin de bord est rarement dévolue à une femme, du moins ailleurs qu’en Russie, si l’on en croit Aliona.
Elle est relativement jeune, la trentaine bien passée, et Aki Ito ne doit guère être plus âgé, même si un début de calvitie le vieillit sans doute un peu. Ils ont fait le voyage de Sapporo ensemble en voilier, et paraissent déjà partager une certaine intimité. Aliona est aussi expansive et directe qu’Aki est retenu et discret, mais ce sont sans doute des caractères plus culturels que personnels.
Du point de vue physique, l’île d’Hokkaido et celle de Sakhaline partagent de nombreux points communs. Elles sont d’abord dans le prolongement géologique de l’archipel nippon, elles étaient originellement habitées par les mêmes peuples aïnous, elles possèdent encore aujourd’hui une faible densité de population, très faible pour Sakhaline, et la mer y gèle tous les hivers. Les similitudes s’arrêtent là. Du point de vue humain, Hokkaido a depuis des temps immémoriaux dépendu du Japon, alors que l’île de Sakhaline fit très tôt partie de l’empire chinois, avant de devenir un territoire disputé par le Japon et la Russie à partir du dix-neuvième siècle, puis être finalement conquis par l’Armée Rouge en quarante-cinq.
Aliona a de discrets traits eurasiens si l’on y regarde bien ; peut-être a-t-elle des parents aïnous, ou peut-être tatares, car on trouve dans son île une part de la populations venue plus récemment d’Asie Centrale. Son nom pourrait faire pencher pour cette seconde éventualité.
Aliona a une singulière façon de se déplacer. Elle paraît glisser, comme aérienne, légère du moins, comme si son corps ne pesait pas. Elle parle de la même façon, paraissant ne jamais réfléchir, même pour tenir des propos qui ne manquent pas de réflexion ni de profondeur, ni même de conviction. Elle marche et elle parle, volubile, comme on danse, avec son agréable accent russe.
Aliona a compris qu’une salopette n’est pas une tenue appropriée pour la région, même si l’on ne porte rien dessous. Kalinda lui a prêté un paréo en lui promettant de l’amener au marché le lendemain pour qu’elles en choisissent ensemble de mieux accordés à son teint, clair malgré ses cheveux de jais. Aliona et Kalinda s’entendent très bien.
Elles s’entendent si bien qu’après le repas, il nous est devenu impossible, Aki et moi, de placer un seul mot. Je lui propose donc d’aller boire un verre du délicieux saké qu’il nous a amené, et parler plus sérieusement entre hommes sur la terrasse, plutôt que de les écouter discourir tissus.
Aki Ito est un homme discret. Quand nous nous retrouvons seuls face aux feux de la rade, il trouve encore le moyen de me parler d’Aliona.
– Moi aussi, je m’attendais à rencontrer un homme, me confie-t-il, un homme plus âgé, selon l’idée qu’on se fait d’un médecin, et à plus forte raison, de bord. Je n’ai jamais rencontré que des médecins de bord qui étaient de vieux messieurs.
Aki porte une courte barbe noire légèrement clairsemée, et des épis donnent à ses cheveux un air un peu hirsute. Ses épaules larges et sa façon de toujours incliner la tête en signe de politesse, le font paraître trapu dans son ample et légère chemise de lin écru, mais on remarque vite que son ventre est plat.
– Aliona, m’apprend-il, pratique un peu le japonais. Elle connaît bien la littérature japonaise. Ce fut aussi une surprise.
– Ce n’est pas tellement surprenant d’apprendre la langue d’un pays si voisin.
– Bien sûr, elle se complaît surtout dans la littérature russe, et elle écrit de la poésie. Elle connaît aussi les poètes mystiques persans et ouïgours
– Tiens donc ?
– Oui, une part de sa famille est originaire du Tatarstan.
– Serait-elle musulmane ?
– Sa famille tatare l’était probablement, mais elle, ce n’est pas du tout son genre. Elle voyage avec un portrait de Lénine.
– Un portrait de Lénine ?
– Oui, elle l’accroche dans sa cabine. Elle dit qu’elle aime l’avoir sous les yeux. Elle dit qu’elle s’entend bien avec lui,
Un chat passe silencieusement sur la terrasse. Aki lui adresse quelques mots en japonais et l’animal vient se faire caresser. Les chats du voisinage rodent souvent autour de la maison la nuit, mais ils ne s’approchent jamais de nous, même si nous les appelons.
– Il faut le faire en japonais, me dit Aki. Tous les chats entendent naturellement le japonais.
Understand natively, dit-il. Aki a donc le sens de l’humour, et je songe que j’en ai peut-être loupé quelques touches dans tout ce qu’il m’a déjà dit. Lui aurais-je fait craindre que j’en sois dépourvu ? Mais mon sourire spontané le rassure.
Aliona pratique aussi la danse orientale. Elle en explique les mouvements à Kalinda quand nous rentrons.
« Le buste doit être dégagé et les épaules en extension pour donner aux bras la plus grande amplitude de mouvements », explique-t-elle. « On ne penche pas la tête, on ne l’incline pas. On la déplace latéralement et furtivement autour de l’axe du cou. »
Kalinda qui expérimente la leçon ne se débrouille pas mal du tout. Elle a sorti son kambo électronique. Nous l’entendions depuis un moment sur la terrasse. Il permet d’enregistrer un morceau en même temps qu’on le joue, et de le refaire exécuter par l’instrument.
« Les yeux », dit Aliona, « pense au mouvement du regard et prends appui sur lui. » Elle lui montre comment le déplacement des yeux dirige ceux du corps tout entier, et articule la danse. Kalinda est douée, mais elle n’a pas la technique d’Aliona. Elle ne sait pas, comme elle, faire danser ses hanches. Aliona est passionnée et didactique, et l’on sent qu’elle aime transmettre et expliquer. Je comprends l’effet qu’elle a eu sur Aki s’il l’a déjà vue danser.
Le vent soufflait encore ce matin, et les vagues secouaient le Târâgâlâ pourtant abrité par la digue. J’ai aidé Aliona à embarquer tout ce qu’elle a jugé nécessaire pour prendre soin de nous tous pendant notre voyage.
Aliona trouve que l’idée de disloquer l’Union Soviétique était morbide. Elle est sûre que tôt ou tard, sous ce nom ou un autre, elle se reconstituera par la volonté des peuples qui la composent.
« Imagine que les Français plutôt que les Russes aient accompli une révolution communiste en 1917, » m’explique-t-elle pendant que je lui fais passer des flacons qu’elle range sur une étagère haut-perchée. « Ils auraient instauré des conseils ouvrier. Naturellement, tout l’empire colonial, de l’Afrique Occidentale Française à l’Indochine, se serait insurgé aussi, et aurait constitué autant de républiques populaires. Ces républiques auraient eu toutes les raisons de s’unir, autant pour résister aux autres puissances coloniales, qu’aux territoires et aux armées qui continuaient à lutter pour rétablir l’ordre ancien. Elles se seraient alors probablement donné un nom comme “Union des Conseils”. »
« On peut imaginer le même scénario pour l’Empire Britannique, ou encore le monde austro-prussien qui aurait fédéré l’Europe Centrale. Pour autant qu’une révolution communiste fût possible en France, et moins probablement encore en Grande-Bretagne, elle ne passa pas loin en Allemagne et en Autriche. Si l’on imagine de telles révolutions, le même raisonnement tient. Mais pourrait-on imaginer que cette union prît un nom tel que “Fédération Française”, ou Britannique, ou Germanique ? »
« À l’évidence, la constitution de telles unions ne se serait pas accomplie plus paisiblement que celle de l’Union Soviétique, dans les affres de la Guerre Civile Mondiale qui était de toute façon engagée. La résistance de ces empires contre les pouvoirs populaires et l’internationalisme s’accompagna d’ailleurs de bien pires horreurs. »
« Quatre-vingts ans plus tard, profitant du renversement d’une bureaucratie devenue sénile, on a disloqué l’Union Soviétique, donnant naissance à de nouveaux états indépendants qui n’ont jusqu’alors rien gagné à la nouvelle situation, c’est le moins que l’on puisse dire, et l’on a fait une Fédération de Russie de ce qui restait, alors qu’une part encore considérable de la population n’y est pas russe. On n’aurait rien trouvé de mieux si l’on souhaitait provoquer des guerres civiles, comme en Yougoslavie par exemple. »
« On peut, à la rigueur, effacer les mémoires », dit Aliona, « mais il n’existe pas de gomme à effacer l’histoire, celle des événements accomplis. »
Sur le fond, je partage ses analyses. On ne se débarrasse pas de l’histoire avec son souvenir. Le monde a d’ailleurs bien changé depuis le début du siècle. Ce sont devant des chars de l’Otan, ou soutenu par lui, que des photos et des vidéos montrent aujourd’hui des civils qui se dressent désarmés. Aliona m’a confirmé que beaucoup de travailleurs ukrainiens fortement qualifiés se sont réfugiés à Sakhaline.
Aliona est bien russe. Il est peu probable qu’elle doive ses discrets traits eurasiens à des ascendants Tatares. La plupart des Tatares sont de type caucasien, et la République du Tatarstan est bien à l’ouest de l’Oural.
En réalité, le nom de Tatare est mal défini quand il ne désigne pas seulement une langue et une république de Russie. Il a plutôt servi au cours des temps à dénommer l’Asie-Centrale dans son ensemble, un territoire imprécis, bien à l’est de la République Tatare actuelle et de sa capitale Kazan, avec des populations disparates parlant des langues turco-mongoles, tibétaines ou altaïques. De vieilles cartes en témoignent.
Ce territoire immense et mal défini, qui constitue la part majeure de la Fédération de Russie, et déborde sur les états voisins, n’a apparemment pas d’histoire. Du moins il ne paraît pas en avoir conservé la mémoire. Ou bien il en a trop : histoires des Turcs, des Russes, des Chinois, des Perses, des Tibétains, des Mongols, des Parthes, des Grecs, des Iraniens, des Chinois…
Ce sont autant d’histoires différentes, qui se recoupent avec celles du Bouddhisme, de l’Islam, du Judéo-christianisme, du Taoïsme, du Zoroastrisme, du Brahmanisme, de l’Hellénisme, du Manichéisme, du Socialisme… Elles se recoupent mal, avec des angles morts et des contradictions.
Pourquoi suis-je venu si loin de chez moi ? J’aime vivre comme je le fais ici, au sein d’un groupe resserré de familiers. Pourtant, je demeure un étranger, et je n’ai nul désir de cesser de l’être.
Tagart m’a invité à déjeuner chez sa fille. (Oui, son nom prend un t à la fin, mais qui ne se prononce pas, c’est pourquoi je ne l’avais pas noté jusqu’ici.)
« Tu viens déjeuner avec moi chez Amida ? » m’a-t-il proposé sans manières, sachant que Kalinda était partie en ville pour la journée avec Aliona. « Viens donc avec Aki s’il se retrouve seul », a-t-il ajouté.
Chez Amida, j’ai vu un bureau d’enfant que j’ai pris d’abord pour une grosse maison de poupée. C’est le bureau de la petite-fille de Tagart. Elle mange à la cantine de son école et nous ne la verrons donc pas.
Le bureau a un toit pentu dont les extrémités sont effilées et redressées à la manière des pagodes et des monuments tatares. L’écritoire est comme un balcon, ou une large terrasse devant la maison. Le meuble est fait dans un bois clair, apparemment peu précieux, du sapin peut-être, ou du merisier plus compact, légèrement satiné à l’huile de lin.
Les étagères pour les livres et les dossiers sont découpées comme autant de pièces. La plupart se ferment par de larges fenêtres vitrées à deux battants. L’écritoire se rabat. Quand on le referme, on voit les éléments d’une façade en bas-reliefs gravés dans le bois : fenêtres, corniches, et large porche carré, qui abrite une plus petite porte en ogive. Elle est si petite dans cet espace qu’elle paraît éloignée.
Amida, qui a remarqué ma fascination, a fermé et ouvert le bureau devant nous pour que je puisse l’admirer. De part et d’autre de l’écritoire, deux avancées imitent des balcons aux balustres faites de croisillons en fines lamelles de bois, pour retenir stylos et crayons.
Comment une petite fille pourrait ne pas être une bonne élève en faisant ses devoir sur un si beau bureau ? En effet, elle obtient à l’école de bonnes notes.
Aki paraissait plus fasciné encore que moi. Je devrais peut-être dire, ému.
Le Târâgâlâ est à quai. Nous n’avons toujours pas décidé quand nous lèverons l’ancre, ni le détail de notre trajet.
Aki m’a parlé de Fukushima pendant que nous vérifiions tous les circuits électriques du navire. Fukushima est une illustration tragique de ce que j’écrivais dans mon journal il y a peu de temps. On y voit clairement comment une civilisation, cette fois mondiale, perd le contrôle sans seulement s’en douter, ni y songer sérieusement.
Aki m’a donné de récentes informations que je ne détaillerai pas, tant il est facile de les retrouver. Il ne demeure plus beaucoup de secrets dans cette affaire, même s’ils laissent quasiment indifférents tous ceux qui ne sont pas directement impliqués, au moins par leur vie à proximité de la lente catastrophe en cours. Voilà ce qui est tragique aussi dans la perte de contrôle : elle s’accompagne d’une perte de conscience.
« Je crois pourtant », me dit Aki, « que le plus grave n’est pas la perte de contrôle sur l’énergie nucléaire, ni même sur la production d’énergie dans son ensemble. Je crois que le plus grave, et aussi le plus symptomatique, est la perte de contrôle sur l’internet. »
Cette affirmation me surprend. « Les deux choses ne sont pas aussi éloignées qu’on pourrait le croire au premier abord », me répond-il. « Elles ont au moins un trait en commun : la concentration qui débouche sur la perte de contrôle par chacun, et surtout par chacun de ceux qui auraient sinon l’opportunité d’intervenir. Tu en parlais toi-même l’autre jour. » Je lui ai en effet touché quelques mots de ce que j’avais noté sur mon carnet ces temps derniers.
« L’internet, tu en conviens », continue-t-il, « sert à beaucoup de choses. On peut même dire qu’il sert à tout : à la recherche, à la mathématique et à la chimie, à l’administration, au commerce, aux relations humaines, aux arts et aux lettres, aux loisirs, à l’action politique, à la production industrielle ou non, à la finance, à la surveillance policière ou non, à tout ce que l’on veut et à tout ensemble, en passant par la commande de pizza, les jeux en ligne et les “plans culs”. »
« Certes, ça fait peut-être beaucoup », dis-je, « et surtout si chacune de ces activités veut imposer ses propres contraintes à toutes les autres. J’avais écrit au début du siècle un petit essai dans lequel je disais que l’internet offrait à chacun les facilités de construire son propre réseau, qui se croisait et se recoupait avec ceux de personnes différentes, et dont chacun demeurait le centre du sien. Tout a évolué depuis dans une direction exactement opposée : chaque utilisateur y est l’élément d’un réseau qui échappe à son contrôle, ainsi qu’à celui de tous les autres membres ; de réseaux qui ne se croisent ni ne se recoupent plus autours de personnes réelles, et dans lesquels nous devenons les clients particuliers et impuissants d’entreprises de services. »
« Exactement, et cet internet dans lequel on a pu voir un moment le modèle d’une nouvelle organisation humaine, se fait au contraire aujourd’hui celui d’un ordre panoptique et féodal, dans lequel personne ne contrôle plus rien. »
« Je te trouve quand même pessimiste », dis-je, « nous savons qu’une telle organisation n’est pas viable, et qu’elle ne nous menace que de son hébétude et de son impuissance. »
« Drôle d’optimisme qui se console d’être entraîné impuissant dans l’impasse. Je préfère ne pas savoir ce qui te rend pessimiste. »
« La mort est inhérente à la vie », expliquais-je alors que Kalinda et Aliona nous rejoignaient à bord, « ce qui disparaît laisse le champ libre à ce qui survient. Ce qui me rend pessimiste, c’est que je sois voué à disparaître aussi ; mais je disparaîtrai quoi qu’il advienne. »
« Ne vous méprenez pas », précisais-je aux nouvelles venues. « Toujours la vie entraîne la mort, comme la lumière produit des ombres. Sans ces ombres, d’ailleurs, nous serions aveugles. De même si la mort ne dégageait la place pour la vie, cette dernière étoufferait sous sa profusion. Cependant la mort n’engendre pas la vie, pas plus que l’ombre ne produit de la lumière. »
Sentant qu’on ne me suit pas bien, je précise encore ma pensée : « Je ne veux pas dire que la mort serait une issue à laquelle nous devrions nous rendre sans combat, ou que nous pourrions la risquer au prétexte que nous n’aurions rien à perdre. Je pense au contraire que, si l’on est en train de tomber, s’en prendre à ce qui ralentit notre chute n’est certainement pas l’attitude appropriée, quand bien même ce serait dans l’espoir qu’en surgisse peut-être plus rapidement un salut, un sursaut vital ou une improbable nécessité. Une telle attitude serait d’ailleurs contraire à l’instinct qui pousse le vivant à se raccrocher à ce qu’il peut. Si quelque chose devait jamais advenir comme une grâce, et je n’en nie pas la possibilité, ce serait après que la vie ait cherché et tenté tout ce qui était humainement possible. »
Nous sommes à bord d’une toute nouvelle version du Târâgâlâ. On n’y voit pas de sensibles différences avec les précédentes, du moins sans suivre les câbles dans le détail, sans être attentif à de légères améliorations des turbines, ni remarquer de subtils réarrangements de l’espaces.
L’ergonomie de la passerelle a été mieux conçue. On ne se heurte plus au bord de la table, et la couchette à l’arrière est un peu moins étroite.
Tout, même le mobilier, est en fibre de bambou qui imite du bois légèrement vitrifié. Quelques trous supplémentaires ont été creusés dans les surfaces, des renfoncements cylindriques destinés à recevoir un verre, un bol, une bouteille, sans courir les risque qu’un roulis impromptu les renverse. Kalinda s’en est déjà servi pour y poser des vases et fleurir la passerelle.
Le Târâgâlâ est toujours amarré au quai. Nous n’avons pas encore décidé quand nous lèverons l’ancre, ni le détail de notre trajet.
L’Océan Austral est défini conventionnellement entre le soixantième parallèle et le continent antarctique. Au-delà, on est dans l’Océan Indien, le Pacifique ou l’Atlantique. Une telle convention ne correspond évidemment à rien, ou presque. Le soixantième parallèle n’arrête ni les vagues ni les courants, ni la circulation des baleines, ni le cheminement des bancs de poissons migrateurs…
Le soixantième parallèle correspond approximativement au courant circumpolaire antarctique qui sépare les eaux de surface très froides au sud, des eaux plus chaudes au nord. Le front polaire et le courant s’étendent autour du continent austral, atteignant le soixantième degré sud à proximité de la Nouvelle-Zélande ; et s’approchant du quarante-huitième à l’extrême sud de l’Océan Atlantique, où les vents d’ouest atteignent leur force maximale.
L’Océan Austral est profond de quatre à cinq mille mètres sur la plus grande part ; le plateau continental antarctique est étroit. Il atteint sa profondeur maximale à la Fosse des Îles Sandwich avec plus de sept mille mètres de fond. La température de l’eau y varie entre moins deux et dix degrés. Des tempêtes cycloniques se déplacent de l’ouest vers l’est. Les zones qui s’étendent entre les environs du quarantième parallèle et le cercle polaire connaissent les vents les plus forts rencontrés sur la planète.
En hiver, l’Océan Austral gèle au-delà du soixante-cinquième parallèle sous le Pacifique, et du cinquante-cinquième sous l’Atlantique, abaissant les températures de surface bien au-dessous de zéro. Les vents catabatiques permanents qui dévalent des cimes du continent maintiennent le plus souvent le littoral libre de glace pendant l’hiver.
« Je suis revenu ces jours-ci sur le texte de la Recherche du temps perdu. On ne s’en rend pas compte en lisant, mais de longs passages sont entièrement constitués de réflexions plus ou moins abstraites. Ils ne font appel ni à la description, ni au récit. Ils ne font appel aux sens qu’à travers d’autres courts passages qui les ponctuent. »
Nous prenons le thé tous les quatre à bord. Aki l’a préparé car nous considérons que sa nationalité en fait un spécialiste ; comme la mienne, celui du vin.
« Le style de la Recherche est souvent plus proche de celui d’un essai que d’un roman », dis-je. « Les courts passages descriptifs qui en appellent à la sensualité le font à la manière du renga. Quelques phrases suffisent à changer toute la couleur de longs passages essentiellement analytiques. Cette forme d’écriture était nouvelle alors, et elle a été peu employée depuis. »
C’est Aliona qui nous a entraînés sur ce sujet, en nous parlant des Futuristes, et des influences réciproques entre le roman russe et français. « Hélas », disait-elle, « si les écrivains russes connaissaient souvent le français, les Français se donnaient moins les moyens de comprendre les ressources que les Russes puisaient dans leur langue. »
Elle a revêtu un magnifique paréo, mêlant du bleu ciel à des touches de rouge clair sur du blanc, et un bustier d’un vert pâle assez froid. Je ne sais où Kalinda lui a permis de dénicher ces couleurs claires qui sont si rares dans l’île. Elles sont claires mais certainement pas vives, et siéent à son teint d’ivoire et à la couleur métallique de ses yeux.
« J’évoquais ce printemps avec Kalinda une réflexion de Madame de Staël », ajouté-je. « Celle-ci considérait que l’histoire était d’un intérêt négligeable dans le roman, et ne séduisait que les esprits superficiels. Elle professait que le roman avait plutôt vocation à se faire un instrument d’analyse des rapports humains ; c’était avant que ne naissent les sciences humaines. Ces rapports humains sont précisément de moindre importance chez Marcel Proust. L’aspect sociologique n’y a au fond pas plus d’intérêt que l’histoire n’en avait aux yeux de Germaine de Staël. Y sont bien plus essentiels les labyrinthes de l’esprit, et les jeux qu’ils trament avec le langage. »
« Je n’avais encore jamais rien entendu de tel, mais cela me paraît juste », répond-elle.
« C’est que nous sommes alors après William James, Sigmund Freud, et même Poincaré et Frege », dis-je. « Je n’ai moi non plus jamais rien lu ni entendu de tel », précisé-je encore pour que personne ne s’imagine que je régurgite ce que j’aurais appris sans citer mes sources, et pour faire savoir que je partage ce que j’ai observé par moi-même.
« En somme, Proust serait un cousin éloigné des Surréalistes », conclut Kalinda.
« Il en est du moins incontestablement le contemporain. Aucun surréaliste, à ma connaissance, n’avait noté que le travail de Marcel Proust accordait une attention toute particulière au fonctionnement réel de la pensée, ni que son principe de “l’art pour l’art” n’était pas sans un air de famille avec “l’absence de toute préoccupation esthétique ou morale” que revendique la définition du Manifeste. Les parentés me semble-t-il s’arrêtent là. »
« La littérature de Proust n’est pas ce qu’elle parait être au premier coup d’œil », ajouté-je en me tournant vers Aki. « Elle est un peu comme le bureau de la petite-fille de Tagart, que nous avions pris d’abord pour une maison de poupée. »
Le courant circumpolaire antarctique naît dans le Détroit de Drake, le large bras de mer qui sépare de quelque huit-cents-trente kilomètres l’extrémité de l’Amérique du Sud et le continent austral, entre le Cap Horn en Terre de Feu, et les Shetland du Sud, adossées à la Péninsule Antarctique. Ce détroit est l’une des zones maritimes qui connaît les pires conditions météorologiques, et qui sont donc idéales pour tester le Târâgâlâ.
L’Océan Austral est profond, aussi les îles y sont rares. Le courant circumpolaire antarctique peut donc y circuler sans obstacle à la vitesse de cent-cinquante millions de mètres cubes par seconde.
Le mieux serait de nous laisser entraîner par les courants de l’Océan Indien jusqu’au large de Madagascar, puis de virer avec eux à quatre-vingt-dix degrés pour rejoindre celui de l’Antarctique, et le suivre dans des conditions toujours plus périlleuses jusqu’au-delà du Cap Horn. L’Océan est large alors à la hauteur de l’Australie, et sa distinction avec l’Océan Indien et la Mer de Tasmanie est une pure convention juridique. Il se resserre ensuite progressivement jusqu’au Détroit de Drake, après lequel il est le plus furieux.
« Plus de 7 500 espèces d’invertébrés ont été recensées à ce jour, et de nouvelles espèces sont décrites régulièrement. Parmi les groupes les plus diversifiés se trouvent les pycnogonides, arthropodes aux pattes démesurées, les ascidies, les bryozoaires, les échinodermes, les éponges, les amphipodes qui sont des crustacés dont le corps est comprimé latéralement, les isopodes qui sont des crustacés dont le corps est aplati dorso-ventralement. » (Nadia Améziane, Faune des invertébrés benthiques de l’océan Austral, Institut Océanographique de Monaco, mars 2015.)
Les conditions extrêmes dans les mers australes ne sont pas si défavorables à la vie. Ce serait même devenu le contraire, si l’on songe à la vitesse à laquelle des espèces disparaissent dans les autres continents.
Plusieurs espèces ont une durée de vie plus longue dans les eaux glacées du cercle polaire, et une plus grande taille qu’ailleurs. Près de sources volcaniques, on y a découvert des étoiles de mer à sept branches, des pieuvres albinos, des crabes yétis tout blanc, velus et minuscules, mais aux pinces démesurées. Cependant, la population de krill y semble en rapide déclin.
Quand on pense à l’histoire naturelle, on voit l’histoire des civilisations autrement. Mes amis et moi avons étudié durant ces derniers jours les lieux que nous allons parcourir, mais ce soir, j’ai le goût de regarder plus loin, vers le ciel ouvert au-dessus de la terrasse.
Il est plus vaste encore et plus ancien, et je le sens pourtant plus proche parfois de ma propre histoire. Le ciel est apaisant. Je ne suis pas sûr de comprendre les symboliques, par ailleurs très diverses, que les civilisations lui ont presque toujours attachées, mais le je sens plus proche ; je nous sens plus en phase. Il y a si longtemps que notre espèce a appris à s’en servir pour tracer ses routes.
En tout cas, il me semble que nous nous entendons bien tous les quatre, et que la promiscuité du bord ne nous pèsera pas trop. J’imagine que nous nous attarderons peu sur le pont.
Le pont du Târâgâlâ est encombré de quelques caisses à claire-voie. Elles protègent les turbines. Ce sont de simples caisses en bambou de tailles variables, fermées à leurs plus petites extrémités par une grille métallique légèrement convexe, semblable à celle qui protège les pales des ventilateurs domestiques. Ces caisses sont plus solides qu’elles ne le paraissent. Le bambou, creux, offre une résistance moindre mais comparable à celle des tubulures d’acier. Sa plus grande souplesse lui permet de résister à de fortes poussées. Si la poussée est exercée par un fluide, elle aura une moindre empreinte sur l’arrondi des bambous.
Aki est un peu inquiet pour la glace. Les Târâgonautes n’y avaient guère pensé. Nous aurons forcément de la glace sur le pont, provoquée par la pluie, la neige ou les embruns. Comment vont réagir les turbines ?
– Nous pourrions les couper et n’utiliser que celles immergées, propose Aki. Nous perdrons de la puissance, mais elle sera compensée par les forts courants qui alimenteront probablement le bord avec suffisamment d’énergie.
Je n’en suis pas si sûr, car nous en dépenserons beaucoup à nous chauffer et à nous éclairer pendant les longues nuits de l’hiver austral ; et les panneaux solaires risquent de ne pas être très efficaces avec les journées courtes et un ciel souvent bouché.
Il est fort possible aussi que les matériaux souffrent d’être exposés au gel. Nul ne sait comment réagira la fibre de bambou.
Nul ne le saura jamais sans en faire l’expérience.
– Que peux-tu bien être venu fuir ici avec nous ?
Kalinda et moi sommes restés à bord cette nuit. Nous avons dîné, puis nous avons tout éteint. Nous sommes sortis sur le pont éclairé par la lune décroissante.
– Fuir ?
Nous avons jeté un tatami sur l’une des caisses qui protège les turbines, puis nous avons contemplé la brume effacer lentement les étoiles et la lune pour nous plonger dans une obscurité où seule se diffusait la lueur des feus de position.
Nous avons senti des gouttes tomber, puis nous les avons entendues alors qu’elles se faisaient plus serrées. Nous les avons vues enfin dans les lumières diffuses de la brume que la pluie rendait moins épaisse.
– Peu m’importe ce que tu fuis, si je n’étais certaine que tu t’enfuiras d’ici aussi.
Nous avons plongé et nagé longuement, puis nous sommes revenus nous étendre sur le tatami détrempé.
– Que fuis-tu, demande encore Kalinda. – Je ne fuis rien. Qui t’a dit que je fuyais ? – Je l’ai demandé au Seigneur des Choses qui ne Sont pas ce qu’elles Paraissent.
Le Seigneur des Choses qui ne Sont pas ce qu’elles Paraissent est une déité des plus intéressantes dont je n’avais pas encore trouvé l’occasion de parler. Il est associé à la rivière Palamocat qui arrose les quartiers sud de Citagol.
– Je n’ai jamais rien fui hélas, ce sont les courants de la vie qui nous arrachent des mains ce que nous croyons tenir. – Paroles ! Tu fuis je ne sais quoi, et tu vas repartir. Ose me dire que tu ne vas pas repartir.
Je ne suis pas sûr qu’il convienne que je conte des choses de ce genre dans mes carnets en ligne. Si je pouvais seulement faire sentir à Kalinda combien je ne veux pas la quitter…
Notre ami Djanzo est hanté par une très vieille question de mathématique, celle du nombre irrationnel π. Pourquoi le calcul de π ne peut-il aboutir à un nombre fini de décimale, ou au moins au retour infini d’une même séquence de chiffres. Djanzo n’en sait rien bien sûr. Il serait sinon un personnage célèbre. Il nous a pourtant fait part de quelques réflexions bien troublantes à ce propos.
Le nombre π est une clé, celle de la porte qui ouvre le passage entre deux géométries qui restèrent inconciliables pendant une grande part de l’antiquité, aux temps où la géométrie était à peu près synonyme de ce que nous appelons aujourd’hui mathématique : celle des surfaces et des volumes, et celle des angles. Chacune de ces géométries reposait sur une base distincte ; la première avait une base décimale ou duodécimale, la seconde reposait sur la base soixante. Les deux mathématiques n’avaient donc pas les mêmes nombres, et avaient même des concepts de nombres sensiblement différents. Pour la première, en effet, les nombres étaient des collections d’unités ; pour la seconde, ils étaient des divisions de l’unité, en l’occurrence, les trois-cents-soixante degrés du cercle.
Π est le passe entre ces deux univers mathématiques, et en même temps le hiatus. Il nous permet de passer, oui, mais sans une exactitude absolue, avec une valeur seulement approchée.
Aki s’est montré fortement intéressé par ces réflexions, et il nous a montré une capacité de profondes réflexions sur les caractères les plus abstraits des mathématiques. « Je pense qu’il vaudrait la peine de réexaminer cette question à l’aide d’une base hexadécimale », a-t-il suggéré. « Nous disposons de machines dotées de fortes puissances de calcul et qui utilisent nativement l’hexadécimal ; il m’étonnerait que personne ne s’y soit essayé encore. »
« C’est que l’hexadécimal n’est pas facile à manipuler par l’esprit humain, pour lequel il est loin d’être aussi natif que pour les machines », lui objecte Djanzo.
« C’est parce que nous nous acharnons à noter l’hexadécimal avec les chiffres du décimal, et que nous remplaçons par des lettres ceux qui nous manquent. » Aki mord dans la tomate crue que je viens de ramener du jardin, seulement coupée en deux par le milieu et assaisonnée d’une pincée de poivre. Il paraît trouver ça fameux en s’essuyant les lèvres d’un revers de main avant de continuer. « C’est un peu comme compter en décimales avec des chiffres romains. Personne ne s’est seulement soucié de donner des noms aux seize chiffres. Comment pourrait-on les utiliser de façon intuitive, quand nous devons nous en remettre à des programmes pour assurer leur conversion ? »
« Tu as probablement raison », lui répond Djanzo, « Il y a une inconséquence et une paresse à ne pas tirer les conséquences de l’invention de George Boole… »
« Ne te presses pas tant de répondre », le coupé-je, « prends tout le temps nécessaire à humer ta tomate. Ne crains pas que l’attention que tu lui accordes te fasse perdre le fil de ta pensée ; au contraire, trame ce fil avec celui de tes sensations, il n’en sera que plus solide. » Mes amis apprécient visiblement mes tomates, et mon interruption les fait sourire.
« Tu as probablement raison, Aki », reprend quand même Djanzo, « mais je crains que tu ne t’imagines que les nombres, selon qu’ils sont exprimés dans une base ou une autre, deviendraient des entités différentes. Même exprimés dans des ensembles distincts, ils ne changent pas dans leur essence. Prends par exemple le rationnel ½ : est-il un autre nombre que l’entier naturel 0,5 ? Les deux expressions auraient-elles des propriétés différentes ? »
« Leurs propriétés ne deviennent peut-être pas différentes », répond Aki. « mais certaines d’entre elles sont rendues plus ou moins évidentes. Il y a peut-être des façons plus intéressantes d’exprimer π, autres que celles d’un irrationnel désigné par une lettre grecque, ou de sa valeur approchée en entiers naturels. L’histoire en a connu d’autres. Les écoles de marine se sont longtemps contenté de √10, ce qui n’est peut-être pas avantageux pour la précision, mais certainement pour la rapidité de calcul. »
Il détache de sa grappe une nouvelle tomate encore humide de l’eau avec laquelle je les ai rincées, hume un instant l’arôme qui se dégage dès que le fruit est séparé de sa tige, puis il ajoute amèrement avant d’y enfoncer son couteau, « mais aura-t-on besoin bientôt d’officiers de marine qui calculent encore quelque chose ? »
Ce pays est formidable, il y fait beau toute l’année, et les fruits et les légumes poussent en toute saison. Il suffit de planter, de cueillir, demeurant tout au plus attentif à la lunaison. La pluie la plupart du temps nous dispense du soin d’arroser. On doit seulement être attentif à ses dégâts. Les orages de mousson ici vous emporteraient un jardin comme rien.
À bord du Târâgâlâ, les conversations s’éloignent souvent des préparatifs du voyage.
« Il est de mode de prétendre que les expériences du Nouveau Roman n’étaient que des excentricités d’intellectuels maintenant oubliées », dit Aliona. « Il est pourtant facile d’observer que les téléfilms et les séries les plus conventionnels et produits industriellement ne savent plus se passer des procédés du Nouveau Roman. C’est que tous ces travailleurs à la chaîne du scénario ont étudié Michel Butor et Jean Ricardou à l’université. Ils ont suivi les cours et les ateliers de creative writing. Aussi bien que tant d’autres, les techniques du Nouveau Roman se révèlent parfaitement exploitables industriellement. » J’observe qu’Aliona s’intéresse beaucoup aux théories littéraires des deux siècles précédents, de même qu’Aki est fortement attiré par les abstractions mathématiques. En quoi cela a-t-il bien pu les pousser à parcourir les mers froides, à moins que ce ne soit l’inverse ?
« Je reconnais que ceci ne plaide en rien pour les théories et les œuvres de ces nouveaux romanciers », continue Aliona, « puisque leurs sous-produits industriels sont plutôt médiocres. Les théories et les œuvres ne sont cependant en rien responsable de cette médiocrité, mais seulement le mode de production industrielle. »
Naviguer incite probablement à lire, écrire et étudier, si l’on ne se laisse pas distraire du moins, si l’on parvient à résister aux passe-temps rendus addictifs par l’ennui et le confinement. Les lettres et les mathématiques exigent peu de matériel et d’espace, surtout depuis une bonne dizaine d’années où la lecture à l’écran est devenue plus confortable.
Je sais aussi qu’il est stimulant de réfléchir en regardant la mer, fût-ce à travers un hublot, en regardant les nuages surtout, que la distance déforme à l’horizon. J’en induis qu’Aliona et Aki feront d’excellents compagnons de voyage.
« On a beau dire », me confie aussi Aliona, « les usages, les modes selon lesquels on réalise et l’on fait circuler les ouvrages artistiques et littéraires au cours d’une époque et dans une civilisation particulière, influencent profondément ces arts et ces littératures, jusque dans leurs principes les plus profonds. Imprimer des livres et les vendre dans des librairies, ou peindre sur des toiles et les encadrer pour les accrocher à des murs, ce sont des aspects de toute évidence contingents, mais ils changent tout. »
C’est la première fois que je me retrouve seul avec Aliona. Nous avons emprunté un cyclo et nous sommes descendus en ville comme deux adolescents. Je l’ai conduite jusqu’à la place ombragée que j’avais tant appréciée pendant les premiers jours de l’été. Du moins, je l’ai guidée, mais je l’ai laissée piloter. Je n’aime guère faire du cyclo.
« Rien n’est moins évident », ajoute-t-elle, « que de peindre sur des toiles et de les encadrer. Je crois qu’aucune autre civilisation ne l’avait fait avant. Il est bien différent de peindre ou d’écrire sur des rouleaux de papier ou de soie, et de les enfermer dans des boîtes. Ce ne sont que des aspects accessoires, mais ils ont des effets très profonds sur la nature du travail littéraire ou artistique. »
Nous avons pris un café sous les branchages, puis un alcool – elle a voulu une vodka et je l’ai accompagnée, faute de trouver dans toute l’île des eaux-de-vie acceptables – puis un autre, une sorte de saké local. Elle m’a fait remarquer un nid dans les branches sur nos têtes. En fait, on trouve un nid dans presque chaque arbre de la place, quand on y prête attention.
« Tu vois », dit-elle encore, « il ne m’importe plus guère que ce que j’écris soit imprimé dans des livres ou des revues ; il ne m’importe pas davantage de faire des lectures publiques. Et pourtant ce désintérêt me laisse dans un vide. C’est comme un manque de contraintes, dans le sens où la mécanique, ou plus précisément la statique, emploie ce mot. C’est comme construire une arche sans portants ni tirants. Les modes de production génèrent des règles implicites pour l’esprit, et nous nous en servons de points d’appui. »
Il semble que nous ayons tacitement décidé tous les quatre de nous retrouver en tête-à-tête le plus souvent possible. C’est sans doute une bonne idée avant d’être enfermés à bord du Târâgâlâ.
– Pourquoi alors ne te soucies-tu plus de faire imprimer tes écrits, ni de les lire publiquement ?
– Cela m‘arrive encore à l’occasion, mais il m’est toujours plus dur de le faire candidement. Il me semble que, pour que de telles règles fonctionnent, on doit pouvoir s’y abandonner en toute candeur. On ne peut suivre des règles pour la seule raison qu’on aurait besoin de contraintes sur lesquelles prendre appui. Sinon, il s’agit seulement d’un jeu futile, et qui produit des ouvrages futiles. Pour que de telles règles fonctionnent, il faudrait ne pas devoir y penser ; elles devraient s’imposer comme si elles étaient naturelles.
– Et elles ne le font plus ?
– Non.
– Oui, souvent la candeur est nécessaire pour éviter la futilité.
– Tu comprends, donc ; et la candeur, ça ne se décide pas.
« Les choses qui ne sont pas ce qu’elles paraissent », il y a un mot, et un seul, en citangolais pour désigner cela. Il y a même un dieu. Oui bien sûr, il existe en français des mots qui se rapprochent de cette idée : équivoque, trompeur, énigmatique, double, évasif, douteux, vague, courbe, oblique, détourné, ambivalent, équivoque, amphibologique… Nous avons le plus littéral mais entendu en une autre acception, « pervers ». Nous avons même nous aussi un dieu : Janus ; mais on voit bien que ce n’est pas exactement la même idée.
Concevoir que des choses ne seraient pas ce qu’elles paraissent, c’est supposer que la plupart du temps, les choses sont bien ce qu’elles paraissent, et ce n’est pas une remarque triviale. La plupart du temps, l’être et l’apparence n’ont aucune raison de diverger.
Dire que des choses ne seraient pas ce qu’elles paraissent, ne suppose en rien qu’elles mentiraient, qu’elles seraient pour cela déguisée, qu’elles tenteraient de se cacher, ou d’être cachées, camouflées, ou trompeuses d’aucune façon. Elles ne sont pas ce qu’elles paraissent, c’est tout.
Par exemple, une planète n’est pas l’étoile qu’elle paraît être. Une longue et attentive observation est nécessaire pour distinguer une planète de l’étoile qu’elle paraît être. Il dut falloir un grand sens de l’observation à nos ancêtres pour distinguer les planètes des étoiles ; pour s’apercevoir qu’elles ne se déplaçaient pas de la même façon ; qu’elles revenaient parfois sur leur pas, etc.
Il leur fallut beaucoup de temps sans doute pour s’apercevoir qu’elles ne suivaient pas le mouvement régulier du ciel nocturne comme elles paraissaient le faire ; qu’elles s’y déplaçaient librement, et de façon imprévue. Il fallut à nos ancêtres croire longtemps que le déplacement des planètes était aussi imprévisible qu’il le paraissait, pour qu’ils parviennent à le prévoir ; pour qu’ils découvrent que leur mouvement non plus n’était pas ce qu’il paraissait être.
Quand une chose n’est pas ce qu’elle paraît, cela ne veut pas dire que ce qu’elle est ne soit pas perceptible, ni même parfois évident. Par exemple, des pierres tombent du ciel ; très tôt des hommes ont bien vu que des pierres tombaient du ciel, mais ils ne parvenaient pas à le croire. Parmi les savants des Lumières, on a pu affirmer que si une pierre tombait du ciel, c’est qu’un vent puissant avait dû d’abord l’emporter.
Que des pierres tombassent du ciel était une évidence, mais à laquelle on ne pouvait se rendre. C’était une évidence, mais dérobée par l’apparence. Cela mérite bien un paradigme, cela mérite bien d’être saisi en un concept et un seul.
« Je m’étonne dans un de mes derniers écrits que presque tous les savants de la fin du XVIIIe, dont Lavoisier, aient nié l’existence des météorites. Il leur paraissait exclu que des pierres pussent tomber du ciel. Dans ces conditions, je me suis hasardé à présenter comme l’une des composantes les plus remarquables de l’esprit scientifique le goût, sinon la recherche, de ce que j’aimerais nommer les vérités invraisemblables, ou les évidences dérobées, celles qui paraissent d’abord bafouer le bon sens et les convictions acquises. Entre la vraisemblance et l’évidence, c'est l’évidence qui toujours doit l’emporter, c’est-à-dire la formule ou la description qui s’accorde le plus strictement avec la cohérence fortement établie, mais jamais définitive, d’un ensemble de données aussi étendu que possible. Si une raison abusée ou une logique trompeuse en sont scandalisées, c’est à elles qu’il appartient de se réformer. L’invraisemblance n’est certes pas indice de vérité, mais elle ne doit jamais pouvoir en détourner. De même, le déraisonnable n’est pas toujours preuve d’erreur. Rédimé, il est au contraire instrument de découverte. » Roger Caillois. Cohérences aventureuses.
Caillois a raison dans ces lignes, où il donne incidemment la meilleure définition du Surréalisme : c’est bien la raison qui est trompeuse ; c’est l’apparence du raisonnable qui nous dérobe l’évidence.
Nous sommes tous allés au restaurant en ville, presque toute l’équipe qui travaille sur le Târâgâlâ. Ziad nous a tous invités près du port, dans les quartiers populaires, bien plus vivants que là où j’avais passé quelques jours dans l’appartement qui m’avait été prêté. Ces restaurants dont les terrasses envahissent les places et les trottoirs offrent la nuit l’image d’un joyeux désordre. On y est de sortie par familles entières, et comme entre vastes tablées tous sont pour la plupart des voisins, chacun se connaît plus ou moins.
Les repas sont un peu bruyants, cependant nous sommes en Asie où les gens sont d’un naturel plus calme et plus discret qu’ailleurs. On se parle d’une table à l’autre, d’un trottoir à l’autre, mais on n’élève pas plus la voie qu’il n’est nécessaire. On parle vite mais sans crier vraiment, ou juste ce qui faut lorsqu’on est loin des gens. Seuls les enfants crient comme ailleurs, car absolument toute la famille est de sortie. Quelques poussettes ont même été glissées entre les chaises. On n’est pas bruyant comme on le serait à Naples, à Barcelone ou à Marseille, mais on doit aussi couvrir la voix des chanteurs de rues.
Il fait chaud, les gens sont en débardeurs, certains hommes sont torse nu, les cheveux souvent cachés sous des bandeaux, des foulards noués à la façon des pirates. On y plaisante, on rit. On se lève, on circule, on croise les serveurs qui se contorsionnent pour ne pas renverser leur plateau, on va échanger quelques mots à une table ami.
On entend encore un air saccadé à la mode, que résonne déjà une mélodie traditionnelle. On a une façon bien singulière d’être tout à la fois en foule, entre intimes, et tranquillement seul. Car je sens bien que j’aurais pu venir manger seul, je n’aurais pas fait tache. On m’aurait tout à la fois accepté et ignoré. On aurait parlé à mon côté sans être indisposé par ma présence, on m’aurait suffisamment prêté attention cependant pour me passer le sel avec un aimable sourire si j’avais fait mine de le chercher, mais sans se sentir obligé de forcer davantage la relation, ni non plus de la rejeter.
Ce soir, on n’a pas déroulé les bâches au-dessus des tables. Le ciel est dégagé, mais souvent la pluie peut surprendre à Citagol.
Parfois, quand je suis à bord du Târâgâlâ, il me paraît un vaisseau spatial ; un vaisseau spatial fait d’un étrange bois. Dans les nuits sans lune, quand la mer est calme, je m’y sens dans le vide sidéral, au sein d’un vaisseau fait d’un matériau du futur. La fibre de bambou a été améliorée pendant mon absence de cet hiver. Elle ressemble à du bois par sa texture et sa couleur, mais aussi un peu au plastique. En fait le plastique est une matière assez proche du bois, très carbonée lui aussi, et il est en réalité un dérivé de bois, un produit du pétrole et donc des grandes forêts englouties au carbonifère.
Le matériau évoque un peu plus maintenant la bakélite, mais ce n’est rien de tout cela, c’est de la fibre de bambou. Toutes ces substances qui n’avaient cessé tout au long du vingtième siècle de devenir des matières pauvres, caractéristiques des objets bon marché qui emplissent les solderies, sont redevenus au cours de ses dernières décennies des matériaux nobles, grâce à l’électronique. Elles sont redevenues des substances agréables au regard et au toucher.
J’éprouve un plaisir très particulier à poser mes doigts sur le clavier de mon Lenovo, que je n’avais pourtant pas payé cher, qui n’est pas une machine très puissante et dont l’écran est d’une qualité médiocre. Le clavier cependant est pour moi le plus précieux, dont les touches sont bien disposées et lisibles. Il fait des programmes et de la machine les prolongements naturels de mon corps ; et de mon travail, une activité très manuelle.
Ces substances ont paru un temps n’avoir plus aucun rapport organique avec la terre. Elles en retrouvent maintenant. La coque de plastique noir de mon Lenovo évoque un matériau puisé dans les profondeurs telluriques. Du pétrole brut durci ; ou encore du goudron, ou de ces masses d’algues échouées sur les rivages qui se décomposent en une pâte noire.
Je songe qu’à ma connaissance aucun ouvrage de science-fiction n’a encore imaginé les matériaux nobles d’un possible futur, ni même remarqué ceux du présent. C’est précisément ce que m’évoque le bord du Târaĝâlâ ; moins un engin de science-fiction, que celui d’une possible science-fiction.
– Tu as raison, me dit Ziad. Tous les matériaux précieux nous ont toujours rappelé qu’ils avaient été arraché des entrailles de la terre : pierreries, métaux rares…
– Il y a cependant une grande différence, reprend Aki. Ces matériaux sont le produit aujourd’hui d’une industrie complexe qui ne serait plus accessible à un groupe d’artisans.
– Je ne sais pas, lui répond Ziad. La fabrique de la fibre de bambou est quasiment artisanale ici, même si elle demande la collaboration de quelques établissements distincts. Elle est récente et n’a pas eu besoin d’ingénieurs si savants, ni d’une main d’œuvre expérimentée. Les techniques et les savoirs ne sont pas tellement plus complexes ni plus cachés qu’ils l’ont toujours été. À ce compte, tente de construire un stradivarius dans ton garage, alors qu’il n’y a pourtant rien de mystérieux ni dont tu ignorerais les principes dans sa structure ; ni de matériaux, ni d’outils bien difficiles à se procurer.
– Tu n’as qu’à aller dans la forêt pour te tailler un arc, ajoute Kalinda. Tu pourras le comparer à ceux des Chinois antiques ; à supposer que tu aies trouvé une hachette, ou encore que tu aies su en tailler une de suffisamment effilée dans un silex, puis la fixer assez solidement à un manche de bois. Tu pourrais même connaître les techniques qui s’employaient en Chine, à base de lattes de bois rares, de cuir, de cornes taillées en lamelles et de colles végétales à chaud. Ces arcs étaient plus précis et plus puissants que ceux que l’on fabrique aujourd’hui en fibre de verre, équilibrés par des balanciers métalliques.
– Il existe certes des modes de production qui semblent conçus précisément pour que celui qui travaille n’ait rien à apprendre ni à comprendre, commente Ziad. Il y a aussi des manières d’organiser les savoirs de telle sorte qu’on ne puisse d’où qu’on les regarde s’en faire une vue synthétique, mais tout cela ne témoigne en rien d’un progrès des sciences ni des techniques.
– Dans l’histoire des sciences et des techniques, ajouté-je, les progrès ont été plutôt l’effet de réformes de l’entendement qui allaient en un sens tout contraire.
J’ai rêvé de Kalinda, et, en me réveillant, je l’ai découverte dans mes bras. Me sentant éveillé, elle s’est serrée davantage contre moi. Il y a des moments où, décidément, le rêve et l’éveil s’entrechoquent étrangement.
L’explication la plus raisonnable serait que, dans mon sommeil, je l’aie sentie s’approcher de ma couche, puis s’allonger près de moi, et, sans me réveiller, j’aie inséré dans mon rêve sa présence. Cette explication est plus raisonnable que celle, inverse, qui tiendrait que mon rêve l’ait attirée ; qu’elle soit venu me rejoindre parce qu’elle aurait pressenti que je rêvais d’elle, peut-être dans son propre sommeil.
Perçue à travers de telles circonstances, on sent bien les limites de l’idée de causalité. « Si Mach écarte la causalité de la description physique », écrivait Xavier Verley, « c’est parce qu’elle repose sur une asymétrie temporelle venant de ce que la cause précède l’effet : la linéarité de la succession causale n’est pas compatible avec l’idée physique fondamentale de relation de dépendance mutuelle des éléments. » (Mach, un physicien philosophe, PUF 1998.)
Oui, c’est bien cela que j’ai ressenti en cette occasion ; ni l’idée d’une improbable transmission de pensée, ni moins encore celle d’une prémonition, mais bien plutôt celle de relation de dépendance mutuelle ; celle aussi d’une identité organique du rêve et de l’éveil.
Tout est prêt, nous appareillerons demain. Nous avons embarqué plusieurs barils de propylène glycol, au moins aussi efficace que l’éthylène glycol mais sans danger pour l’organisme, même si l’on en ingère avec l’eau potable.
Le propylène glycol est un antigel ; il est souvent utilisé dans l’industrie alimentaire et pharmaceutique. C’est toutefois un produit à surveiller de près, car il possède un point éclair très bas. Si par malheur il s’enflamme, on ne doit pas chercher à l’éteindre avec de l’eau, qui pourrait alimenter le feu.
(Je m’interroge quelquefois sur l’intérêt de tous les détails que je note dans mes carnets. Il m’arrive de m’appliquer à moi-même, perplexe, cette question des manuels de littérature scolaires : « quelles sont les intentions de l’auteur ? »)
© Jean-Pierre Depétris, avril 2017
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